La Binocleuse zélée (8) : À la recherche du temps livresque

Premier épisode : Dame Isolde

Résumé de l’épisode précédent : engagée comme correctrice au sein de La Gazette du Royaume, Lucinde fait la rencontre d’Henri, sympathique jeune crieur de rue qui écoule ses deux cents exemplaires chaque matin. Il entreprend de lui faire la visite du bâtiment, non sans la détailler du regard, se demandant si la jolie binocleuse ne pourrait pas faire une gente amie passable. Ils arrivent au deuxième étage…

Deux salles se trouvaient à l’étage. La première était celle dans laquelle Lucinde avait préparé son travail de correction. Murs clairs, poutres apparentes, deux fenestres permettant d’amener la lumière du soleil qui éclairait deux tables pourvues de plumes et d’encriers.

Il était inutile de demander à Henri sur quelle table Élodie avait l’habitude de travailler. En réalité on ne voyait qu’elle. Pas tant à cause de sa surface, assez grande mais pas non plus excessive. En fait, c’étaient plutôt les objets qui s’y trouvaient qui attiraient l’attention. Ainsi un miroir entouré de dentelle qui devait permettre à la demoiselle de gratter la mine tout en admirant la sienne. Dentelle que l’on apercevait aussi tout le long des bords du secrétaire, détail qui eût sans doute fait hausser les sourcils à un frère Jérôme, mais que Lucinde trouva bien trouvé, tout comme les deux bougeoirs finement ciselés qui devaient compenser agréablement le manque de lumière à la fin de la journée. Et ce n’était pas tout, car un joli éventail en plumes de paon était posé dans un coin, ajoutant une touche de couleur ainsi qu’une touche de fraîcheur quand les journées étaient chaudes.

Lucinde s’approcha, ne résistant pas à l’envie d’admirer de plus près cette merveille de secrétaire. Ainsi vit-elle un petit carnet en velours rose et embelli de motifs floraux argentés. Quelles délicates pensées devait donc y consigner la propriétaire de cet objet absolument charmant ? Charmant aussi était l’étui à plumes en soie et orné de délicates bordures. Et exquise la petite fiole cerclée d’un reposoir qui permettait de la maintenir à la verticale pour mieux diffuser une subtile fragrance de rose et d’aubépine.

Émerveillée, Lucinde tendit la main pour se saisir de l’éventail afin de l’utiliser sur elle-même – elle en avait bien besoin tant cette douce vision la rendait chaudaine. Cependant elle s’arrêta net quand elle s’aperçut que le manche était sculpté de motifs représentant… des corps enchevêtrés effectuant de ces opérations naturelles que la science de Lucinde pouvait concevoir mais que le corps n’avait encore jamais expérimentées par lui-même. On comprenait du coup pourquoi l’éventail utilisait des plumes si longues. Avec un tel manche à portée d’yeux, on devait se sentir comme une forge et on avait intérêt à bien brasser de l’air pour faire redescendre la température !

Lucinde le reposa brutalement sur le secrétaire, subitement plus circonspecte quant au bon goût de l’armide qui grattait de la plume sur le beau meublet.

N’empêche, le suspect objet mis à part, le reste dénotait un goût certain, et les nuages traversèrent assez rapidement l’esprit de Lucinde pour laisser place à une belle envie de venir dans cette pièce, chaque jour, pour lire et corriger le travail des autres tout en discutant avec une amie avant de rejoindre qui sait ? les rédacteurs à quelque taverne pour discutailler joyeusement – taverne pas trop grossière s’entend.

Pendant que ces rêves de camaraderie l’envahissaient, Henri observait tranquillement son visage de biais, essayant de l’imaginer sans ses lunettes. Assurément, elle n’était pas vilaine. Lèvres un peu minces en revanche, un peu décevant que cela. Les rares fois où il avait fréquenté des pierreuses, il en avait eu alternativement avec des lèvres minces et d’autres avec une bouche charnue, et sa préférence était allée à ces dernières, surtout quand…

— Vous me faites la suite de la visite ?

Il fallait l’avouer, le timbre de la voix qui sortait entre ces lèvres décevantes était plutôt clairet et agréable à entendre. Une voix chaude, réservée et apaisante. Pas le genre de voix à lui marteler les enclumes, il n’avait certes pas besoin de cela après une journée passée à bramer dans les rues pour vendre La Gazette.

— Bien sûr, suis-moi.

Avant d’ajouter :

— Tu peux m’atuitier, tu sais.

Dire tu à un garçon autre que son frère resté à Nantain, ce n’était pas si facile, mais Lucinde accepta. Elle allait d’ailleurs lui répondre en y allant d’un premier tutement quand elle s’arrêta net dans son élan de camaraderie. C’est qu’Henri avait ouvert une porte, faisant pénétrer Lucinde dans un rêve éveillé constitué de vieux volumes, d’amicales toiles d’araignées et d’enivrantes senteurs de vieux papiers et d’encres séchées.

C’était la salle des archives.

À voir la poussière qui y régnait, elle ne devait pas être souvent visitée. C’était égal : que ces piles de livres et de journaux – certains soigneusement alignés, d’autres s’effondrant négligemment en tas – étaient charmantes ! Que ces parchemins jaunis entassés sur les étagères, témoignant du passage du temps et de l’histoire écrite, étaient touchants ! Que ces cartes géographiques trouées suspendues aux murs, rappelant des explorations lointaines, des aventures oubliées dans des territoires inconnus, invitaient au rêve ! Que cette poussière dansante, à l’intérieur des rayons de lumière filtrés à travers les croisillons d’une grande fenestre, nimbait les lieux d’une aura mystique qui donnait envie de faire ses dévotions pour honorer quelque obscur dieu du savoir ! Et si l’odeur du secrétaire d’Élodie avait été enivrante, que dire du doux parfum moisi des vieux livres se mêlant à celui des boiseries ? Il saisit tout l’être de la jeune fille qui se sentit aussitôt transportée dans un endroit où les limites entre passé, présent et avenir n’existaient plus, submergée par un sentiment de nostalgie et de fascination pour tout ce qui avait été oublié ou perdu dans les méandres du temps.

Le lieu se tenait là, immuable, au milieu du tournoiement quotidien propre à la vie d’une gazette. Lucinde, en prenant soin de ne pas marcher sur des feuillets qui jonchaient le sol çà et là, s’approcha pour observer des titres sur certaines reliures. Les livres avaient tous leur intérêt, bien sûr, mais combien parmi eux pouvaient se vanter d’avoir été plusieurs fois ouverts afin d’être lus, ou même simplement consultés ? Encore une fois, à voir la prodigieuse quantité de toiles d’araignées au plafond et le fatras de documents éparpillés à même le sol, la pièce ne donnait pas l’impression d’avoir été beaucoup fréquentée depuis l’existence de la gazette. Le vif plaisir qu’on pouvait lire à cet instant sur le visage de Lucinde se teinta d’une affection presque amoureuse. Quand elle se rendait à la bibliothèque pour travailler, il lui arrivait, pour se délasser à la fin de ses heures d’études, de choisir un livre improbable (de préférence sur les arts, mais ce pouvait être aussi sur le droit, l’agriculture, les blasons ou même l’escrime) rien que pour le plaisir de se dire qu’elle était celle qui, pareille à tant de princes de contes féériques, allait le ressusciter de son long sommeil dans une obscure étagère perdue au milieu de tant d’autres. Si elle n’allait pas jusqu’à lui donner un baiser, elle l’ouvrait amoureusement, caressait les pages, humait ses senteurs tout en lisant respectueusement quelques paragraphes dont elle se disait qu’ils étaient peut-être lus pour la première fois par quelqu’un depuis que le livre avait commencé son existence dans la bibliothèque. Et l’imagination de Lucinde faisait qu’elle avait vraiment l’impression que le livre appréciait d’être ressuscité ainsi, d’être caressé de ses mains et d’être parcouru de ses yeux. À tel point que son cœur se serrait à chaque fois qu’elle devait le reposer sur son étagère, se disant que nombre d’années allaient devoir passer avant qu’une autre main curieuse se décide à l’en retirer pour en découvrir les secrets entre ses pages jaunies.

Dans cet autre antre du temps qu’était la petite salle des archives, elle se dit qu’elle n’avait pas fini de la fréquenter pour y choisir au hasard d’autres compagnons éphémères afin de la délasser de son travail. D’ailleurs, la petite table en bois massif, couverte de papiers éparpillés et située juste en face de la fenestre, lui parut des plus prometteuses pour s’acagnarder avec délice dans un temps gentiment érudit.

— Comme tu le devines, il s’agit des archives. Ou de la salle de documentation. Enfin une pièce avec plein de vieux livres, quoi !

Lucinde tressaillit. Elle avait complétement oublié la présence d’Henri.

— Non qu’il y en ait grand besoin, reprit-il, mais Faumiel a plein d’idées sur l’évolution de la gazette et il se dit que, dans un avenir plus ou moins proche, le métier de gazetier se devra de faire preuve de rigueur livresque. En attendant, nous récupérons ici et là des livres vendus dans les marchés pour quelques sous et nous les y entassons. Il y a aussi des ouvrages avec de belles gravures qui servent à notre illustrateur. Tiens, en venant j’ai croisé frère Jérôme, je crois qu’il y a son précis quelque part.

Lucinde ouvrit de grands yeux. Elle n’aurait plus à se les esquinter en recopiant des pages entières pour en archiver des informations chez elle ! Elle s’imaginait, interrompant son travail juste à côté pour venir dans cette belle pièce hors du temps et se saisir du manuel du terrible moine. Qu’était-ce donc que tout ce bonheur ? Cependant, pour qu’il fût complet, elle s’apercevait qu’il fallait régler une chose.

— Personne n’a entrepris de ranger cet endroit ?

— Non, comme je t’ai dit, pour l’instant on entrepose, personne ne s’y rend.

— Je m’en occuperai alors. Je le ferai en dehors de mon travail, ce sera mon plaisir.

La tâche promettait d’être longue, ardue et fort poussiéreuse. Mais Lucinde, qui à force de privations possédait une centaine de modestes ouvrages, connaissait le subtil plaisir qu’il pouvait y avoir à ranger des livres et même à modifier le classement rien que pour éprouver la joie de redécouvrir certains livres oubliés.

Lucinde eût été une remarquable directrice de bibliothèque. Mais comme elle n’était que Lucinde Jennequin, c’est-à-dire une modeste correctrice au sein d’une gazette qui commençait à percer, elle se dit que cette salle d’archives serait son véritable royaume. Tous ces livres ne lui appartenaient pas, bien sûr, mais tant qu’elle travaillerait à La Gazette (et elle ferait tout pour que cela dure une pléthore d’années), elle ferait de cette pièce le plus merveilleux, le plus aisif, le plus doucet des cocons.

Près d’elle, devinant que la jeune fille était une de ces âmes gentiment déréglées par la passion des livres, Henri ne disait rien, respectueux.

À suivre…

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