La Binocleuse zélée (10) : Faire bonne impression devant un rugueux imprimeur

Premier épisode : Dame Isolde

Résumé de l’épisode précédent : Henri continue de faire la visite des locaux de La Gazette à la jeune Lucinde. Ils ont ainsi fait la rencontre d’André Camier, un habile illustrateur. La visite est cependant loin d’être finie, avec une pièce très différente de celle où travaille l’acomptable, M. Orbaque…

Dès que l’on y pénétrait, une atmosphère chaleureuse et accueillante vous happait, d’abord par ces murs ornés de tentures colorées, tissées à la main, avec des motifs floraux et géométriques. Des bouquets de fleurs fraîches étaient disposés dans des vases en terre cuite, embaumant la pièce d’un parfum délicat et enivrant (certaines mauvaises langues masculines de La Gazette disaient que c’étaient des repoussoirs pour les tenir à distance, un peu comme l’ail avec les vampellas des vieilles légendes – ils n’avaient pas totalement tort).

Au centre de la pièce se trouvait une adorable petite table en bois de cerisier, entourée de chaises rembourrées de coussins moelleux et colorés. Sur la table, un plateau ouvragé représentant quelques nymphes chassant une biche et sur lequel étaient disposées des tasses en céramique ainsi qu’une élégante théière en étain. Des pots de miel et de confiture étaient également disposés à côté, pour accompagner de petits plaisirs sucrés.

Dans un coin de la pièce se trouvait un foyer ouvert. Il ne combustait pas en cet instant mais avec les couvertures douillettes empilées à côté, on imaginait volontiers ses doux effets lors des journées fraîches d’hiver, avec les employées jabotant, emmitouflées dans leurs couvertures.

Une petite étagère se trouvait dans un coin, remplies de livres et de gazettes féminines (parmi lesquelles L’Art d’être bellotte). On apercevait aussi dans un coin un luth. Une des femmes devait se détendre et égayer les conversations en pinçant gracieusement les cordes de l’instrument.

Enfin, un grand tapis tissé à la main couvrait le sol, ajoutant une touche de confort et de douceur sous les pieds délicats des employées. Quelques coussins étaient disposés autour du tapis, offrant des sièges informels pour celles qui préféraient s’installer confortablement par terre.

Les yeux de Lucinde lui sortaient de la tête tant ce lieu lui semblait une oasis enchantée, un havre de quiétude, un refuge céleste, un sanctuaire d’harmonie, un joyau de félicité et plein d’autres choses encore ! Un rien fiévreuse, elle tourna la tête vers Henri, lui disant « C’est joli, hein ? » avant de s’en abreuver de nouveau les mirettes.

Joli, oui, Henri ne pouvait dire le contraire. Enfin, joli surtout pour les femmes. Car pour les hommes…

— C’est le salon de ces dames, expliqua-t-il (mais y avait-il besoin de le préciser ?). Cadeau de dame Isolde pour permettre à ses employées de se changer les idées entre deux articles. Les hommes peuvent y accéder mais n’y sont pas les bienvenus. C’est qu’ils ont commis l’erreur de se gausser d’emblée de la décoration. Du coup, s’ils peuvent entrer, c’est pour prendre ce dont ils ont besoin (du café, surtout) et repartir avec leur tasse à leur table de travail. C’est aussi une salle qu’on utilise lorsqu’on a un invité important que l’on fait venir pour signer un accord. Oui, c’est sûr, c’est joliet. Pas vraiment mon style toutefois, je préfère une taverne, mais je suis sûr que tu t’en accommoderas pour discutailler avec Elodie.

C’est justement ce que Lucinde se disait, toujours émerveillée par la douceur et le bon goût de l’ensemble. Depuis qu’elle habitait la Capitale, elle avait arpenté nombre de rues et de ruettes commerçantes, à la recherche d’une enseigne ayant besoin d’une vendeuse. C’est ainsi qu’elle avait franchi le seuil de plusieurs salons de thé, notamment dans le beau quartier de la Traversaine, et elle avait autant été surprise par la beauté des lieux que par les prix pratiqués. Aussi avait-elle remis à plus tard son entrée pour un de ces temples du raffinement.

Et voici que, finalement, elle aurait la possibilité d’en fréquenter un quotidiennement ! Et gratis encore ! Décidément, il faudrait qu’elle envoie une lettre de merciement à dame Odile…

Pour descendre au rez-de-chaussée, Henri n’entreprit pas cette fois-ci de laisser passer devant lui Lucinde afin d’observer acrobatiquement ses tétins de jouvencelle à travers la ténue ouverture du haut de sa robe. Il avait de toute façon collecté toutes les informations physiques sur la nouvelle venue (son verdict ? inégale mais jolie quand même, pouvait faire une gente amie très honorable) et son corps lui cuisait fort (surtout à l’endroit d’une côte, ce qui commençait à l’inquiéter).

— Il n’y a pas grand-chose au rez-de-chaussée. Dans cette pièce, comme tu peux le voir, on entrepose surtout les ramettes de papier. C’est une pièce assez sèche – contrairement à celle où se trouvent les presses et qui est un peu plus humide à cause de la proximité du jardin. Ça permet de protéger le papier, d’éviter qu’il ne gonfle. Et quand Gaston (notre fournisseur de papier) vient nous livrer, il a juste à les déposer ici. Comme c’est un grand paresseux, ça lui convient.

Lucinde n’avait rien à dire sur la pièce. Pourtant, elle l’aimait bien, elle aussi. Elle était l’énième composante d’un univers bientôt quotidien et la jeune fille fut charmée par la vue de ces tas blancs soigneusement empilés, l’odeur papérifère qui s’en dégageait et le silence qui régnait en maître, doux accompagnement de l’existence de ces grandes ramettes qui, bientôt, allaient connaître le fracas de la salle d’impression.

Et elle fut aussi charmée lorsqu’elle entra dans une petite pièce dont l’un des murs avait été percé d’une ouverture carrée afin d’avoir un regard sur les personnes qui franchissait le seuil de la gazette.

C’était là aussi une pièce qui dénotait le sérieux, comme le bureau de monsieur Orbaque, encore qu’elle était moins bien rangée. Sur une table se trouvaient d’impressionnantes piles d’enveloppes.

— C’est ici que travaille Sylvie, précisa Henri. Elle s’occupe des abonnements et du courrier que l’on reçoit. Elle travaille aussi à la possibilité d’étendre la diffusion de la gazette. Pas dans tout le Royaume bien sûr, c’est impossible. Mais en gagnant une lieue par-ci, une lieue par-là, en profitant du bon usage des charrettes messagères et des lieux de collectes, on parvient à faire en sorte que La Gazette soit lue à vingt lieues d’ici. Mais je ne pense pas que nous irons au-delà. Antoine serait plus intéressé à l’idée de créer une deuxième gazette. Enfin, nous verrons. Et maintenant, la dernière pièce, celle des presses !

Pour l’atteindre, il fallait se rendre à l’extrémité du couloir et ouvrir une porte sur la droite.

Lucinde franchit le seuil et entra dans une grande salle où trônaient au centre deux imposantes machines de bois et de métal. Leurs structures complexes semblaient avoir fusionné l’ancien et le nouveau, avec des engrenages luisants, des leviers articulés et des cylindres rotatifs. Les mécanismes ingénieusement agencés, tels que les barres de came et les pignons à denture hélicoïdale, étaient habilement conçus pour synchroniser chaque mouvement avec une précision millimétrée. Les contrepoids et les ressorts ajustés avec minutie assuraient un fonctionnement régulier et sans faille, tandis que les manivelles et les excentriques conféraient une fluidité élégante à l’ensemble du processus d’impression.

Nous ne précisons pas que tous ces mots ne vinrent pas à l’esprit de notre jeune correctrice en voyant les belles machines. Sa vision fut plus poétique. À ses yeux, chacune des presses évoquait simplement une formidable puissance contenue, prête à être déchaînée pour donner vie aux mots et aux images gravés sur les plaques de métal. Leur présence imposante remplissait la pièce d’une aura de sagesse, comme si elles étaient les gardiennes d’un savoir prêt à être répandu à travers le Royaume.

Quand je pense que moi aussi, je vais faire partie de cette noble quête ! se dit-elle, presque les larmes aux yeux.

Elle s’apprêtait d’ailleurs à formuler ces mots de vive voix lorsque des pas lourds émanant du couloir s’approchèrent. La porte s’ouvre et entre non pas un dragon mais un homme qui eût pu être capable d’en mater un. Il était d’une stature imposante, avec des épaules larges et voûtées par des années de labeur. Ses cheveux, parsemés de mèches grisonnantes, étaient coiffés en arrière de manière désordonnée. En revanche, ses yeux ne semblaient rien laisser au hasard : vifs, scrutateurs, encadrés par des sourcils broussailleux qui se fronçaient souvent pour accompagner une moue mécontente (c’était le cas ici), ils étaient tout de suite tombés sur le jeune couple – sur la petite sauterelle à lunettes en particulier, qu’il ne connaissait pas. Terminons le portrait en évoquant des vêtements usés mais soigneusement entretenus, témoins de sa longue carrière au service de ses presses bien-aimées. Il s’approcha de Lucinde, ce qui permit à cette dernière de bien profiter d’un pas déterminé, autoritaire, peu amène à vrai dire, et ce n’étaient pas les quelques ouvriers qu’ils avaient sous ses ordres qui allaient dire le contraire. Prudemment, Lucinde esquissa quelques pas de biais afin de se tenir derrière Henri qui, lui, arbora un grand sourire.

— Qu’est-ce que vous greffez là ? Qui vous a permis d’enquiller ? Ah ça ! Je l’ai déjà dit Henri, on ne grapille pas les tendrons dans l’atelier !

Et tout en proférant cet estrange langage, le colosse couva Lucinde d’un abominable regard. Elle n’hésita plus et se cacha franchement derrière le dos d’Henri, allant même jusqu’à y poser ses mains. Avec ce doux contact qui lui fit chaud, le jeune homme bomba légèrement le torse et, assez crânement il faut dire :

— Voyons Gustave, on ne grapille pas. Je ne faisais que montrer l’atelier à notre nouvelle correctrice, Lucinde.

Le regard du maître des presses s’assagit, mais juste un temps, car :

— Ah oui ? Et qu’est-ce qui m’dit que cette tronchinette à bésicles ne cherche pas à mouchailler pour quelqu’un ? Et quand même qu’elle serait une glaude, je n’aime pas qu’on soye là quand je suis absent, tu le sais !

Lucinde comprenait toujours imparfaitement. Elle ne savait trop si elle devait s’offusquer d’être traitée de glaude, mais comprenant que l’homme protégeait jalousement ses presses, elle passa sa tête par-dessus l’épaule d’Henri et risqua :

— Je n’ai jamais vu de presses de ma vie. Ce sont de belles machines et l’on voit qu’elles sont bien entretenues !

Dans la vie d’un homme ou d’une femme, il est un petit plaisir qui parvient toujours toucher au cœur : entendre quelqu’un dire du bien de ses enfants. En imaginant que Gustave possédât deux charmantes filles, Lucinde lui aurait sans doute fait le même plaisir en lui disant qu’elles étaient jolies et bien éduquées.

Car c’était bien ce dont il s’agissait avec ces deux presses dépoussiérées, astiquées et lubrifiées quotidiennement. Ayant commencé sa carrière comme artisan imprimeur avant de perdre son travail et être obligé à vaguer de travail en travail, il était tombé un matin sur plusieurs livreurs qui faisaient entrer laborieusement dans le bâtiment des parties de machines qu’il connaissait fort bien. S’enquérant de la raison de leur présence, apprenant qu’une dame du Château avait pour projet de fonder une gazette, il s’était débrouillé pour lui proposer ses services.  Heureuse initiative car dame Isolde n’avait alors encore trouvé personne pour diriger les impressions. L’ayant toutefois mis à l’épreuve afin de vérifier si son assurance de maîtriser l’art de l’impression n’était pas que pure forfanterie, satisfaite de sa grande compétence, elle l’engagea. Peu importait son estrange langage, du moment qu’il savait parfaitement son affaire.

Et cela faisait donc plus d’un an que Gustave faisait chanter chaque nuit ses deux amours et venait les réconforter en fin de matinée en inspectant chaque partie, chaque rouage de leur robuste personne. Il connaissait bien sûr les subtilités de leur mécanisme sur le bout des doigts et était même arrivé à concevoir quelques améliorations. Dans son esprit seulement car, pour la réalisation, il hésitait, craignant de les endommager et de mettre à mal le rythme de publication de la gazette. Il préférait attendre la probable arrivée de la troisième machine avant de s’y essayer.

En attendant, il veillait au grain. Contre quoi ? Contre qui ? C’était là toute la question car on ne voyait pas trop pourquoi un intrus viendrait pour saboter les machines. Mais comme nous l’avons dit, il y avait chez Gustave un peu du père soucieux des bonnes santés physique et morale de ses filles, veillant jalousement à la pureté de leur environnement et à leurs bonnes fréquentations.

Un jour, il avait surpris un de ses ouvriers occupé avec une jeune femme qui ne travaillait même pas pour La Gazette ! Occupé à quoi ? Disons qu’à sa manière, le jeune homme (un certain Léonard) effectuait un travail d’imprimerie. Sa langue ainsi que celle de la femme tournaient comme deux rouleaux chargés d’encre. Sa dextre vérifiait le bon poids des balles d’imprimerie sur le devant tandis la senestre avait filé sous la robe afin de vérifier si le boitier encreur pouvait recevoir convenablement un poinçon.

Et, pire que tout, Léonard faisait cette vérification vautré contre une des machines !

Gustave leur était tombé dessus en rage, hurlant des insultes, giflant la gadoue et bottant le cul à Léonard. Il avait ensuite passé une bonne heurette à astiquer la partie de la presse sur laquelle la poisseuse inconnue avait posé son gros cul.

Et voici donc qu’il surprenait de nouveau un des employés de La Gazette en compagnie d’une gueuse ! Il se calma cependant rapidement. Henri l’avait dit, elle avait rejoint la fine équipe de la gazette. Cela n’excusait pourtant rien mais, à la vue de cette face pudique à lunettes et en entendant cette voix clairette, il fut rassurée. Et puis, il y avait ce compliment à l’adresse de ses filles. Il le savait bien qu’elles étaient bien entretenues mais enfin, c’était toujours agréable à entendre, quoi !

Ses traits se radoucirent et, s’approchant :

— Hum ! Vous vous y connaissez, en presses ?

À suivre…

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