Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Henri, le crieur de rue qui distribue chaque matin les exemplaires de La Gazette, continue de faire la visite des locaux à Lucinde tout en inspectant discrètement cette dernière pour voir si elle ne ferait pas faire une gente amie passable. Émerveillée, elle contemple le réconfortant chaos de la salle des archives. Henri l’observe, respectueux…
Enfin, respectueux, momentanément du moins. Car alors que la jeune fille sortait de sa rêverie pour quitter la pièce, un sourire rêveur aux lèvres, Henri eut de nouveau l’idée de la laisser descendre en premier l’escalier, lui permettant ainsi de zyeuter tout à loisir la qualité de la chevelure, sa texture, sa couleur, sa propreté, ainsi que la blancheur de la nuque sous le chignon. Il alla même jusqu’à approcher son nez pour humer afin de vérifier si la fille se parfumait. La fragrance était légère mais réelle, Lucinde se parfumait, oui. Elle possédait un flaconnet de Soirée de Velours, parfum avec des notes de violette, de patchouli et de cuir, qui évoquait l’atmosphère feutrée et élégante d’une soirée mondaine dans un château (comme il lui avait coûté une main, elle le diluait avec un peu d’eau, n’ayant pas les moyens de s’en couvrir de généreuses rasades). Le nez d’Henri estima que c’était de nouveau un bon point pour elle. Pour le crieur, une femme se devait de sentir bon, sinon ce n’était pas une femme. Mais il y avait plus important. Vite ! Elle en était à la moitié de l’escalier, il avait encore le temps. La surplombant de deux bonnes têtes, il se rapprocha de manière à presque se coller à elle afin de faire tomber indiscrètement son regard vers l’échancrure de la robe. Il n’y avait pourtant pas grand-chose à voir, la gorge de la prude correctrice étant modeste et convenablement couverte mais enfin, il s’était dit qu’une vue plongeante permettrait de mieux saisir le galbe et la texture. Malheureusement, il n’eut pas le temps de faire un rapport approfondi sur l’objet car moins concentré sur les marches, il glissa sur l’une d’elle, bascula en avant et dévala l’escalier la tête la première. Au moins eut-il le bon goût de choir entre le mur et Lucinde, et de ne pas entraîner cette dernière avec lui.
Était-ce mérité ? Sans doute. Mais il faut croire qu’il devait y avoir un dieu pour les crieurs de rue libidineux puisque, effrayée par la chute, Lucinde s’empressa de descendre l’escalier et de s’accroupir à côté de l’accidenté pour lui demander s’il allait bien. Oui, il allait bien, et d’autant mieux que la posture penchée de la jeune femme (posture qui avait quelque peu tiré le tissu de l’échancrure vers le bas) lui fit mieux distinguer ce qui finalement avait été la cause réelle de sa chute. Si la petite Lucinde était myope des yeux, elle ne l’était finalement pas tant que ça des gorgeots.
— Que se passe-t-il ? Tout va bien ?
Une voix derrière Lucinde, qui se retourna.
C’était un homme qui devait être dans les trente ans. D’assez grande taille, le nez bien prononcé, un air calme et de gentillesse. Il regardait le couple au sol en continuant de fumer tranquillement une petite pipe. Enfin, « il regardait », il scrutait plutôt tant les postures, l’air inquiet de la jeune fille qu’il ne connaissait pas et les gémissements mélodramatiques – un rien suspects – d’Henri lui semblaient intéressants.
— Oh ! Je ne sais, répondit Lucinde, Monsieur Henri est tombé lourdement dans l’escalier. Une chute à s’en briser le cou, voulez-vous venir voir s’il n’a rien ?
L’homme s’approcha d’un air goguenard, serrant le tuyau de sa pipe de façon à dessiner un sourire sarcastique.
— Se briser le cou ? Henri ? Non, ça n’arrivera pas. En fait, c’est plutôt lui qui brise les cous des autres.
L’innocence de Lucinde ne comprit pas.
Et, se penchant pour saisir le crieur par l’aine et le relever sans ménagement :
— Allez Henriet, tu as bien profité de la vue (là aussi, Lucinde ne comprit pas alors que l’inconnu avait fort bien compris, lui, l’intérêt que le garçon avait à rester au sol avec au-dessus de lui une fraîche binocleuse qui ne s’apercevait pas que dans cette posture, les masses flexibles, par cette loi de la physique qui faisait qu’elles étaient attirées au sol, prenant ainsi un autre volume), tu peux maintenant te relever et laisser les artistes œuvrer à la confection du prochain numéro. Par contre je veux bien que tu me présentes cette demoiselle. Se pourrait-il qu’il s’agisse de la nouvelle correctrice ?
Lucinde n’attendit pas qu’Henri la présente à sa place. Rassurée sur l’état de son compagnon, elle répondit :
— Vous devinez bien Monsieur, je me nomme Lucinde Jennequin et je vais bientôt avoir l’honneur de jeter un œil à vos manuscrits.
— Pas autant que vous le croyez en fait.
— Ah ? Vous n’êtes pas rédacteur ?
— André est en fait illustrateur, intervint Henri, inquiet à l’idée que les remarques de l’artiste germent dans l’esprit de Lucinde et lui fassent concevoir une mauvaise opinion de lui. Et l’un des meilleurs même !
Et là, ce fut Henri qui arbora une mine goguenarde. Non qu’il eût fait preuve d’ironie sous-entendant qu’André Camier était en réalité un piètre illustrateur. En fait, il était de notoriété au sein de La Gazette qu’il était d’une modestie sidérante avec sa manière d’affirmer qu’en matière de dessin il n’était rien alors qu’en réalité, comme Henri l’avait annoncé, il était l’un des meilleurs dessinateurs du Royaume.
— Pas tant que cela, pas tant que cela, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre, répondit aussitôt André. En tout cas, en dehors de mes légendes pour accompagner mes dessins, vous n’aurez pas grand-chose à rectifier.
— Viens, entrons dans la salle de rédaction, fit Henri.
— Monsieur André travaille lui aussi avec les rédacteurs ?
— Et pourquoi non ? De toute façon, il n’y a qu’une seule grande salle pour ceux qui remplissent les pages de la gazette.
De fait, quand dame Isolde s’était décidée à prendre Faumiel comme chef-rédacteur, ce dernier lui avait conseillé d’abattre les cloisons du premier étage, à l’exception de deux.
— Mais garder toutes ces petites pièces seraient plus confortable, chaque rédacteur aurait son endroit où travailler tranquillement, avait-elle répondu, sceptique.
— Tranquillement, assurément. Et ce serait là tout le problème. Un rédacteur ne doit pas travailler tranquillement, mais nerveusement. Songez qu’il n’a que quelques heures pour produire sa ration d’articles, il ne peut se permettre de paresser. Et se trouver en présence d’autres rédacteurs qui ne lambinent pas peut agir comme un coup de fouet. J’ajoute que les rédacteurs ayant souvent à échanger leurs idées et leurs points de vue, qu’ils soient tous en présence permet de gagner du temps.
Isolde s’était rangée à son avis et avait donc fait venir un maçon pour abattre des cloisons permettant à trois pièces de n’en faire qu’une seule. Longue de dix pas et large de cinq, elle possédait six tables robustes dont on pouvait deviner un peu de la personnalité de celui ou celle qui l’occupait. Aux yeux de Lucinde, ces tables dégageaient un savoureux mystère qu’elle se ferait une joie de bientôt élucider. Concernant celle sur laquelle travaillait l’illustrateur, il n’y avait pas à se méprendre : juste à côté d’une des fenestres, parfaitement éclairée afin de permettre aux yeux de l’illustrateur de percevoir des nuances de couleurs, elle arborait un fatras de feuilles, de plumes et de crayons. Lucinde brûlait de s’approcher pour voir le travail que l’illustrateur accomplissait avant d’être interrompu par la chute d’Henri mais elle se retint, ne voulant pas passer pour une oiselle indiscrète.
— j’ai l’habitude d’arriver une heure avant les autres. Cela me permet de bien utiliser la lumière du jour, je n’aime pas à dessiner avec une bougie, expliqua André alors qu’il regagnait sa table.
Ce qui était vrai mais pas totalement. Alors que Lucinde et Henri prenaient congé pour ne pas le déranger, ce dernier lui glissa à l’oreille :
— Il sait surtout qu’une certaine rédactrice arrive une heurette à l’avance et il veut être déjà présent quand elle arrive. Passons rapidement sur cette pièce.
En prononçant ces derniers mots, il venait d’ouvrir une porte donnant sur une pièce à la fois remplie d’objets et parfaitement rangée. Contre les murs, des étagères, mais non pourvues d’ouvrages comme dans la salle des archives. Il s’agissait surtout de documents enserrés dans des chemises. Comme La Gazette était relativement jeune, les étagères ne débordaient pas non plus de documents mais on sentait qu’au fur et à mesure de son existence, ces étagères se tenaient prêtes pour en accueillir une pléthore d’autres avec ordre et austérité. De même le secrétaire au milieu de la pièce qui était bien sûr pourvu d’un porte-plume et d’un encrier mais aussi d’un gros boulier en bois.
— Or çà ! La Gazette aurait même un acomptable ? devina Lucinde.
— Bien sûr. Dame Isolde a les moyens d’en payer un, pourquoi s’en priver ? C’est monsieur Orbaque qui te versera tes gages, tu auras à venir les chercher ici même. Penses-y car si tu ne le fais pas, ce n’est pas lui qui ira te voir pour te les donner. C’est lui aussi qui fournit le matériel (papier, plume, encre…) pour les rédacteurs. Il va mieux en ce moment, il est moins cireux qu’avant grâce aux bonnes ventes de La Gazette. Mais ça ne durera pas car dame Isolde a de nouveaux projets dispendieux, on t’en parlera. Mais viens, sortons de cette pièce qui empuaille le sérieux. Celle à côté devrait plus t’intéresser.
Effectivement, elle n’avait rien à voir avec la précédente.
À suivre…