La conteuse d’elle-même (8) : des effets d’un doigt ensanglanté sur la cinquième humeur

Résumé du précédent épisode : cela s’arrange un peu pour le narrateur des Callaïdes qui, dans son rêve, se met à discuter le plus tranquillement du monde avec Charis qui lui explique certaines choses sur les étranges pouvoirs des êtres de papier, notamment leur capacité à visiter leur créateur. Visites loin d’être aisées mais qu’un moyen tout simple permettrait de faciliter. Problème : ce moyen à la forme d’un long couteau que la Callaïde tient à la main…

C’est un couteau doté d’une lame de fort belle taille.

Je le reconnais.

Il est identique à celui que maniait ma Pauline aux yeux rouges.

Mais immédiatement, je songe à la Charis à demi-nue brandissant son frêle coupe-papier pour refroidir les envies de forçage du prince Richard à son endroit. Son couteau a beau être trois fois plus long que le coupe-papier, je ne ressens nulle angoisse. Son visage n’est ni menaçant, ni courroucé, et je n’ai qu’à attendre ses explications.

Avec votre permission Gaspard, par ce couteau je vais pratiquer une coupure à l’indiciaire de votre dextre, puis je boirai les quelques gouttes de sang qui en sortiront. Alors je m’entaillerai mon propre doigt, l’indiciaire de la dextre aussi – le doigt qui pour nous deux permet de dominer la plume sur un feuillet – puis je vous donnerai à boire de mon sang car oui, pour le cas où vous en douteriez encore, je suis bien de chair et de sang. Par cet échange nous pourrons alors entrer plus facilement en communiement. Si c’est vraiment ce que vous désirez, alors veuillez me donner votre main.

Pas la moindre hésitance, je lui tends aussitôt ma dextre. Je vois à une fugitive expression satisfaite que ma célérité lui plaît. Elle me prend la main et applique la lame effilée sur le bout du doigt. Elle est sûrement plus habile à manier la plume que le couteau car le mouvement qu’elle lui imprime est plus vif qu’il n’est nécessaire. Le fil pénètre bien dans la pulpe et le sang se met aussitôt à couler abondamment.

Oh pardon ! Décidément, vous allez croire, après le dernier chapitre que vous avez écrit, que j’aime à voir le sang couler mais je vous assure que je suis bien surprise par toutes ces gouttes qui tombe pour faire leur nid dans la neige. Vite ! donnez-moi votre doigt.

Je tends ledit doigt qui s’engouffre aussitôt dans la bouche de mon personnage.

Je mets une nouvelle fois un peu de temps à comprendre ce qu’il se passe et il faut une bonne dizaine de secondes avant que mon esprit résume la situation en ces termes : Charis suce mon doigt pour en laper le sang de sa langue. Et comme l’estafilade est profonde, elle y met du temps. Et de l’application. Elle commence par pincer doucement de ses lèvres la phalange entre la pulpe et l’ongle avant de donner de vifs coups de langue puis de décider d’entourer le contour du doigt de la bouche et d’exercer une légère succion. Quoiqu’elle ait fermé les paupières, je la sens concentrée, entièrement à ce qu’elle fait. En ce qui me concerne, je suis entièrement à ma passivité contemplative. Elle peut bien m’aspirer tout le sang qu’elle veut, ce n’est certes pas moi qui l’en empêcherai. C’est que l’on n’a pas tous les jours la possibilité de se faire sucer le doigt par un de ses personnages, encore moins quand le personnage est de l’accorte apparence d’une Charis de Verley. On peut imaginer des stryges suceuses de sang bien plus redoutables…

Il n’empêche, redoutable, Charis l’est à sa manière, et tandis que la froidure floconneuse tend à se faire plus sensible, mon corps, en particulier à un certain endroit, tend quant à lui à se faire plus chaudain. Je sens d’ailleurs que cela peut devenir embarrassant pour moi.

Comme pour répondre à mon embarras, la langue arrête ses caresses et mon doigt sort du doux étau rosat. Assez vite, une perle rouge sort de la plaie, montrant ainsi que ce n’est pas la pression d’une langue, aussi distinguée soit-elle, qui va permettre à la coupure de se refermer. J’espère d’ailleurs que le doigt va s’engouffrer de nouveau dans son charmant ospital quitte à ce qu’une certaine chaleur me fasse tomber dans la honte redoutée, mais cela n’advient pas puisque Charis saisit un petit objet qu’elle tient attaché sur la large ceinture de cuir qui serre sa robe de gitane sur les contours de sa taille. C’est une petite fiole qu’elle s’empresse de déboucher et de placer sous la coupure afin d’en recueillir les gouttes.

Tandis que je récolte quelques gouttes pour les donner à boire à mes sœurs, laissez-moi vous expliquer une chose. Mon ami, depuis le temps nous avons appris à vous connaître et nous savons bien que vous n’êtes pas de ces écrivains tout de vieux plâtre, arides comme leur plume et trouvant de bon goût de voler hors de portée de certains plaisirs (même si leur vol a parfois plus à voir avec celui du vieux faisan moribond que celui d’un majestueux albatros). Oui, nous le savons car apprenez que l’endomyon permet aussi de sentir certaines choses concernant l’état physique et moral d’un créateur. Nous avons ainsi une parfaite connaissance de votre répartition des quatre humeurs… et nous pouvons ressentir aussi quand vous êtes travaillé… par la cinquième. Je ne vais pas vous faire injure en vous demandant si vous connaissez cette humeur que l’on surnomme « l’humeur du bas ». Sachez juste que nous pouvons deviner quand vous avez décidé de faire preuve de hardie galanterie avec dame Pauline et quand… vous laissez un peu trop courir votre plume pour nous dénuder. Notez que je ne vous reproche rien. Une autre que moi dirait sans doute que toutes ces scènes aux bains ne sont guère utiles au récit mais enfin, comme j’aime à me baigner, que je suis satisfaite de mon corps et que j’aime à ce qu’il soit miré (petite vanité cachée dont j’essaye de me corriger mais enfin, vous savez ce qu’est jeunesse), je ne ressens aucun aiguillon à ce sujet. Mais enfin, tout de même, je dois avouer que je suis parfois assez surprise de constater qu’un homme de votre âge ressente en plein les effets de la cinquième humeur pour si peu. J’imagine que cela est une bonne chose, que c’est la preuve que vous êtes encore jeune. J’apprécierais cependant que vous vous calmiez maintenant car je me suis sentie assez embarrassée quand je buvais de votre sang tantôt. Oh ! Ne rougissez pas, tout cela n’est pas bien grave, allez! ce sont des choses qui arrivent, mais je songe à Jan, qui lui aussi a la connaissance des effets de vos humeurs et je n’ai pas envie de lui donner une litanie d’explications après vous avoir quitté. Allez, concentrez-vous maintenant sur ce qui va suivre, et uniquement cela.

Et, d’un geste moins vif que pour mon doigt (on sent la jeune femme soucieuse depuis tout temps de prendre soin de sa personne), elle pose le couteau sur le bout du sien afin d’entamer sa peau délicate. Une perle rubis en sort et, sans façon, elle porte son doigt en direction de ma bouche qui n’a d’autre choix que de s’ouvrir pour suçoter l’appendice, tandis que mon esprit n’a d’autre choix que de se dire : je suce le doigt de Charis de Verley ! Une poignée de secondes vient juste de tomber sur le tapis de neige que j’entends la voix de Charis me dire :

Gaspard Mercier, je vous rendrai merci de bien vouloir vous calmer, de contrôler vos humeurs.

Le pis est que j’ose à peine toucher de la langue la petite plaie, de peur justement de susciter une éruption de cinquième humeur. Mon esprit a gravé en lui la vision de ce doigt effilé surmonté d’un ongle rosat en amande et je tombe en folie de sentir cette amande contre la langue. Je sens malgré tout cette dernière se réchauffer du sang qui lui coule dessus. Le sang de ma créature n’est pas différent du mien. Lui aussi a le goût du sel et du métal, la sensation est peu agréable et aide à me calmer. Je regarde ses yeux et m’aperçois que, de nouveau, à travers leurs iris changeants les autres m’observent. Enfin, Charis décide de retirer son doigt. Cela fait un petit bruit semblable à celui que ferait une nourrice en ôtant vivement son téton de la bouche de l’enfantelet qu’elle allaite. Le bruit est grotesque mais fait rire Charis, et son ris me réjouit et me contamine. Enfin, depuis le début de ce rêve, je commence à ressentir un  peu d’aise. Je fais bien d’en profiter :

Aurais-je à téter aussi les doigts d’Aalis et des autres ?

Non-da, ami, c’est inutile. Vous savez bien que nous avons l’habitude de nous appeler « sœurs » (c’est vous qui avez eu cette idée) or, des sœurs sont du même sang. En buvant le mien, vous avez bu le leur. Je suis désolée de vous décevoir, vous qui auriez sûrement apprécié de faire ce baise-main particulier avec les autres, mais il n’en est nul besoin.  Ne crois pas qu’elles en soient chagrinées car, en cet instant précis, tu peux être sûr qu’elles sont toutes joie. Sais-tu pourquoi ?

Je m’apprête à répondre « parce que dorénavant elles pourront me rencontrer » mais je me retiens. Le tutoiement subit me trouble, tout comme l’étrange souris qui apparaît sur le visage de Charis. Je ne suis pas sûr que ces lèvres soient les siennes. Comme pour les iris, quelque chose semble avoir changé et il me vient l’idée que cette bouche, plus longue, plus narquoise, renvoie davantage à une certaine personne à la rousse chevelure. Le souris n’est pas méchant mais moqueur, oui, indéniablement. Avec une pointe de joie arrogante du mauvais vainqueur qui connaît la satisfaction de se venger d’un adversaire. J’ai subitement beaucoup de peine à sortir ces quelques mots :

Non. Dis-le-moi.

Tout simplement parce que je t’ai tendu un piège. Echanger nos sangs ne permet en rien de faciliter nos rencontres. Nous pouvons en fait les arranger à notre guise. Non, c’était juste un petit hausse-pied dans lequel tu es tombé. Et même un hausse-pied mortel, mais tu vas voir, il n’y a pas lieu de s’en émouvoir, au contraire, c’est très amusant.

À suivre…

Illustration en ouverture : illustration de Bernard Yslaire pour Sambre.

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