La Binocleuse zélée (3) : La correctrice et le grammatologue

Résumé de l’épisode précédent : Une noble dame, dame Isolde, est parvenu s’attacher les services d’un nouveau rédacteur en chef (Antoine Faumiel) pour donner une seconde jeunesse à une gazette qu’elle aimerait voir prospérer tout en instruisant le peuple. Bon choix : La Gazette du Royaume commence à se faire connaître et à voir ses ventes augmenter. Cependant, il lui manque encore un collaborateur pour parfaire sa qualité…

Installée sur une maigre chaise devant une modeste table, une jeune fille, dix-sept ans tout au plus, était courbée avec application devant un feuillet recouvert d’une fine écriture. Brune, la chevelure ramassée en un chignon mais pas suffisamment longue pour empêcher des mèches de retomber sur le front et les côtés du chef. Sans aller jusqu’à dire que cette coiffure rendait son apparence négligée, elle donnait du moins à la fille un air sévère, surtout associée à deux sourcils qu’elle avait légèrement froncés du fait de l’effort que lui demandait sa tâche, et accentuée aussi par la présence au bout de son nez d’une petite paire de lunettes rondes.

La main qui tenait une plume parcourant et annotant le feuillet était souple, mais n’annonçait pas pour autant la demoiselle de qualité tant les doigts manquaient de finesse. Elles étaient propres, ce qui dénotait une personne accordant un minimum de soin vis-à-vis d’elle, mais l’absence de peinture sur les ongles montrait encore une pruderie certaine envers une coquetterie trop ostentatoire. Nul fard sur la bouche d’ailleurs, tout au plus un léger voile ambré sur les paupières, modeste décoration surplombant deux petits yeux de taupes qui pouvaient laisser supposer que la demoiselle avait passé trop de temps le soir à lire à la lueur d’une bougie. Ajoutons qu’elle était vêtue d’une chemise blanche qu’elle avait recouvert d’un bliaud bleu foncé sans manches, plein de décence. L’amigaut était fermement lacé et ne laissait que peu s’exprimer une poitrine que l’on pouvait supposer soit petite, soit tenue par un porte-poitrine de lin comme les jeunes femmes avaient lors l’habitude de faire. Décidément, la jeune fille était la sagesse incarnée.

Et la méticulosité aussi, sans nul doute.

Patiemment, elle survolait chaque mot de sa plume, annotant, corrigeant, rectifiant dès qu’il était nécessaire. Quand cela arrivait, la plume s’approchait de la lisière d’un mot et, gracieusement, biffait avant de virevolter pour tracer à côté des caractères nerveux et en même temps agréables à lire. Parfois, elle hésitait et son visage se crispait légèrement. Elle avait les lèvres abîmées et l’on comprenait pourquoi : dans ces instants d’hésitation, elle se mordait les lèvres, tandis que ses yeux se plissaient, comme cherchant à surmonter une difficulté liée à quelque obscure règle propre à notre langue. Mais toujours le visage se déridait et un sourire apparaissait avant que la plume ne décidât ou non de biffer un mot.

Lorsqu’elle eut fini d’examiner son dernier feuillet (deux autres avaient été posés sur un coin de la table), elle posa la plume sur l’écritoire, ôta ses lunettes et se frotta longuement les yeux – il n’avait pas été de tout repos de lire attentivement l’écriture serrée qui recouvrait les feuillets. Puis elle creusa ses reins afin d’étirer un dos qu’elle avait maintenu trop longtemps courbé. Elle accompagna le mouvement en pliant ses bras et en rejetant les coudes vers l’arrière, ce qui permit de bomber davantage la prude petite poitrine. Un rayon de soleil passait par la fenestre et éclairait son travail.

« Allons ! C’est un signe, j’ai bien travaillé ! » fit-elle d’une petite voix satisfaite.

Lors elle rassembla les trois feuillets, se leva pour sortir de la pièce encombrée de documents éparpillés et de vieux volumes poussiéreux, et descendre l’escalier pour entrer dans une autre pièce derrière laquelle la jeune fille savait que l’attendaient trois personnes. Et là, quoique confiante sur la qualité de son travail, elle prit soin, alors qu’elle s’apprêtait à toquer à la porte, de suspendre sa main et de respirer trois grands coups pour repousser le doute qui commençait à l’assaillir.

Allons, j’ai fait ce que j’ai pu et si je faillis, je n’aurai rien à me reprocher, courage Lucinde !

Elle toqua.

« Entrez ! »

C’était la voix bourrue du monsieur qui avait laissé une annonce dans un salon de thé de Tabarin, cet Antoine Faumiel. Elle ne pouvait pas dire qu’il lui avait fait une impression agréable lorsqu’elle l’avait rencontré pour convenir d’une épreuve lui permettant de travailler à La Gazette. Cela avait été même tout le contraire. Sa manière de la considérer en baissant le nez pour la scruter des yeux par-dessus ses bésicles, comme s’il était extracuidable de voir postuler une jeune fille pour le poste que l’on cherchait à pourvoir, l’avait profondément blessée. Et le pis était qu’elle avait été à deux doigts d’abandonner, de lui dire : « Non, après réflexion, je ne sais si tout cela m’intéresse. Je crois qu’il vaut mieux que vous cherchiez quelqu’un de plus de compétence. »

Mais aussitôt, à ce mot de compétence, son cœur fut piqué d’orgueil. Surtout, elle s’imagina le petit pécule constitué pour ses besoins par ses parents allant s’amenuisant et l’obligeant soit à accepter le premier travail venu, soit à retourner vivre à Nantain chez sa famille. Or, de constitution fragile, elle ne voulait pas avoir à choisir un travail éreintant. Quant à revenir chez elle, après le sacrifice de vingt écus que lui avaient remis ses parents, c’était hors de question. Aussi bien fut-ce naturellement que ces mots sortirent de sa bouche :

« Vous ne trouverez personne d’autre que moi aussi attentive aux mots de notre belle langue. Éprouvez-moi, et vous verrez ! »

Faumiel fut surpris par le ton, à tel point qu’il cessa de la toiser par-dessus ses lunettes.

« C’est entendu. Venez demain matin dans nos locaux, nous verrons lors si vous êtes capable. »

Et elle avait hoché la tête, avec une petite moue volontaire. Le souvenir l’aiguillonna de nouveau et ce fut d’une main assez ferme qu’elle se saisit de la poignée, et qu’elle entra.

Il l’avait prévenue. « Je ferai venir deux personnes. » Effectivement, elles étaient présentes, face à elle, assises derrière une grande table aux côtés de Faumiel.

L’une était charmante, rassurante.

L’autre, épouvantable.

Il s’agissait d’un moine de solide stature. Environ trente ans, mâchoire carrée, sourcils broussailleux et mains de bûcheron qu’il tenait posées sur un gros livre. Le Livre Saint, sans doute. Mais non… cette reliure rouge cramoisi, cette épaisseur, ce devait être… oui, ce ne pouvait être que lui, l’imposant Précis Fondamental de Romanian que l’on trouvait soit dans les bibliothèques des grandes villes, soit dans celles de bourgeois ou de nobles éclairés. On ne savait qui était l’auteur de cette somme qui avait à cœur de donner au romanian un prestigieux statut au milieu des autres langues des huit royaumes. C’était un ouvrage que Lucinde consultait systématiquement quand elle se rendait à la bibliothèque de la ville et dont elle ne cessait de recopier des pages pour en avoir des traces dans ses archives.

La jeune fille fut interrompue dans ses pensées par la présentation que fit Faumiel du moine bûcheron.

« Mademoiselle, je vous présente frère Jérôme avec lequel vous aurez parfois à travailler, dans l’hypothèse bien sûr que votre mise à l’épreuve soit couronnée de succès. Vous l’ignorez sans doute, sachez que frère Jérôme est l’unique détenteur dans le Royaume de la chaire de grammatologie qui existe depuis peu, chaire dont le but est de purifier notre langue et de lui donner un éclat fait pour être jalousé par celles des autres royaumes. Il sait lire depuis l’âge de trois ans et on ne sait combien de milliards de caractères ses yeux ont lus depuis. Je vois que vous portez comme moi des lunettes, signes que vos délicats yeux ont eu eux aussi leur ration de lignes imprimées. Mais ce n’est rien évidemment en comparaison de frère Jérôme qui a non seulement lu, et même beaucoup, mais qui en plus a passé un nombre considérable d’années à réfléchir sur notre langue, son fonctionnement ainsi que son unicité scripturale. Toutes ses réflexions ont été scrupuleusement consignées dans cet ouvrage désormais célèbre, ouvrage qui se trouve là, posé sur la table (il indiqua du doigt le livre que le moine tenait sous ses grosses mains). Si vous êtes aussi douée que ce que vous le prétendez, vous devez le connaître. Il s’agit du Précis Fondamental de Romanian grâce auquel notre langue a commencé sa mue pour se dépouiller des oripeaux barbares qui étaient les siens afin de mieux s’atourner et de mieux pénétrer dans l’esprit de nos écoliers. Vous le savez aussi, c’est cet ouvrage qui a jugé bon d’établir un système visant à purifier l’orthographie de notre langue, jusque-là fort capricieuse et aléatoire. Et c’est donc tout naturellement par ce monsieur que les feuillets sur lesquels vous avez travaillé seront jugés, puisqu’il s’agit de vérifier votre compétence en matière d’orthographie. Maistre, voulez-vous ajouter quelque chose à ma présentation ? »

Il ne semblait pas. Tout le long de l’éloge, les traits de frère Jérôme ne s’étaient pas adoucis et sa peau s’était encore moins colorée de plaisir. Il n’avait eu de cesse d’écraser Lucinde de son mépris. Pas tant à cause de son sexe car il savait pertinemment que nombre de femmes dans le Royaume étaient de beaux esprits visités par la lumière des lettres, mais plutôt à cause de son âge. Quoique âgée de dix-sept ans, Lucinde lui apparut comme une écolière, une tâcheronne, une souillon des lettres inapte à procéder aux rigoureux mais nécessaires ajustements que réclamaient des siècles et des siècles dans lesquels on avait maintenu la langue dans le plus grand débraillé.

Il ne répondit rien, donc. En revanche il prit plaisir à voir la binocleuse devenir cireuse, consciente tout à coup qu’elle allait soumettre son travail – qui ne pouvait qu’être de merde – au plus compétent des linguistes. De fait, Lucinde se voûta d’elle-même, écrasée par de bien défaitistes pensées.

Mais pourquoi ? se demanda-t-elle. Je ne demande pas à être Callaïde, je veux juste être une correctrice qui fera bien son travail dans une gazette ! Pourquoi être jugée par le seul grammatologue du Royaume ? Et pourquoi semble-t-il me haïr ? C’est si injuste !

En vérité la jeune fille était autant au bord des larmes que de celui d’une retraite stratégique visant à tourner les talons, s’enfuir de ce lieu, de cette ville même, pour retourner chez papa et maman, à Nantain. Mais elle fut ici sauvée par la voix détestable de Faumiel (oui, l’association est étrange mais c’est ainsi).

« Laissez-moi maintenant vous présenter l’aimable dame qui se tient à ma gauche. »

Ayant à cœur de ménager les effets dans notre récit, nous avons omis de présenter d’emblée la troisième personne derrière la table. Effectivement, il s’agissait bien d’une dame. Et fort gente encore.

« Dame Odile est la maîtresse d’art théâtral et de beau langage à l’école de dame Adèle qui, vous le savez, s’occupe de former les futures Callaïdes. Elle est une amie personnelle de dame Isolde et compte nous faire l’honneur de venir parfois dans nos locaux afin de faire partager ses bons conseils en matière d’élégance stylistique. Il ne s’agit pas non plus d’écrire comme Jean Bodelle mais de composer, sans excès, des phrases susceptibles de plaire aux nobles ou bourgeois amateurs de beau style. Elle a par ailleurs toutes les compétences requises pour apprécier l’orthographie d’un texte. J’eusse pu me contenter de l’avis de frère Jérôme mais, avec la nouvelle organisation de la gazette, je me suis fixé comme règle de ne jamais prendre une décision seul, de toujours la donner à partager avec un collaborateur, ou deux, ou davantage. »

Durant cette deuxième présentation, Lucinde reprit des couleurs, abaumée par les beaux yeux sombres de dame Odile qui, dans l’école de dame Adèle, était la plus appréciée des maîtresses. Voix douce, aimable, purifiée de toutes les scories, sachant communier son amour de l’art théâtral et surtout très maternelle dans sa manière de consoler les pauvres petites âmes trop éprouvées dans la dure voie pour devenir, peut-être, Callaïde. En effet, plus d’une de ces âmes eut l’occasion de faire la connaissance de la douce suavité du bliaud recouvrant la réconfortante poitrine de dame Odile. Lucinde n’alla pas jusqu’à se précipiter pour connaître le même réconfort entre ses bras, mais, avouons-le, elle fut traversée par l’idée. Elle éprouva en tout cas de la gratitude à l’encourageant sourire que la dame lui adressa, en digne maîtresse soucieuse de ne pas décourager la bonne volonté des ouailles qu’elle devait chercher à élever.

Frère Jérôme, lui, crispa davantage ses grosses mains sur l’exemplaire de son Précis Fondamental de romanian, visiblement vexé de voir que l’on mettait ses connaissances de grammatologue sur le même plan que celles d’une armide, lettrée certes, mais qui passait ses journées à former laborieusement des drôlesses en dentelle vaines et futiles. Agacé, il tendit brutalement la dextre en direction de Lucinde, ce qui la fit sursauter.

« Ne perdons pas de temps, montrez-moi ce que vous avez fait. »

Le ce que vous avez fait sonna comme si la jeune fille avait commis la pire des tâcheronneries, voire le pire des crimes. Elle s’avança et tendit ses feuillets, non sans trembloter. Le moine les lui arracha et les posa sans ménagement devant lui après avoir écarté de la main le beau volume de son Précis.

À suivre…

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