La Conteuse d’elle-même (36) : Thé galant et soumission (de manuscrit)

Résumé de l’épisode précédent : Il y a du vinaigre dans le vin, comme on dit, entre Pauline et le Narrateur des Callaïdes qui ont décidé de s’ignorer, à cause de l’association entre ce dernier et Anaïs Doucet, alias la Conteuse d’elle-même. Gaspard doit la revoir pour lui soumettre son travail sur le manuscrit qu’elle lui a remis…

Quelques jours plus tard, je retournai à Nantain. Je me rendis aux locaux de La Gazette, là où je devais retrouver Anaïs. C’était d’ailleurs ennuyeux, que cela, j’espérais au moins que Brigandin ne viendrait pas s’immiscer.

Je fus exaucé. Alors que j’entrais, la vieille Josette me héla et, à contrecœur, dut se montrer un minimum aimable pour me dire qu’en ce qui concernait ma discussion avec mademoiselle Doucet, la deuxième pièce à droite au premier étage nous était réservée.

J’inclinai la tête, parvins même à décoincer un merci, et montai pour rejoindre ladite pièce.

Je la connaissais, c’était une chambre aménagée pour discuter agréablement quand les employés de La Gazette avaient fini leur travail où quand l’un d’eux recevait une connaissance. Brigandin s’y rendait aussi quand il voulait discuter avec un client dans un endroit moins formel que son bureau. D’ailleurs… j’inspectai la causeuse et la petite table sur laquelle quelqu’un (sans doute Josette où la petite Shimajinne qui partageait les perversions de Brigandin) avait posé deux tasses et une théière toute fumante : nulle trace de gras ou de charcuterie. Tant mieux, me dis-je, quand on rencontre l’élégance faite femme, nul besoin d’être parasité par la grossièreté faite homme de l’autre imbécile.

En dehors de la causeuse, de la table et de l’accueillante théière, la pièce arborait des murs simplement peints de blanc et d’une fenestre donnant à voir les arbres du square Amédée Latouche. Ah si ! Il y avait une… chose : sur un des murs se trouvait, trônant au beau milieu, un portrait de Brigandin qui m’observait, tout goguenard et les yeux plissés pour exprimer le plus parfait contentement de soi ! C’en fut trop, je me levai aussitôt de la causeuse pour décrocher le portrait et le poser, face contre mur.

Le bien-aise revint aussitôt, mais la tranquillité d’esprit ne dura pas : au loin, je perçus des pas montant un escalier, pas qui, alors qu’ils résonnaient, ne cherchant pas à monter au deuxième étage mais au contraire s’approchant de la porte, me donnèrent à penser, par leur espacement et leur légèreté, qu’ils s’agissaient de pas appartenant à une personne de la taille et de la silhouette d’Anaïs. Je me rassis précipitamment sur la causeuse afin de me donner une belle contenance en portant aux lèvres une gorgée de thé. Geste irréfléchi car je ne pris garde à la chaudure du breuvage qui me brûla la langue, la gorge et la canne de l’estomac. Je parvins néanmoins à contenir mes grimaces quand la porte s’ouvrit, et qu’Anaïs parut.

Oui, c’était bien elle, même si les atours qu’elle avait choisis étaient fort différents de la dernière fois. Le beau bliaud grenat avait été délaissé pour une robe bleu azuré tandis que la chevelure châtain un rien broussailleuse avait été ramassée en une grosse tresse, laissant pendre sur le front et les tempes de coquettes mèches qui décoraient une peau cette fois-ci assez peu fardée. Les joues n’étaient pas rehaussées, tout comme les paupières. Seules les lèvres avaient été rougies du même rouge grenat aperçu quelques jours auparavant. Tout cela la rajeunissait, et je dois dire que cette vision, alors qu’elle s’approchait en souriant pour me tendre sa main à baiser, me firent vite oublier ma brûlure de gointron. En fait, ce sont mes lèvres qui brûlèrent quand elles se portèrent à ce qu’elle me présentait. Ce n’était certes pas là une main qui, comme celles de Pauline, avait travaillé la terre. Tenir une plume pour en gratter des feuillets, cela devait aider à la conservation et à son rajovenissement. Fine, nerveuse et douce : Tristan avait bien de la chance de la baiser tous les jours et surtout d’en recevoir les caresses. D’ailleurs, tiens ! j’eus envie d’en distribuer quelques-unes, de caresses. Non pas physiques, mais verbales :

— Voici ma récompense pour mon long périple matinal qui m’a mené jusqu’ici.

Anaïs sourit.

— Jan d’Alverny a dû faire bien pis auprès de dame Charis, fit-elle.

— Mais pour un plaisir équivalent. Tant pis pour lui, tant mieux pour moi.

Tous ces mots étaient-ils bien raisonnables venant d’une personne mariée ? Sans doute pas, mais que voulez-vous ? Quand deux personnes passant leur vie à étaler sur des feuillets des mots fictifs ou semi-fictifs se trouvent face à face, la réalité de leur rencontre se teinte elle-même de plaisante fabulation. Il ne fallait pas y voir autre chose quand Anaïs me répondit :

— Il ne s’agissait pourtant pas de mon premier ordre. (1)

— Ah ! Ai-je malfait en ne l’ayant pas autrement interprété ?

— Qui sait ? En tout cas j’ai souvenance d’une autre mission en rapport avec certains astériques…

La plaisante galanterie cessa, l’heure était venue d’évoquer nos affaires littéraires, à défaut d’une impossible affaire de cœur.

— Tout se trouve ici, lui dis-je en lui tendant un serre-documents où se trouvaient ses manuscrits ainsi que les miens. Mais je dois vous dire que je n’ai fait que la moitié.

— Pourquoi cela ?

— Lisez, et vous comprendrez.

Elle ne perdit pas de temps à me questionner davantage. Elle s’assit sur le petit fauteuil en face de la causeuse et commença aussitôt sa lecture. Moi, en bon galantin je me saisis de la théière pour lui verser une tasse. Du coin de l’œil elle me vit faire et me glissa un merci, mais en un pur réflexe de politesse, son esprit étant déjà happé par les premières lignes qu’elle venait de lire.

Ne voulant pas non plus paraître importun, je fis mine de laisser traîner mon regard vers la fenestre, avant de balayer la pièce et scruter attentivement au passage l’expression d’Anaïs qui découvrait son propre personnage perturbé par un suiveur qui, à de petits détails de son quotidien, semblait bien être réel. Dans le cinquième et dernier astérisque que j’avais accompli, Anaïs s’apercevait, alors qu’elle rentrait chez elle et qu’elle se rendait à son secrétaire pour y écrire un peu, que sa plume était posée de curieuse manière sur son meuble, c’est-à-dire sur la gauche, alors que droitière, elle avait bien sûr l’habitude de la reposer à sa droite. Geste inédit dont elle n’avait plus souvenance ou réelle intrusion chez elle durant son absence ? Elle entreprend en tout cas d’inspecter les moindres recoins et ne tarde pas à se rendre compte qu’il lui manque un objet : une boucle d’oreille assez précieuse car munie d’un petit diamant. Chose estrange, alors que la paire de boucles se trouvait toujours dans le petit tiroir d’une boite à bijoux, il ne restait plus qu’une boucle, l’autre ayant – malgré une fouille minutieuse de tous les autres tiroirs, inexplicablement disparu. Et l’estrangeté ne s’arrêtait pas là car, durant la nuit qui suit, alors que sa langue glisse dans le creux de l’oreille de Tristan avant de serpenter ailleurs, elle s’aperçoit que le lobe de son oreille est percé d’un trou. Était-il déjà présent et n’y avait-elle donc jamais prêté attention ? S’agissait-il d’une simple coïncidence qui faisait partir son esprit en déraison ? Le suspecter d’entrer chez elle en son absence (c’était chose possible car elle lui avait remis un double de sa clé), de lui prendre une seule boucle d’oreille pour l’essayer coquettement sur lui-même en face d’un miroir ! Et puis quoi encore ? Lui voler ses culottes et ses porte-poitrine pour les essayer aussi ? Ridicule !

Cela dit, l’hypothèse fit son chemin et Anaïs ne se rua pas moins dans ses tiroirs un fois Tristan parti le lendemain pour voir si tous ses précieux bouts de tissus s’y trouvaient. C’était le cas. Ce qui la rassura, mais pas complétement, certaines caresses de Tristan ayant été plus brutales qu’à l’accoutumée. Je craignais d’ailleurs qu’Anaïs soit incommodée de quelques lignes que je m’étais peut-être un peu trop échauffé à écrire. Mais alors que son regard lisait attentivement le passage en question, nulle gêne n’apparut sur son visage. Au contraire, son air pensif laissa échapper plusieurs hochements de chef et quelques sourires qui laissaient supposer que mon travail lui agréait.

Le dernier feuillet entièrement lu, elle ferma le serre-documents, le posa sur la table et, me regardant enfin de nouveau :

(1) Voir Les Trois Ordres d’Aalis.

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