Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Lucinde fait la rencontre de Gustave, vieil imprimeur ayant la joie d’avoir à sa disposition deux presses rutilantes, mais n’aimant pas à avoir des intrus dans son atelier. Cela dit, comme Lucinde lui a fait un gentil compliment sur la belle apparence de ses presses…
— Hum ! Vous vous y connaissez, en presses ?
— Non, je vous avouerai que c’est la première fois que j’en vois. Elles sont bien impressionnantes, voirement !
— C’est bien normal que cela, je fais tout pour qu’elles le restent le plus longtemps. Z’aimeriez que j’vous esplique leur fonctionnement ?
— Oh ! Rien ne me ferait plus plaisir ! Je vous écoute, monsieur Gustave.
— Alors voilà… mamzelle comment déjà ?
— Lucinde.
— Alors voilà, mamzelle Lucinde, c’te gentille presse, c’est pas compliqué. Imaginez que c’est comme une grande donzelle, une même un peu coquine, ouais ? Mais point dans l’sens de gueuse, attention ! Donc, vous avez ces rouleaux, là, qui sont comme des rouleaux à pâtisserie si vous voulez, mais en métal. Quand vous mettez une feuille avec l’encre sur le moule d’impression entre ces cylindres, ils appuient dessus comme ça, en poussant l’encre dans le papier. Puis y’a ces engrenages, comme des petites pièces de puzzle, qui font tourner tout ça. J’vais pas trop vous espliquer comment ça se passe sous la carrelure, faut laisser le mystère, un peu comme c’qui s’passe dans la culotte d’une femme quoi (sauf votre respect) ! Bref, ça s’active méchamment là-dedans et hop ! z’avez une impression toute belle sur la feuille, comme par magie ! C’est grâce à tous ces leviers et trucs, vous voyez ? Par contre faut pas qu’ça bavoche. En fait, imprimer une feuille c’est un peu comme donner un baiser à une culotte, faut être hardi mais aussi délicat, vous comprenez.
En fait, ce que Lucinde comprenait surtout, c’était qu’elle viendrait chaque jour saluer le brave Gustave pour se délasser d’un bon rire une fois son travail terminé.
— J’ai parfaitement compris, en vérité tout cela est bien merveilleux. Mais combien vous faut-il d’heures pour imprimer tous les exemplaires qu’Henri doit ensuite aller vendre ?
La mine radieuse de Gustave s’assombrit.
— Oh ça… ça… ça dépend de plein de trucs…
— Quoi, par exemple ? demanda imprudemment Lucinde qui ne remarqua pas les signes que lui faisait Henri pour lui demander de ne pas insister.
— Eh bien… eh bien…
On sentait qu’il se contenait pour ne pas laisser échapper de vieilles rancœurs rances. Instinctivement, Lucinde comprit qu’elle avait intérêt à revenir sur les presses.
— En tout cas, vos deux presses doivent bien vous aider une fois qu’elles sont mises en branle.
Erreur fatale ! Lucinde comprendrait plus tard pourquoi ces innocentes paroles fit passer le visage de Gustave à travers une palette de teintes situées entre le livide et le terreux.
— Bien ! intervint Henri. Ce n’est pas le tout Gustave, mais nous allons te laisser, j’ai la visite à achever avec Lucinde.
— Comment ? Il y a d’autres pièces ? Mais je croyais que c’était la dern…
Elle n’acheva pas car Henri la saisit par le bras avant de l’interrompre.
— Non-da, j’en ai oublié une. Au revoir Gustave, nous devons faire vite car ensuite je dois filer pour écouler un autre paquet d’exemplaires !
Et ils plantèrent là le pauvre imprimeur, ruminant on ne savait quelles sombres pensées.
Dans la rue, Lucinde voulut savoir la raison de cette retraite précipitée.
— C’est tout simplement parce que tu as inconsciemment levé des sujets de chagrin chez l’ami Gustave. Les imprimeurs ont toujours été d’éternels mécontents qui estiment qu’ils ne sont pas assez rétribués pour le temps qu’ils passent sur leurs machines. Il ne se passe pas une septaine sans que Gustave menace de chier dans le cassetin aux apostrophes, comme il dit.
Regard interdit de Lucinde qui ne comprit pas l’expression.
— Tu as dû apercevoir non loin des presses une multitude de petits casiers. Ce sont les cassetins, où l’on met les lettres en métal que l’on attrape pour les disposer sur un composteur. À chaque cassetin correspond une lettre ou un signe de ponctuation. Le cassetin aux apostrophes est le pire car c’est le plus petit par sa taille et les caractères sont un cauchemar à saisir. Bref, chier dans le cassetin aux apostrophes signifie tout simplement donner sa démission.
— Mais pourquoi ? demanda Lucinde sans se formaliser de la rudesse de l’expression expliquée par Henri.
— Pourquoi donner sa démission ? Comme je viens de le dire, c’est là une vieille manie d’imprimeurs qui sont tous pareils. Ils ne font que deux choses : imprimer et chouiner. Il ne démissionnera pas, va ! Il est trop content de pouvoir exercer son travail dans les conditions permises par dame Isolde. Mais voilà, l’acomptable est à proximité et ne cesse de maintenir la pression pour qu’il y ait le moins de défets possibles, prétextant la hausse du coût du papier et de l’encre et cela, Gustave ne l’accepte pas.
— Mais il ne doit pas y avoir que ce motif. Il a nettement changé d’expression quand je lui ai dit qu’il était bien aidé par ses machines.
— Oui, quand elles se mettaient en branle, as-tu dit.
— C’est cela même.
— Gustave ne supporte pas les sous-entendus sur ses presses bien-aimées. Enfin, si, mais uniquement de sa part (tu l’as entendu) parce que lui estime qu’il sait rester respectueux envers elle. Ce qui n’est pas le cas de deux ouvriers qui savent très bien ce qui peut l’irriter et qui en profitent en commettant de sales sous-entendus pour le mettre en rage.
Expression de la plus parfaite incompréhension chez Lucinde.
— Mais quels sous-entendus ? Je n’ai rien dit.
Lucinde n’avait pas besoin de le préciser. Alors qu’il avait commencé à lui donner un semblant d’explication sur l’ombragement de Gustave, Henri avait d’instinct senti que la propreté de la jeune fille était incapable d’être entachée de la souillure de sens que pouvaient avoir certains mots. En réalité, le terme branle (et toutes ses variations : branler, branleuse, branlement, etc.) était un mot que les deux ouvriers évoqués n’avaient de cesse d’utiliser pour faire arager leur chef qui ne supportait pas que l’on comparât ses deux belles protégées à deux gourgandines en perpétuelle extase.
— Il a dû mal entendre ou comprendre, se contenta de répondre Henri. Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grand-chose.
Ce court échange n’avait duré que le temps d’arriver à l’intersection entre la rue de la Femme sans tête et le passage des Chamaillards. Henri devait suivre la première, Lucinde la seconde.
Il fallait donc prendre congé.
Chose estrange, alors qu’un début de camaraderie avait commencé à s’esquisser, une gêne s’abattit sur les deux jeunes gens, sur Henri en particulier, pourtant le plus habitué des deux à pratiquer une familiarité de ton.
Quant à Lucinde, la gêne avait une origine bien particulière : elle brûlait de lui demander s’ils se reverraient bientôt à La Gazette, consciente que leurs heures de travail ne seraient pas les mêmes, lui travaillant le matin, elle en fin d’après-midi. Mais le demander à un garçon, c’était bien hardi que cela. Elle parvint cependant à marmonner un vous avez fini pour aujourd’hui ? vous ne repasserez pas à la gazette ? questions innocentes qui eurent pour vertu de faire ressentir au garçon un tressaillement de plaisir allant de la nuque au boyau culier en passant par le baril, la ratelle et le foie.
— Non-da. Enf… enfin s…si , peut-être, bredoubafouilla-t-il.
Lui qui allait emprunter la rue de la Femme sans tête, il ne comprenait pas que lui aussi en manquait subitement, lui si habile à persifler et à beffler avec les passants lorsqu’il vendait ses exemplaires chaque matin. Un à bientôt ! parvint malgré tout à s’échapper de ses lèvres avant qu’il ne reprenne son chemin assez malotrutement, laissant Lucinde aussi circonspecte qu’après avoir sorti une parole malheureuse en présence de Gustave.
Mais au moins le passage des Chamaillards eut-il pour vertu de ne point lui chamailler l’esprit. Assez vite, un étourdissement lui revint, celui de se dire qu’enfin, ses parents ne l’auraient plus à leur couture. À la fin de la première septaine, elle aurait ses premiers gages et connaîtrait enfin le plaisir d’organiser son propre argent. Cette belle perspective fut d’ailleurs si vive dans son esprit qu’elle se dit ceci : Mais au fait, pourquoi attendre ? Cela fait tellement de temps que je restreins mon état, que je vis comme une musaraigne parcimonieuse sans m’octroyer le moindre plaisir. Combien me reste-t-il ? De quoi vivre chichement durant deux mois. Ah ! Se dire que je n’aurai bientôt plus à me nourrir de pain ou de pommes de terre ! Non, autant anticiper. Aujourd’hui, c’est fête ! Je puis me récompenser d’avoir obtenu ce poste de correctrice qui va de toute façon subvenir à mes besoins. Et puis, il faut que je soigne ma mise puisque je vais travailler au milieu de personnes sans doute bien mieux habillées que moi. Allez, utilisons la moitié de mon pécule pour se faire plaisir et gardons l’autre pour les jours avant de recevoir les premiers gages.
Et de redoubler le pas pour gagner au plus vite sa mansarde dans laquelle elle délivra un bas de laine d’une bonne moitié d’écus qu’elle y avait précieusement cachés. Aussitôt ressortie, elle fila en direction de la Traversaine, beau quartier dans lequel se trouvaient des échoppes arborant des prix un peu hors de portée pour les finances d’une correctrice dans une gazette mais où se trouvait aussi un petit marché que Lucinde avait eu le temps de parcourir sans jamais rien acheter, le cœur bourrelé de vives tentations.
Les marchands la virent arriver trois lieues à l’avance : cette mine réjouie, les yeux furetant en tous sens, ce petit panier vide surtout ne demandant qu’à être comblé, c’était typique de la petite oie toute frétillante d’une somme rondelette à dépenser. Aussitôt leurs yeux se plissèrent, le bas de leur visage sembla s’allonger tandis que leurs oreilles prirent une forme pointue et que leur chevelure se teinta de roux. Sans s’en rendre compte, Lucinde pénétrait dans un marché qui avait subitement l’allure d’une gigantesque tanière à goupils qui rivalisèrent d’audace et recouvrirent leurs paroles d’une triple dose de miel afin de faire acheter à la binocleuse tout et surtout n’importe quoi :
Gentille demoiselle, avec vos yeux brillants et votre charme, nos bijoux feront de vous une reine parmi vos courtisans !
Ah, jeune bellotte demoiselle, votre grâce et votre élégance sont dignes de mes plus belles étoffes. Venez, laissez-vous envelopper de luxe et de confort, vous le méritez !
Ma chère demoiselle, avec votre délicatesse et votre bon goût, nos épices rares et parfumées transformeront vos simples plats en festins dignes des rois ! Laissez-vous donc tenter !
Oh, charmante jeune fille, vos mains délicates méritent d’être parées des plus fins gants en cuir que vous trouverez dans tout le marché. Venez, laissez-moi vous montrer notre sélection exquise !
Jeune et gente femme, votre teint frais et votre beauté radieuse méritent les soins les plus exquis. Nos lotions et onguents vous promettent une peau d’une douceur incomparable, digne des fées des contes de votre enfance (fées qui ont dû se pencher sur votre berceau au moment de votre naissance) !
Ce n’était là que flatteries, Lucinde le savait. Mais comme elle n’avait jamais été le genre de fille que l’on remarquait, cela ne lui fit pas moins plaisir. Et puis, se demandant si la familiarité d’un certain jeune colporteur ne cachait pas un tendre intérêt pour elle, Lucinde avait envie de croire qu’une douce transformation se produisait en elle pour susciter ainsi l’intérêt des marchands. Elle succomba à de premiers achats en se procurant une paire de gants en lin, une adorable paire de boucle d’oreilles en étain ciselé, un pot d’espic venant d’Ohini (une épice assez onéreuse) ainsi qu’un onguent à base de lait de biche permettant d’avoir les mains blanches et douces. Elle avait hésité pour une belle étoffe mais, ayant une autre idée en tête, elle était parvenue à se retenir.
En revanche elle ne se retint plus quand d’autres vagues de flatteries et de tentations la submergèrent :
Jeune demoiselle à lunettes, avec votre intelligence et votre curiosité, nos livres anciens et nos parchemins vous ouvriront les portes de la connaissance et des secrets oubliés !
Oh, belle demoiselle, vos pas légers et votre démarche gracieuse méritent d’être chaussés des plus beaux eschapins que vous trouverez dans tout le marché. Venez, laissez-moi vous présenter notre collection exceptionnelle !
Hay ! Mademoiselle, votre voix douce et vos mots choisis méritent d’être écrits avec les plus distingués ustensiles que j’ai à vous offrir. Venez, laissez-moi vous montrer nos plumes les plus délicates et nos encres les plus vibrantes !
Ahoy, jeune aventurière ou princesse en herbe ! Avec nos jouets d’aventure et nos poupées royales, chaque jour est une nouvelle histoire à explorer et à vivre ! Venez, laissez-vous entraîner dans un monde d’aventures et de féerie !
Hé là, amateurs de nicotiane de qualité et de pipes authentiques ! Chez nous, vous trouverez les meilleurs mélanges et les pipes les plus raffinées pour accompagner vos moments de relaxation et de contemplation !
Et c’est ainsi qu’elle acheta un recueil de poèmes d’une obscure poétesse (recueil intitulé Chants d’éther et de brume), une paire d’eschapins alors à la mode au Kirkland, de l’encre du Shimabei, une poupée figurine représentant une Callaïde ainsi qu’une pipe pour femme (juste pour la décoration). Cela commençait à faire beaucoup, elle en avait confusément conscience, mais à chaque nouvel achat, elle se disait : Allons ! C’est exceptionnel, c’est jour de fête. De toute façon comme je commence à travailler dès aujourd’hui pour gagner mon argent, je puis bien me le permettre.
Elle finit cependant par sortir de la tanière mais non pour rentrer chez elle. Avant cela, elle avait un dernier achat à effectuer. Ses pas la menèrent dans une rue où elle savait que se trouvait une échoppe au nom plein de promesses.
Sur l’enseigne étaient écrits ces trois mots :
Au Bas Galant
À suivre…