La Conteuse d’elle-même (37) : Quand le narrateur tombe en déraison

Résumé de l’épisode précédent : troisième rencontre avec Anaïs Doucet, alias “la Conteuse d’elle-même”. Elle se fait dans les locaux de La Gazette de Nantain, cette fois-ci sans la présence de Brigandin, au grand soulagement du narrateur des Callaïdes qui doit remettre à la belle écrivaine les feuillets de sa contribution au manuscrit qu’elle lui a remis. Mais avec cette histoire peu rassurante d’un suiveur qui lui empoisonne son quotidien, son travail va-t-il la contenter ?

Le dernier feuillet entièrement lu, elle ferma le serre-documents, le posa sur la table et, me regardant enfin de nouveau :

— C’est… excellent.

Deux mots bien plaisants à entendre, pour sûr ! Reste qu’il m’en fallait un peu plus, d’autant que la légère hésitation entre les deux pouvait m’indiquer qu’Anaïs n’avait pas livré tout le fond de sa pensée.

— Voirement ? demandai-je. N’avez-vous pas la moindre réserve ?

Elle prit sa tasse et la porta aux lèvres, lentement, autant pour déguster sa gorgée que pour méditer une réponse. Pour moi, c’était l’évidence : j’étais allé trop loin dans certaines expressions par trop fiévreuses. D’un autre côté, c’était sa pratique du genre de l’égorécit qui incitait aussi à pareil déballage.

— Peut-être ai-je trop osé… oser ? fis-je timidement.

Mais elle reposa sa tasse et :

— Non… vous vous êtes sans doute permis certaines expressions qui – permettez-moi de le dire – sentent un peu trop l’échauffure du mâle. Cela n’a rien de grave, j’en ai lu et entendu bien d’autres dans ma vie et, d’une certaine manière, c’est plutôt flatteur – et je vous l’ai dit, je me donne le droit de rectifier ce que vous aurez écrit, ce sera aisé à faire.

— Alors… cette histoire de suiveur ? Aimez-vous ?

— Bien sûr. J’ai été surprise au début, je l’avoue, mais pourquoi pas ? Qu’une femme soit suivie est une chose banale mais qui, sous votre plume, peut prendre un tour inattendu. J’accepte donc la voie fabulée que vous avez choisie.

— Ayez tout de même conscience qu’il vous faudra retoucher ce que vous avez écrit.

— Oui, c’est ce que je me suis dit en vous lisant, surtout si votre histoire prend de l’ampleur. D’ailleurs, il faut ici que je vous dise…

Encore une hésitation et encore une gorgée de thé.

— … que le manuscrit que je vous ai remis n’est en rien un manuscrit original dans le sens qu’il n’est qu’une recopie d’un autre dans lequel, à la place des astérisques, se trouvaient écrits des passages, parfois fort longs.

— Longs comment ?

— Ils pouvaient aller jusqu’à vingt pages.

C’était en effet bien plus que mes quelques pages allouées pour chacun des astérisques.

— Et qu’y racontiez-vous ?

Troisième gorgée de thé. Accompagnée cette fois-ci d’un soupir.

— Depuis quelque temps, je le sens, j’éprouve le besoin de laisser resurgir le passé ou de raconter le présent tel quel, sans entreprendre la moindre modification.

Estrange, cette impression de déjà-entendu.

— Mais, encore une fois, fis-je, puisque vous n’aimez que parler de vous-même…

Et encore plus estrange, cette impression de déjà-dit.

— Non. Car le goût pour me prendre comme sujet a ses limites. Il est certaines choses dont jamais je ne parlerai. Je veux me montrer, mais ce dévoilement ne peut être total. La nudité est parfois physique, je répugne à ce qu’elle soit morale. Il faut un travestissement, même léger, pour finalement être moins sujet qu’objet. D’où l’intérêt des égorécits qui permettent d’associer ma vie, mon quotidien, à une part d’invention. Or, je me sens de moins en moins capable d’inventer. Quelque chose en moi frappe à la porte, et redouble ses coups pour s’immiscer à travers ma plume. Et… cela je ne le veux. Il me faut redoubler le travail de mon imagination pour l’empêcher… mais ce que j’invente est souvent fort mauvais. Et puis, cela ne cesse de me prendre, je suis de plus en plus tiraillée par cette tentation d’ôter le voile de l’égorécit pour me plonger dans l’essence de mon être et de mon passé.

— Cependant ce Tristan existe bien ?

— Oui, ou plutôt il a existé. Enfin, dans le sens où il a fini d’accompagner ma vie, comme vous avez dû le comprendre en lisant les derniers feuillets du manuscrit. Mais si raconter ma vie sentimentale présente en l’embellissant pour les besoins de l’égorécit est une chose, raconter mes frasques passées en est une autre.

Frasques ? Mais que disait-elle ?

— Frasques, frasques… en vous voyant, j’ai du mal à l’imaginer. Mais est-ce si grave ? Après tout qui n’en a pas dans sa malle personnelle ?

Elle sembla prendre conscience de l’ambiguïté du mot et, pour la première fois, j’aperçus les premiers signes d’un vif mécontentement. Peut-être moins envers moi qu’envers elle-même. Cette fois-ci elle porta à ses lèvres non pas sa tasse de thé mais sa main, précisément l’ongle de son petit qu’elle se mit à rogner, le regard embarrassé et un rien contrarié, perdu dans le vague, méditant une réponse…

— J’entends par ce mot des souvenirs pénibles qui ne regardent que moi, souvenirs que la pratique de l’égorécit m’a permis d’enfouir, jusqu’à maintenant.

— Mais alors, ce que vous m’avez dit, ce souci d’imagination n’est pas le principal obstacle pour vous?

— Non, je ne vous ai pas menti. Cet obstacle est réel. Autrefois j’arrivais à fabuler un peu, mais maintenant c’est de pis en pis. Et mon passé en profite pour s’immiscer, resurgir à travers ces pages que j’ai barrées d’un astérisque. C’est le deuxième obstacle que je n’ai pas cru bon de vous signaler. Monsieur Mercier… Gaspard, si je puis me permettre.

Oh ! Elle pouvait se le permettre, ce n’était pas moi qui allait l’en empêcher. Et puis, à voir ses yeux qui commençaient à rougir et à s’embuer de larmes contenues, à entendre sa voix qui s’apprêtait à desvier, je poussai la sollicitude au-delà du simple fait de lui répondre qu’elle pouvait m’appeler Gaspard. Je me penchai et tendis le bras pour — effroyable témérité dont je me croyais incapable ! – poser la senestre sur sa dextre et :

— Anaïs, bien entendu que vous pouvez vous permettre mais de grâce, si vous m’en faites l’honneur, considérez-moi comme un ami et accoisez-vous.

Elle déglutit et m’adressa un frêle souris qui me fit plaisir. Et d’autant plus qu’elle ne jugea pas utile de retirer sa main.

— Oui, j’ai tout de suite senti que nous pouvions être amis. Dès lors vais-je vous parler comme tel. Gaspard, mon passé et mes douleurs ne regardent que moi. Ces astérisques ont servi à supprimer des choses dont je n’ai aucune fierté, choses dont je ne veux parler et pour lesquelles j’apprécierais que vous ne me posiez pas de questions. Ne prenez pas mal tout ceci mon ami, interrogez-moi sur tous mes goûts présents, si cela peut vous aider dans votre travail, mais ne me demandez rien sur mon passé.

Il était dit que chacune de mes rencontres avec la Conteuse d’elle-même baignerait dans une irréalité qui pouvait permettre les plus grandes folies. Je l’avais vue dans mon rêve s’arracher de ses mains la peau de son visage. Je l’entendais maintenant répéter des paroles – j’en étais certain – qu’elle avait proférées dans ce même rêve. Aussi bien, ce fut le plus naturellement du monde que je lui demandai :

— Avez-vous un amant ?

Naturellement, oui, les six syllabes s’échappèrent ainsi de mes lèvres. En revanche, l’intonation, la manière fuyante que j’eus de l’observer ainsi que celle de rester assis sur ma causeuse, comme si j’avais le derrière dévoré par une armée de pucerons, le furent moins, naturelles. Évidemment, Anaïs le remarqua :

— Est-ce par simple curiosité ou pour vous aider dans votre travail que vous me demandez cela ?

Nul courroux, nulle contrariété dans le ton. Mais, pour reprendre le mot qu’elle utilisait, une certaine curiosité dont il était bien difficile de déceler les racines. Émotion ? Embarras ? Surprise ? Soulagement ? Oui, bien ardu à démêler et je n’en eus du reste pas le temps. Sans réfléchir, je serrai légèrement sa main et laissai échapper des mots que, plus tard, je regretterais peut-être :

— Curiosité et autre chose, je vous l’avoue.

Ses yeux s’étaient portés là où j’avais exercé une pression mais, à ces paroles, ils se levèrent aussitôt pour me fixer. Là aussi, il me fut impossible de deviner, de lire sur son visage le moindre sentiment. Moi, par contre, pour ce qui était des sentiments, ma poitrine était comme un ressac un soir de fort grain. Des vagues y claquaient dans tous les sens, ballotant dangereusement mon cœur. Dans ces cas-là, le capitaine doit garder son calme et donner les bons ordres à son équipage. Moi, je fis comme bien trop souvent, c’est-à-dire n’importe quoi. Je saisis sa main et l’attirai à mes lèvres dans le but de la couvrir de baisers insensés, avec la même fougue qu’un jeune flandrin de comédie. C’était bien ridicule mais, comme je l’ai dit, mes rencontres avec la Conteuse semblaient vouées à me faire tomber en déraison.

Je parvins à donner le premier baiser. Et même un deuxième. Aussitôt l’imagination se mit en branle et me donna à voir deux corps étendus sur la causeuse passant du premier amour au deuxième, puis au troisième. (1) Accessoirement, se mit aussi en branle certaine mécanique corporelle impossible à réprimer. Comme on dit de nos jours : « je ne vous fais pas un dessinet. »

Cependant il n’y en eut pas de troisième ! Anaïs retira vivement sa main et se leva. Voilà, me dis-je, bravo Gaspard, tout est fini. Je n’ai plus qu’à reprendre mon horrible métier de précepteur si je veux augmenter mes gages. Je levai timidement les yeux, un peu comme un houret pouilleux ayant malfait auprès de sa maîtresse… toujours aucun courroux ! Mais du trouble, ça oui, il y en avait.

Elle me tourna le dos cependant et s’empressa d’atteindre la porte. Elle l’ouvrit, tout près de quitter la pièce pour se libérer de ma méprisable présence mais, au dernier moment, alors qu’elle me tournait toujours le dos, le miracle eut lieu :

— J’attends la suite de votre travail. Retrouvons-nous la septaine prochaine. Mais pas ici… vous viendrez chez moi, à la même heure. Au revoir.

La mécanique corporelle devint hors de contrôle.

À suivre…

 

(1) Pour connaître les différences, lire le tome II du livre II : Extases du Shimabei.

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