La Binocleuze zélée (4) : Iram Dei orthographiam !

Premier épisode : Dame Isolde

Résumé de l’épisode précédent : La jeune Lucinde Jennequin (la binocleuse zélée du titre) doit montrer à Antoine Faumiel, le rédacteur en chef de La Gazette du Royaume, son travail de correction sur un manuscrit afin d’être engagée comme correctrice. Problème : Faumiel n’est pas seul pour inspecter son travail. Se trouvent à ses côtés dame Odile, la maîtresse de beau langage à l’école des apprenties Callaïdes, et surtout frère Jérôme, grammatologue réputé et auteur d’un Précis Fondamental de romanian. L’homme, un rien âpre, n’a pas l’air décidé à se montrer bienveillant, alors qu’il commence à inspecter le manuscrit…

Cela ne faisait pas trois secondes qu’il avait commencé à lire que déjà sa bouche se crispa en une moue exprimant le plus violent dégoût. Et cinq secondes plus tard, il renasqua, prit un mouchoir dans une poche de sa robe pour en essuyer son front. On sentait l’homme insulté, ces feuillets étaient visiblement un affront, un gros jacopin lancé à la gueule de sa science de la grammatologie et de l’orthographie ! Lucinde redevint terreuse, se demandant si le mieux n’était pas que monsieur Faumiel actionne quelque levier secret pour ouvrir sous ses pieds une chape la faisant disparaître du monde. Mais cela n’advint pas. Il fallut à la place assister au sinistre spectacle du frère qui, arrivé à la fin du premier feuillet, posa ce dernier pour se masser longuement le visage en poussant des grognements de bête. Voirement, plus qu’insulté, cet homme était blessé, il souffrait dans sa chair !

— Qu’ai-je… qu’ai-je f… fait ? bafouilla Lucinde. Me direz-vous donc ? Où ai-je fauté ? Je ne demande qu’à ap…

Peine perdue. Les mains du moine quittèrent son visage pour se poster face à lui, les paumes tournées vers l’impudente comme pour réprimer les attaques de quelque vil démon luxurieux. Car c’était finalement bien de cela dont il s’agissait, la correction de la bésicleuse était par trop emplie d’un relâchement luxurieux. Elle avait lu un texte déficient à la base, ses corrections hâtives l’avaient rendu aussi méconnaissable que le corps d’un malheureux essoré après une nuit de sabbat en compagnie de luxurieuses sorcières impies. Plutôt que de s’abaisser à répondre, il préféra poursuivre son exploration des méandres de l’incurie grammatologique en se saisissant du deuxième feuillet. Lucinde avait très envie de s’acorer.

Cependant, parmi ces ténèbres perça une lueur. D’un geste, dame Odile fit comprendre à Faumiel qu’elle désirait consulter le feuillet que frère Guillaume avait laissé choir sur la table comme s’il se fut agi d’un torchecul. Le chef rédacteur le prit, le lui donna, et l’armide se mit à le parcourir avec attention.

Et là, ce fut un estrange spectacle qui se fit sous les yeux de Lucinde. Si d’un côté frère Jérôme ne cessait de faire des mouvements de dénégation tout en ayant l’air de se retenir à grand’peine d’envoyer un jacopin sur son feuillet, de l’autre, dame Odile opinait régulièrement sa jolie tête, visiblement contente de ce qu’elle lisait. L’un lui causait grand froid, l’autre douce et apaisante échauffure. Mais qui croire ? À la longue, la jeune fille préféra – et on la comprend – s’attarder uniquement sur le réconfortant visage d’Odile.

Faumiel, qui avait tout de même un numéro de La Gazette du Royaume à préparer, ne crut pas utile de permettre à son voisin d’enrager plus que de raison en lui laissant le temps de lire le dernier feuillet.

— Bien. Dame Odile, frère Jérôme, je crois que vous avez tous deux eu le temps de vous faire une idée précise du travail de mademoiselle Jennequin. Pouvez-vous donc me dire si, oui ou non, je dois l’engager comme correctrice à La Gazette ? Frère, voulez-vous commencer ?

Très clairement, non, frère Jérôme n’avait pas envie.  Ce qu’il voulait, c’était quitter la pièce et vaguer à ses occupations, furieux d’avoir souillé ses prunelles avec les inepties de la petite oie ignare à lunettes. Mais enfin, il renasqua pour la vingt-septième fois et fit le point sur tous les impairs qui avaient failli le rendre aveugle.

FRÈRE JÉRÔME — Soit, mais faisons bref alors : c’est un travail déplorable.

DAME ODILE (surprise) — Comment ? Mais je l’ai trouvé quant à moi d’excellente facture !

FRÈRE JÉRÔME — Permettez, dame Odile, on me demande mon avis, je le donne et je vais même faire mieux que ça, je vais le détailler. Mademoiselle semble bien avoir intégré les nouvelles règles d’accords que j’ai préconisées dans mon ouvrage. C’est le principal point positif – et c’est d’ailleurs bien le seul. Pour le reste, c’est une charmante collection de criminelles bévues. Criminelles, oui, le mot n’est pas trop fort puisque l’on parle ici de se faire le passeur d’une belle langue expurgée de ses hésitations, apte à fortifier l’esprit d’un peuple. Mais on me demande de m’expliquer, Mademoiselle la correctrice-qui-se-permet-mais-qui-ne-sait-pas, je vais donc le faire. Cependant après, j’ose espérer que vous aurez assez de décence pour ne plus toucher une plume d’oie autrement que celles que l’on prélève sur le cul d’un volatile afin de le vendre dans une foire. Ce que je dis, c’est pour votre bien, et celui des lecteurs de La Gazette, ne croyez pas que je cherche à faire le méchant esprit. Bref, voici : vous avez d’abord la manie de ne jamais supprimer – contrairement à ce que je préconise dans mon ouvrage – les consonnes muettes à l’intérieur des mots. Ainsi le grotesque « mesme » que vous avez laissé tel quel, au lieu de l’écrire sans le –s et avec sur le –e l’accent chapeauté que j’ai inventé. De même « escrire », « sçait » et j’en passe. Ah ! Et manifestement, la distinction que j’ai faite entre l’usage du i et celui du y vous a complétement passé par-dessus la tête, comme l’atteste votre « voiage » au lieu de « voyage », ou encore « ay » au lieu de « ai ».

LUCINDE — N…non, c’est que je ne dispose pas du manuel chez moi et je ne peux que le consulter à la bibliothèque, et encore quand il n’est pas utili…

FRÈRE JÉRÔME (méprisant) — Il suffit. Des excuses, il est toujours facile d’en donner. Mais elles sont inutiles ici. Donnez plutôt des corrections pertinentes, ce sera mieux. Tenez, autre exemple : la dissimilation cruciale entre le u et le v, ainsi que celle entre le i et le j. Parlez-en aux imprimeurs de la ville, vous verrez s’ils en sont pas soulagés d’avoir enfin à distinguer nettement ces lettres ! Mais manifestement, vous, vous vous en moquez, du désespoir des imprimeurs, à en croire votre pagaille erratique de u, de v, d’i et de j.

LUCINDE — Je… j’y ai pourtant pensé, j’en ai rectifié !

FRÈRE JÉRÔME (sarcastique) — Ah ! Vous en avez rectifié… mais pas toutes. Tout comme vos élisions. Vous avez maintenu « jestois » au lieu de « j’étois ». Grave erreur que cela ! Grave erreur ! Comment voulez-vous que les lecteurs et les écoliers aient une conscience nette de l’existence des pronoms si vous ne pensez pas à l’élision ? D’ailleurs, votre « jestois » est un bon exemple puisque non contente de jeter l’élision aux oubliettes ainsi que la suppression d’un –s coupable au milieu du mot, vous omettez d’user sur le –e initial de l’accent pointu (que j’ai aussi inventé et que je préconise hautement). Mais sans doute que mes vues sur l’orthographe ne conviennent-elles pas à une jeune demoiselle portant bésicles et se piquant de corriger les textes des autres… Non, inutile de protester, laissez-moi terminer. Car je n’ai pas fini. Vous allez comprendre pourquoi j’ai sué à gros bouillons en lisant votre déplorable travail. Mais je ne vais pas non plus être exhaustif, ce serait inutile. Juste une dernière, pour vous édifier : vous avez conservé par trop de pluriel en –ez, alors que mon précis préconise le –és afin de conserver l’autre désinence uniquement pour les verbes ou quelques exceptions nominales. Tenez, comme « nez ». Nez que vous vous êtes joliment cassé en osant vous présenter ici face à moi, avec un si déplorable travail. Mais comme je suis homme d’église et que je me dois d’aider mon prochain, je vais arrêter de vous enfoncer. J’espère seulement pour vous qu’il n’existe pas un dieu de l’orthographie et de la grammaire, car vous êtes alors assurée de brûler plus tard dans les feux de l’enfer, ma petite !

On s’en doute, la petite Lucinde était aussi pâle que les feuillets qu’elle avait corrigés. Enfin, médiocrement corrigés selon le moine impitoyable. Pâle et les yeux fort embués. À tel point qu’un battement de paupières finit par faire rouler deux grosses larmes sur les joues, tandis que la bouche se crispait de cette grimace qui prélude à des pleurs inexpugnables. En vérité c’était bien gênant que de voir cela, et Faumiel, cœur pourtant passablement endurci, ne put s’empêcher de se tourner vers dame Odile pour demander son avis et, peut-être, adoucir la sentence.

La maîtresse de beau langage était d’ailleurs bien ombrageuse de ce qu’elle avait entendu. Non envers Lucinde, mais envers son bourreau. Cependant ce fut fugitif, les traits se détendirent et, de son air le plus doux et de sa voix la plus gracieuse, elle répliqua ceci :

À suivre…

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