La Binocleuse zélée (2) : À la rencontre d’Antoine Faumiel

Résumé de l’épisode précédent : Une dame de la noblesse ayant le souci d’apporter quelques lumières au peuple a décidé de créer une gazette, La Gazette du Royaume. Malheureusement, le succès n’est pas au rendez-vous. Sur les conseils d’une de ses amies, dame Helena, elle placarde des cartons d’annonces un peu partout dans les boutiques d’un quartier populaire, Tabarin, afin de dégoter un chef rédacteur davantage capable de saisir le sel populaire d’une gazette. C’est ainsi qu’elle s’apprête à faire la rencontre d’un certain Antoine Faumiel…

Le soir même elle s’y était rendue accompagnée de Victorin, le valet cocher qui conduisait le carrosse de la famille, n’étant pas encore assez assurée pour oser pénétrer seule dans une taverne. Habillée en simple bourgeoise – parure qui avait cependant bien du mal à camoufler son gent air –, elle aperçut effectivement, à côté de la cheminée, un homme en train de noircir des feuillets en compagnie d’un verre de vin blanc. Priant Victorin de boire un verre au comptoir en l’attendant, elle s’approcha de Monsieur Faumiel dont la figure lui fit faire la réflexion que le nom était finalement assez peu engageant. Il était difficile de lui donner un âge. La quarantaine, probablement, mais il pouvait tout aussi bien être une de ces personnes royalement ignorées par Dame Nature au berceau et arborant du coup un faciès d’homme bien avancé en âge. En tout cas, il n’était guère beau. Assez laid à vrai dire. Les cheveux lui tombaient un peu comme une tonsure, faisant un couvercle disgracieux à une face sur laquelle étaient disposés deux petits yeux de fouine, un gros nez busqué et une bouche qui lui faisait la gueule d’un misanthrope renfrogné bien décidé à être malaimable en toutes circonstances. Isolde ne savait pas ce qu’il était en train d’écrire sur sa feuille, mais cette dernière ne devait pas faire la maligne à essuyer un tel regard de merde.

Seigneur ! Ai-je vraiment envie de parler à un tel homme ? se demanda Isolde, à deux doigts de tourner les talons pour rendre visite à Helena et lui reprocher son mauvais conseil.

Cependant elle avait fait quelques pas qui suffirent à attirer l’attention de Faumiel. Aussitôt il leva le chef et braqua sa trogne de malotru sur l’aimable visage (que nous détaillerons plus tard, nous aurons bien l’occasion) d’Isolde qui sentit subitement son cœur battre non pas comme s’il venait d’encontrer les yeux d’un doux prince mais plutôt ceux de Barbe de Sang, l’ogre du fameux conte, vous savez, celui dans lequel des femmes connaissent de curieuses expériences de cuisine.

Non, vraiment, je ne puis rester, cet individu me lève le cœur.

Elle allait joindre le geste à la parole quand tout à coup le visage de Faumiel se transforma. Enfin, connu un léger infléchissement de la bouche pour tenter d’esquisser un sourire qui se voulait aimable.

— Bonsoir Médème, vous devez être dame Isole, je suppose. Enchanté, je suis monsieur Faumiel. Je vous en prie, asseyez-vous.

La voix n’avait pas du tout le timbre d’un ogre. En revanche, celui d’un jocrisse de la pire espèce, elle l’avait. Subitement Isolde songea à ce nom de Faumiel. Effectivement, voilà une voix bien mielleuse qui sonne faux. Bon, puisque je suis là, asseyons-nous et écoutons-le, se dit-elle malgré tout.

— Bonsoir Monsieur.

Si Isolde usa de moins de mots, sa voix ne fit pas moins impression dans l’esprit de Faumiel.

Voix agréable mais phrasé pédant de noblionne, se dit Faumiel. On m’avait dit que derrière La Gazette du Royaume se cachait une opulente femelle qui cherchait à se désennuyer de la médiocrité de son existence dorée. Humpf ! Maîtrisons-nous, essayons tout de même d’être aimable.

— Que voulez-vous boire ? Laissez-moi le plaisir de vous offrir un verre.

Cela proposé avec écœurant sourire qui donnait l’impression que son propriétaire était en train de mâcher du sable.

— Avec plaisir, je veux bien un verre de vin blanc.

Oui, autant s’enivrer un peu pour supporter cette voix et cette face de craie. Isolde, ma fille, sois courageuse. Juste une heurette et tu retournes chez toi.

Mais elle se trompait. En réalité, ce ne fut pas après un verre de vin et une heurette qu’elle quitta la taverne de Maître Bordier, mais après deux heures et trois verres ! Pourtant, la voix mielleuse de Faumiel, égrenant généralités, assertions et autres certitudes, était toujours bien pénible à entendre, tout comme la vision de ce visage dur et prétentieux donnait des envies de devenir aveugle. Mais assez vite, Isolde comprit l’étendue de la clairvoyance et des ressources de l’homme. Rien à voir avec l’actuel chef rédacteur de La Gazette. Tout de ce qu’il proposait lui semblait pertinent, apte à séduire de nouveaux lecteurs. À vrai dire, à la fin du deuxième verre elle était déjà convaincue que Faumiel était l’homme de la situation, qu’elle devait le choisir. Mais plutôt que de le lui dire, elle prolongea la discussion, estimant qu’il était préférable de boire davantage afin de se donner du courage pour dire à cet homme un rien déplaisant que c’était bon, qu’elle l’engageait.

Elle finit par le lui dire à la fin du troisième verre lorsque, un peu ronde du bon vin d’Angernay, elle lui proposa de se revoir le lendemain pour mettre en place un plan de bataille. Il était temps que l’entrevue cesse. Le vin, associé à la proximité de la cheminée, lui chauffait les sangs et l’avait amenée à se désemmitoufler de sa cape, livrant à la vue une gorge avec le même arrondi que les lunettes de Faumiel. Faumiel qui, un peu chaudain des beaux projets qu’il développait et de ses quatre verres de vin, découvrait que « l’opulente femelle » l’était doublement. Il laissait de plus en plus traîner ses petits yeux dans les globes en bonne santé (l’amant d’Isolde travaillait à ce qu’ils le restassent), se disant qu’il ne serait pas désagréable d’avoir pareille patronne, mais surtout qu’il faudrait demander à l’un des illustrateurs de la gazette de songer à exécuter parfois des dessins avec ce genre de rondeur, cela pouvant amener de nouveaux lecteurs…

Les transformations de La Gazette furent radicales : nouveau local, nouveau personnel (quelques personnes de la connaissance de Faumiel pour commencer, en attendant de prospecter pour de nouveaux postes absolument es-sen-tiels, selon le nouveau chef rédacteur) et, surtout, nouvelle approche du métier de gazetier. Nous n’entrerons pas dans les détails, le lecteur aura l’occasion, au fil de cette chronique de La Gazette du Royaume, de comprendre toutes les transformations imaginées par Faumiel. Disons juste qu’un mois plus tard, La Gazette passa de deux cents exemplaires à cinq cents et, encore un mois après, de cinq cents à mille.

Le barbon barbu barbifiant d’Isolde en fut d’ailleurs chagriné.

— On ne parle que de votre gazette dernièrement, lui lança-t-il un soir, l’air mauvais. J’espère que vous savez ce que vous faites. Après tout, vous portez le nom de notre famille, je n’aimerais pas à ce que vous l’entachassiez.

— Et moi, je n’aime pas à ce que vous me fassiez chier.

Ce n’était guère gent de la part d’une dame aussi distinguée que dame Isolde, mais j’aimerais bien vous voir à sa place ! Subir depuis dix années un vieillard moralisateur et parlant depuis plusieurs mois au moins trente fois par jour de sa maudite goutte et de ses problèmes pissatoires, il y avait lieu d’être désagréable. Et puis, ça lui apprendrait à faire le grimaud avec elle.

En revanche, Isolde ne fut nullement déplaisante lorsqu’elle rencontra les différents collaborateurs que Faumiel avait engagés. Là aussi, il serait fastidieux pour le moment de tous les énumérer. Le lecteur apprendra à les connaître au fil du temps. Jeunes, moins jeunes, hommes, femmes, accorts, la gueule en vrac, c’était un petit échantillon d’humanité qui séduisit Isolde.

— Tu vois que j’ai bien fait de t’amener avec moi à Tabarin, lui dit un soir Helena.

— Je l’avoue. Je vois bien que ces gens montrent un bel entrain dans leur travail. Les précédents avaient l’air de le voir comme un passe-temps un rien vulgaire. Eux ont l’air de s’y amuser tout en le prenant très au sérieux.

— Gagnes-tu de l’argent ?

— À peine car il faut payer des gages à plus de quinze collaborateurs. Mais peu importe, je me plais à voir le résultat qui ne va que s’améliorant.

C’était le moins que l’on puisse dire car cette amélioration permit d’accéder jusqu’aux oreilles des nobles qui vivaient dans les hauts quartiers ou dans le Château. Les premiers à se procurer des exemplaires de La Gazette furent d’abord bien circonspects. Ils ne savaient pas trop comment manipuler cet objet un peu louche, fabriqué par des mains roturières sentant l’égout. Sans conviction, ils parcouraient la première page. La deuxième, ils la lisaient avec plus d’attention. À la dernière, ils étaient conquis et cherchaient le moyen de recevoir chaque jour chez eux cette gazette qui leur avait procuré une heurette d’un divertissement aussi délicieux qu’impertinent.

Au début où commence cette chronique, La Gazette du Royaume en était à son troisième mois d’existence sous l’ère Faumiel. Elle était située dans la rue du Grand Hurleur et possédait rien moins que trois étages afin de loger tout le personnel qui devait se rassembler à midi et ne pouvait partir qu’à la condition que les huit feuillets soient complétés pour l’impression. Faumiel avait suffisamment de rédacteurs, lui-même y allant de ses articles quotidiens, mais il manquait encore à sa petite équipe une plume avec un talent particulier. Cette plume, c’est dans une petite pièce du deuxième étage que nous l’allons trouver.

À suivre…

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