La Conteuse d’elle-même (39) : hasardeuse interruption de lecture

Résumé de l’épisode précédent : un peu trop entreprenant vis-à-vis d’Anaïs Doucet, le narrateur des Callaïdes se pose des questions : où en est-il dans son amour avec Pauline? Et son intérêt pour “la Conteuse d’elle-même” ne serait-il pas un peu trop tiré par la braguette ? Pour l’aider à ne plus dilemmer, l’esprit de Sharaku, vieux guerrier shimabi sage aveugle libidineux (oui, cela fait peut-être beaucoup pour un seul homme mais c’est ainsi) lui apparaît et lui donne ce conseil : trancher en douce la conteuse et verser de temps en temps sa semence sur la gorge de son épouse bienaimée. Rien de sale, juste un beau geste d’offrande envers Maïna, déesse de la terre et de la fécondité propre à la religion shimabie…

Étrange comme le démon de l’imbécilité est un démon que l’on reçoit bien volontiers en soi. Chez Sharaku, il devait avoir à sa disposition un véritable palais. Rien de tel chez moi, mais au moins une porte sans serrure, ouverte à tous les vents et lui permettant de s’installer confortablement dans un beau fauteuil. Il fallait croire que ce démon, par le biais de la voix de Sharaku, avait su se montrer persuasif. Ou alors le soleil, tout le long du chemin, m’avait peut-être un peu trop chauffé les membranes du chef. Enfin, autre possibilité : remordisant à plein rendement, j’eus envie de… de… en fait je ne sais trop. De me faire pardonner des privautés à l’égard d’Anaïs ? De les camoufler grâce à de suspectes caresses conjugales ? Ou, plus simplement, le corps et l’esprit détraqués par ce qu’il venait de se passer et par une longue marche en pleine chaudure, rétablir l’équilibre de mes humeurs (notamment de la cinquième) en faisant ce que me conseillait de faire Sharaku ?

Quel que soit le sentiment qui m’aiguillonna, Sharaku pouvait être fier de moi : je me conduisis de la même manière que lui-même avec ses gadoues d’Iképongi. Alors que je m’approchais de la maison, j’entendis et aperçus Clément qui jouaillait en face avec les enfants des voisins. J’aurais donc les coudées franches pour l’hommage à Maïna, opération qui ne nécessitait pas vraiment la présence d’un enfant de trois ans dans les parages.

J’entre.

Pauline est en train de lire sur un petit fauteuil en tripe de velours que nous avait offert Armand en apprenant sa porture, cela pour la soulager des pénibles mois à venir. De fait, engoncée dans ses sept mois, dans son fauteuil et sa lecture, elle est belle ainsi et a l’air parfaitement reposée, n’eussent été des yeux rougis et tristes dont le démon ne me fit prendre conscience qu’une fois l’irréparable commis.

Enfin, irréparable, c’est beaucoup dire. Mais fort maladroit, certainement. À ma décharge, il faut dire aussi que je ne sais jamais su résister aux portraits de liseuses. Liseuses, et pas lectrices. J’avais expliqué ailleurs la nuance, et évoqué les métamorphoses de Pauline, passant peu à peu de lectrice à liseuse. Là, dans la plénitude de ses sept mois, les traits à la fois fatigués et apaisés, le livre tenu bien droit au milieu de sa gorge de tétonnière (et appelant une autre chose à se tenir elle aussi bien droite), je tombai en déraison. Je sais, j’ai l’air de me décharger (encore ce mot maladroit, décidément…) de ma responsabilité en me cachant derrière quelque ineffable démon tentateur ayant pris possession de mon corps. Mais ici, devant cette vision aussi infernale qu’almifique, je mets au défi le plus sage des sages (ce qui exclut donc Sharaku) de ne pas sentir sa cinquième humeur se mettre à mitonner comme un joyeux pot-au-feu d’hiver.

Je m’approche.

Quoique toujours plongée dans sa lecture, elle ne peut faire autrement que de sentir ma présence. Elle lève fugitivement la tête pour me dire bonjour avant de retourner à son livre. Quand je suis parti le matin pour Nantain, elle dormait toujours. D’où la politesse, même si le ton reste encore distant. Cependant, alors qu’elle revient à son ouvrage, je distingue un léger souris. Enfin, je crois le distinguer, en fait je ne suis sûr de rien hors d’une chose : ce souris est une invitation. Allez, elle aussi en a assez de ces jours durant lesquels nous nous sommes regardés de guingois, et elle aussi aimerait bien que je la maïnaïse un peu pour oublier toute cette colique de sentiments. Le vieil aveugle avait raison : une gorge de sept mois de porture ne peut qu’être l’essence de la vie et du bonheur conjugal.

Sans un mot je me mets à genoutons à côté du fauteuil, je me penche pour la baiser au cou, au milieu des chevins et des senteurs de ma belle paysanne armide et grosse, tandis que la dextre se glisse entre la peau et le haut de sa large chemise pour commencer à manualiser et préparer le terreau apte à recevoir l’hommage à Maïna. Ailleurs, un certain pot-au-feu est en passe de déborder de son chaudron. En passe seulement car il se produit un événement qui l’en empêche. Si le pot-au-feu de Pauline est fameux, sa main-dans-la-gueule ne l’est pas moins. Juste le temps à mon indiciaire de lui frôler le téton droit qu’elle s’est brutalement relevée tout en balançant dans ma direction le revers de la dextre. La cuiture passe de ma braguette à ma joue droite, le tout bien délesté de cinquième humeur.

J’avais craint les jours précédents de revoir les yeux rouges de mon rêve et m’étais félicité finalement d’y avoir échappé. En vain car, devant moi, Pauline se tenait toute fulminante, le regard mauvais et surtout, je m’en aperçus enfin, les yeux rougis de larmes. Je ne sais pourquoi mais à cet instant je regardai le livre qu’elle tenait dans son autre main. C’était le Lancelin, de Charis. Mieux valait cela qu’un coupe-papier effilé, me dis-je, me rappelant d’une certaine scène. Il n’empêche, il y avait lieu pour moi de me sentir merdeux. Et j’allais encore l’être quand ses lèvres, tremblantes de rage, s’ouvrirent pour grincer ces paroles :

À suivre…

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