La Conteuse d’elle-même (22) : Anaïs Doucet se met à nu

Résumé de l’épisode précédent : toujours dans son rêve, le narrateur des Callaïdes découvre l’utilité de chacun des doigts-plumes de la main de la conteuse d’elle-même. Le pouce est pour écrire les choses de l’imagination, l’indiciaire pour parler de soi, le grand pour l’intimité, l’alliançaire pour parler des autres, enfin le petit pour évoquer les traumatismes, les choses devant rester secrètes. Elle explique au narrateur que son pouce, devenu rachitique, l’empêche de puiser dans son imagination. Mais il y a un autre problème…

Elle déplie de nouveau les quatre doigts.

— Vous ne remarquez rien ? Je crois pourtant que c’est assez évident.

La maudite gêne à l’œil qui me le fait maintenant pleurer m’oblige à cligner plusieurs fois pour en chasser des larmes. On dirait que cet œil s’évertue à m’empêcher de bien voir la conteuse et tout ce qu’elle peut me montrer. Je parviens néanmoins à enfin distinguer une autre anormalité. Décidément, après les doigts-plumes, le pouce pris de nanisme et ce que je distingue, cette main est le refuge de toutes les monstruosités.

— Le petit… sa plume.

Je ne sais comment j’ai fait pour ne pas m’en apercevoir d’emblée. Jusqu’à la plume, le doigt est de taille normale. C’est après que ça se gâte : La plume, commençant au milieu de la deuxième phalange, dépasse la troisième pour atteindre le même niveau que le bout de l’indiciaire, et peut-être même le dépasser d’une ou deux rognures d’ongle. Et Anaïs d’expliquer :

— Depuis quelque temps, je le sens, j’ai un besoin obsessionnel de laisser resurgir le passé ou de raconter le présent tel quel, sans opérer la moindre modification.

— Mais, encore une fois, puisque vous n’aimez que parler de vous-même…

— Non. Car le goût pour me prendre comme sujet a ses limites. Il est certaines choses dont jamais je ne parlerai. Je veux me montrer, mais ce dévoilement ne peut être total. La nudité est parfois physique, je répugne à ce qu’elle soit morale. Il faut un travestissement, même léger, pour finalement être moins sujet qu’objet. D’où l’intérêt des égorécits qui permettent d’associer ma vie, mon quotidien, à une part d’invention. Or, je me sens de moins en moins capable d’inventer. Quelque chose en moi frappe à la porte, et redouble ses coups pour s’immiscer à travers la plume du petit. Et… cela je ne le veux. Il me faut redoubler le travail du pouce pour l’empêcher… mais vous voyez dans quel état il est. Et puis, à chaque fois que je le pose sur un feuillet, aussitôt le petit se réveille, tout séduisant avec sa longue plume effilée. Je me dis lors que tout serait tellement plus pratique si j’en usais !

Une sorte de spasme la saisit ici. Après avoir fini ses explications sur la fonction des doigts, elle avait reposé sa main sur le bureau, non loin du feuillet sur lequel elle avait écrit « moi ». J’ai très nettement distingué le petit s’écarter des autres, pointer en direction du feuillet, comme désireux de s’y rendre pour y relater je ne sais quel honteux secret. Le spasme qui saisit son bras droit peut s’expliquer comme un pur réflexe nerveux, mais je me demande s’il n’est pas le fait du petit qui rugit d’impatience et qui, le temps d’un instant, a subitement commandé aux nerfs et aux muscles du bras d’Anaïs. En tout cas, dès cet instant elle retire prudemment sa main de la table pour la poser sur sa cuisse. Sa gêne est de nouveau sensible, et c’est le moment que Brigandin choisit pour intervenir.

— Il faut vous dire ici, Mercier, que Mademoiselle Doucet n’a pu faire paraître la suite de son récit dans La Gazette depuis cinq jours. Le tas de lettres que je vous ai montré est autant constitué de lettres d’admiration que de lettres de mécontentement.

— Oui, je n’arrive plus à écrire. J’ai vraiment besoin d’une aide pour me permettre d’imaginer de nouveau.

— Et c’est là que vous intervenez Mercier.

— Comment ?

Anaïs Doucet se fait alors véritablement douce dans ses yeux et sa voix.

— Monsieur Mercier… Gaspard… je lis vos Callaïdes et, quoique votre matériau soit un matériau historique, c’est-à-dire déjà écrit, laissant peu de possibilités à l’invention, c’est tout l’inverse qui se produit. Vous avez une base liée au vécu de personnes réelles, mais vous vous en jouez comme d’un yoyo, vous les assujettissez à votre fabulation.

De fait, Charis et Aalis me l’ont assez reproché.

— Si je devais expliquer en reprenant le modèle de ma main, poursuit-elle, je dirais que chez vous, le pouce est proéminent et l’alliançaire plus réduit.

Un peu bêtement, je regarde aussitôt ma main, histoire de vérifier qu’elle est toujours normale – elle l’est. Je songe malgré tout que l’alliançaire, après un certain pacte contracté avec mes personnages, est voué à reprendre de la vigueur, mais je n’en dis rien.

— Aussi, ce que je vous propose, est de m’aider. Mon offre m’embarrasse car elle m’oblige à vous faire lire des épreuves où apparaîtront des choses écrites par le petit. Ces choses, vous aurez à charge de les travestir, de les supprimer ou de les remplacer en laissant parler votre imagination, tout en faisant que cette dernière s’accorde avec ma vie, mes sentiments, mon univers.

— Je devrai donc réécrire des passages ?

— On peut le dire ainsi.

— Mais… vous avez conscience que… vous allez livrer des secrets, à moi, qui ne suis finalement rien d’autre qu’un inconnu ?

— Oui. Je ne vous cache pas que ce sera un peu une souffrance. Mais cette souffrance pèsera peu en comparaison de celle qui me fait écrire malgré moi des choses que je veux tenir secrètes. Je veux garder pour moi mon vrai visage.

Je m’apprête à lui rétorquer quelque chose mais je ne le puis : ma douleur à l’œil irradie tellement qu’elle provoque maintenant un bon mal de crâne. Pour la première fois depuis que je suis entré dans ce bureau, j’ai pleinement conscience de vraiment souffrir.

— Mon bon Mercier, cela ne va pas ? Votre œil pleure, il est tout rouge. Tenez, prenez mon mouchoir.

Brigandin me tend un tissu crasseux avec lequel je l’ai vu essuyer sa bouche maculée de charcuterie. Cela fait redoubler mon mal de crâne. J’essaye, malgré tout, de répondre à Anaïs.

— Vous… m’effrayez. Vous me parlez de votre « vrai visage ». C’est ce que l’on dit des fourbes, des félons, des crapules. Ils cachent leur « vrai visage » derrière un vernis trompeur. Vous ne me ferez pas croire que votre passé et votre présent est un vil cloaque qu’il y a lieu de craindre.

Ces mots la blessent, je le sens immédiatement. Et je le vois, le gris-bleu devient plus aigu, aussi aigu que la pointe de ses doigts-plumes qu’elle referme sur sa paume afin de serrer le poing, les y faisant pénétrer. J’ai conscience de ma maladresse.

— Anaïs… j’espère que je ne vous ai pas…

Mon vrai visage

À ses yeux devenus plus aigus répond un ton qui se fait plus rauque. L’aspect mélodieux que l’on y décelait malgré tout a totalement disparu.

— Mon vrai visage !… Ha !

C’est un ha ! mi plaintif, mi-sarcastique qu’elle profère en regardant Brigandin, comme pour le prendre à témoin d’une énormité que j’aurais dite. De son poing serré s’échappent maintenant des gouttes de sang qui commencent à maculer la table.

— Mon vrai visage… mon vrai visage… mon vrai visage…

Je m’inquiète franchement. Je me demande si, en plus du sang, ce n’est pas sa raison qui est en train de s’échapper. C’est une litanie morne, atone, comme le bruissement d’une marmite recouverte sur le feu, encore que pour cette dernière le son est plus apaisant.

Tout à coup cette femme d’une trentaine d’années me semble bien moins pourvue d’aimanide et la comparaison faite lors de son entrée avec une sorcière, à cause de sa chevelure châtain un peu filasse, me semble pertinente. La psalmodie concernant son vrai visage (qu’elle poursuit !), la dureté de son regard, sa belle bouche réduite à un trait pincé et sa main répandant toujours plus de sang sur la table me donneraient presque envie de fuir le bureau de Brigandin. J’ai d’ailleurs le sentiment que c’est en le faisant que je parviendrai à supprimer cette douleur à l’œil qui commence à me rendre fou.

Moi aussi, je suis pris d’un spasme : mon corps effectue un bref mouvement, celui de se lever pour partir, mais il ne l’achève pas, car la conteuse reprend alors parole autrement que pour scander son inquiétante litanie.

Elle me fixe.

— Mon vrai visage… vous voulez le voir ? Eh bien regardez.

Elle déplie sa dextre et la porte en haut de son front, à la jonction entre la peau et les cheveux. Toutes les pointes de ses doigts-plumes s’enfoncent dans la peau. Alors, elle se met à effectuer un mouvement vers la droite, épousant les contours du visage. Les plumes pénètrent, labourent les chairs, font provision d’encre pour au moins deux mois. J’ai la langue gluée au fond de la bouche. J’aimerais lui dire de cesser, mais n’y parviens pas. Ses yeux continuent de me fixer, me clouant dans mon fauteuil. Arrivée au menton, la main quitte la place pour reprendre position au front et effectuer de nouveau un mouvement circulaire, mais vers la gauche. Le silence est tel, ou plutôt, les sens sont si aiguisés dans cette atmosphère de cauchemar, que j’entends le bruit que font les plumes lacérant la peau. Le cercle rouge entourant son visage a dépassé les trois quarts de circonférence, est sur le point de s’achever, laissant derrière lui davantage de sang qui maintenant ruisselle sur le menton, les joues, le cou. J’ai alors une sotte réflexion. Elle a bien fait de mettre une robe de couleur rouge, les taches sont invisibles. Réflexion aussitôt suivie d’une autre. Elle n’aura plus de sang dans le chef, comment va-t-elle faire ? Faire quoi ? Je ne sais pas. En tout cas, ce qu’elle fait une fois le cercle fermé, je ne l’oublierai jamais.

— Voici enfin mon vrai visage.

Alors, de ses deux mains cette fois-ci, elle se saisit de la peau sur les côtés, au niveau des joues, et la tire, la décolle. Cela ne se fait pas sans mal, comme un feuillet collé sur un autre et que l’on cherche à séparer, un bout se déchire et oblige à sa saisir d’un autre endroit. La joue droite est moins capricieuse que la gauche : elle s’est laissée retourner et est déjà toute pendante, flasque, laissant paraître à ma vue des muscles et des dents. L’être que je n’ai tout à coup plus envie de nommer par les douces sonorités de son nom, devinant que l’autre joue est retenue par un amas de chair, décide alors de guider ses mains vers le menton pour y retourner la peau à l’envers, comme une vilaine chaussette sur un pied. Elle y parvient aisément, m’infligeant la sinistre vision de cette bouche aimable quelques minutes auparavant, se tordre et disparaître pour laisser apparaître deux rangées de dents qui, dépossédées de leur écrin de lèvres fardées, me terrifient. Si la conteuse tend à se recouvrir de sang, je tends, moi, à me recouvrir de sueur. À ma douleur à l’œil, à la terreur qui me submerge, je m’aperçois que j’ai chaud, terriblement chaud et que mon visage est en nage.

— A… arrêtez.

Je ne sais comment j’ai pu permettre à ma gorge de laisser échapper ce cri. Car oui, il tient davantage du cri que de la parole, on est entre le mot et le gargouillis guttural. Et il n’empêche en rien Anaïs de poursuivre, cette fois-ci à partir du front. Sur ma droite, j’entends des bruits de mastication, Brigandin qui recommence à manger du jambon, vraisemblablement l’estomac excité par la vue de la tranche de peau que la conteuse tire, rabaisse vers le bas, anéantissant le beau front poli, les sourcils bien dessinés, les paupières fardées de rouge et les cils étoilés. Ses mains tirant méticuleusement la peau passent enfin sous les yeux, les faisant réapparaître dépouillés de tout ce qui faisait leur expressivité. Deux globes saillants, qui me regardent et dans lesquels, malgré leur inexpressivité, figés qu’ils sont dans leur nudité anatomique, je devine tout un monde de tourments. J’ai alors conscience de voir, effectivement, le vrai visage d’Anaïs. Sa peau pend maintenant lamentablement sur le côté droit, toujours retenue par un bout récalcitrant entre la joue et l’oreille. La dextre aux doigts-plumes s’y dirige de nouveau pour achever le travail et me permettre de voir le vrai visage de sang dans son entièreté.

Mais je ne le verrai pas.

Car c’est à cet instant que je prends une décision, la meilleure depuis que je suis entré dans cet endroit.

Il faut croire que Nyxée, déesse du sommeil, lassée de me tenir en ses bras, ou plutôt ayant fini par me prendre en pitié, m’a pincé vigoureusement pour m’aider à prendre cette décision formulée en seulement quatre mots :

Maintenant, je me réveille.

Et, de fait, j’ouvris les yeux, quittant Nantain en une fraction de temps pour me retrouver dans mon lit, absolument terrifié. Mais pas totalement non plus. Car je compris l’origine de cette douleur à l’œil et de ma sueur abondante.

Je me souvins que, dans un élan consolatif, Pauline m’avait pris en ses bras et que j’avais fourré ma tête plaintive entre ses seins.

La position n’avait guère changé, ou alors juste un peu, de quelques pouces. Je n’avais plus la tête entre ses deux oreillers. En revanche, j’avais la tétine de son sein droit fichée dans l’œil. Là était la cause de ma souffrance ! J’aurais pu m’en écarter, m’échapper de la chaleur de son corps qui, redoublée par la courtepointe qui me couvrait, me faisait tout dégoûtant de suée, mais je ne le fis. Je superposai cette pointe de chair à celles de métal et bien plus terrifiantes de la conteuse, et je me dis qu’à tout prendre, celle-ci était préférable. Les autres m’avaient fait mal à la vue, celle-ci, en dépit de la gêne, m’abaumait le cœur. Elle baignait dans la liquidité de mes pleurs et probablement aussi de ces résidus lactés qui s’échappent des tétines des femmes grosses. Du pur bonheur, en fait. Tout comme cette chaude peau d’épouse grosse qui me faisait comme une deuxième peau. Voilà de quoi achever de me rassurer, de combattre l’horreur de celle qui voulait se dépouiller de la sienne.

Je restai ainsi un certain temps, l’œil entétinisé, déchiré entre l’horreur rêvée et le bonheur réel de sentir ce corps chaud contre moi, même si… une réminiscence, celle de terribles yeux rouges me pourfendant. Je me retirai enfin de la pointe de chair pour observer ma femme par en-dessous : elle dormait profondément d’un air paisible. Sa seule vue adouçait tellement l’âme que l’on se sentait aussitôt les paupières lourdes, on avait envie de retourner auprès de Nyxée en sa compagnie. Elle dormait la bouche légèrement entrouverte et un léger filet de salive lui coulait mignonnement sur le menton.

Lui coulait sur le menton…

Aussitôt une image revint. Celle de gouttes de sang dégoulinant sur un menton à cause d’une peau que l’on arrachait. Je ne sais pourquoi je songeai à cette idée, c’était bien fol, bien idiot de ma part, mais je superposai Anaïs et Pauline, me demandant si finalement Nyxée, avec ce qu’elle m’avait fait vivre durant cette nuit, n’avait pas voulu me mettre en garde envers mon épousée qui, depuis qu’elle vivait avec moi, avait appris à lire, avait dévoré des livres et même commencé à avoir des envies d’écriture.

À suivre…

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