La conteuse d’elle-même (19) : l’égorécit d’Anaïs Doucet

Résumé de l’épisode précédent : toujours dans son rêve, toujours face à Brigandin, le narrateur des Callaïdes doit subir de la part de ce dernier un exposé des difficultés financières que doivent affronter les gazettiers-éditeurs. Il explique aussi la mode d’un nouveau genre littéraire, l’égorécit, dont la conteuse d’elle-même (une certaine Anaïs Doucet) est l’une des grandes représentantes. Il lui tend d’ailleurs un de ses ouvrages afin qu’il se fasse une idée de son style…

Quoique que cela me répugne, je me saisis de l’ouvrage et l’ouvre à la page indiquée. D’emblée, une, non trois choses me sautent aux yeux.  Des paragraphes qui ne dépassent pas cinq lignes, des phrases qui n’en font qu’une et, malgré leur brièveté, un nombre déraisonnable de virgules. Je prends mon courage à deux mains (car une ne suffirait pas) pour m’essayer à la lecture des premières pages :

*

Le rituel est le même, immuable.

Quand j’ai fini mon bain, je me lève et me tiens debout dans la baignette, pour attendre l’intervention de ma servante.

Je pourrais me sécher, moi-même. Certes. Mais après le confort de l’eau ardente, vient le déconfort de la sortie de baignette.

Je suis frileuse, l’ai toujours été, et ce court instant où je me lève et attends me change en statue. Je sens que tendre les bras pour me saisir d’une serviette, et m’essuyer moi-même, ne ferait qu’accentuer la sensation de froidure.

Je préfère jouir des quelques secondes où je deviens une statue ardente. Froide en surface, brûlante à l’intérieur. Car je sais que Cécile aime cet instant qui lui permet de toucher le corps de sa maîtresse.

Munie de sa serviette, elle s’approche du bord de la baignette et la présente de manière à offrir à mon pied un doux cocon. Je lève la gambe et le pied, ruisselant, est aussitôt enveloppé. Elle le caresse plutôt qu’elle ne le frotte. Je l’ai obligée de faire ainsi. Ne suis ni reine ni souveraine mais ce rituel est le seul instant de mes journées, depuis que Tristan me reçoit dans sa couche, où je peux me donner l’illusion d’en être une. Et cela me console.

Cécile est émue, je le vois bien à la légère rougeur de ses joues, qu’après deux mois de cette pratique, elle ne parvient pas à éviter. Et alors que la serviette remonte, là aussi en caresses, vers le haut du mollet, le rose de son visage se fait plus profond.

Délicatement, elle s’est saisie de la gambe sous le genou ainsi que du pied pour poser celui-ci sur le rebord. Là aussi, je pourrais le faire moi-même, mais c’est mieux ainsi.

Elle se tient à genoux comme il se doit pour une servante face à sa reine.

Ce qui est bon pour mon orgueil. Mais périlleux pour ma pudeur.

Car, de là où elle est, tout en faignant de fixer les mouvements qui remontent maintenant lentement vers les cuisses, elle peut bien la voir.

Ses mouvements s’arrêtent souvent à quelques pouces d’elle. Mais, matinée après matinée, j’ai la nette sensation que la distance raccourcit. Je ne lui ai pas donné l’ordre de s’en occuper. Je lui ai pourtant dit, dès le premier jour : « Cécile, je veux que ce soit vous qui me séchiez le corps. Au confort de l’eau je veux que suive le confort exaucé par vos mains. Disposez de toute ma personne. »

Malgré l’ordre, elle a toujours évité d’y glisser sa serviette. Et je ne lui en ai jamais fait la remarque. Mais je l’ai dit, les pouces raccourcissent.

Dans quelques jours, la serviette frôlera les gouttes perlées sur ses poils follets.

Et dans quelques jours encore, la serviette caressera peut-être son entrée.

Ce sera lors un geste bien difficile à juger, à interpréter.

D’un côté la soumission à l’ordre donné de sécher l’entièreté d’un corps.

De l’autre…

Tout tient dans ces points de suspens.

Ces trois points correspondront-ils à trois gifles que je lui donnerai en feignant la pudeur outragée ?

Ou seront-ce trois tressaillements de ma chair, trois expirations fébriles mais consentantes… et heureuses ?

Sa serviette a laissé ma cuisse.

Mon pied propre et sec délaisse son rebord pour voler et se poser sur le sol où l’attend une autre serviette disposée.

Son visage rougissant se tient juste en face de ma nature.

*

« Alors ? »

C’est Brigandin bien sûr qui m’interrompt dans ma lecture.

« Saisissez-vous maintenant la puissance de l’égorécit ? »

J’avoue que j’aurais volontiers continué encore un peu la lecture, mais c’est surtout parce que j’ai toujours été amateur des scènes de bain.

— C’est un peu court pour m’en faire une idée précise. Je viens d’en lire deux pages, je ne peux dire que cela a été un supplice. Ça tire quand même un peu à la ligne, hein ? Et j’espère que l’intrigue va un peu plus loin que le long récit du séchage des différents membres d’une dame.

À ce mot d’intrigue, aussitôt Brigandin lève les bras au ciel.

— Ah ! j’attendais le vilain mot ! L’intrigue. Vous autres, pisseurs de lignes feuilletonnisées, vous n’avez que ce mot-là à la bouche. Sachez que dans les œuvres de Mademoiselle Doucet, d’intrigue, il n’y en a mie. Ou plutôt si, il y en a une, c’est sa vie. Avec elle, le simple fait d’acheter trois poireaux au marché constitue un événement, et c’est cela qui est beau !

— Mais ce n’est pas fastidieux à la longue ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas le temps de lire. Mais ça semble plaire, à en croire son classement, et c’est tout ce qu’il me faut. Et comme je vous ai dit : il y a un visage. Il est apparu dans la Gazette, les lecteurs l’identifient et, quand dans ses récit le nom d’Anaïs Doucet apparaît non pas dans le bandeau mais à l’intérieur du texte et que ce texte présente une profusion de détails du quotidien qui nous donnent à penser que ces choses ne peuvent avoir été inventés, eh bien cela fascine. Le lecteur est dans la posture du hibou nocturne qui se poste sur le rebord d’une fenestre afin de voir ce qu’éclaire la lumière à l’intérieur. Et l’auteur peut se payer le luxe d’inventer des faits, même merdeux, même sans intérêt, à chaque fois ces faits donneront l’illusion d’un vrai insolite. En fait, avec l’égorécit on a trouvé une forme d’opiade littéraire pour les lecteurs paresseux. Vous, Mercier, vous bâtissez une intrigue qui demande à son lecteur de suivre en continu son développement. Il suffit de rater un ou deux chapitres lors de la publication pour décourager l’envie de poursuivre.

— Mais il y a les petits résumés qui…

— Je sais, je sais. Il n’empêche, votre panier est trop garni pour le lecteur de méshui alors que celui de Mademoiselle Doucet va à l’essentiel. Surtout, comme l’intrigue c’est sa vie, il n’y a pas besoin de prendre des notes sur qui fait quoi ou de faire une liste sur des intrigues parallèles pour s’y retrouver. On peut rater quelques chapitres lors de la publication, ça n’empêchera pas de comprendre. Mais on rate rarement des chapitres : comme elle parle toutes les deux trois pages de sa nudité ou de certaines envies de la démangent, croyez-bien que ça fidélise très vite les lecteurs. Et les lectrices aussi qui voient en elle un modèle d’armide élégante et libérée. En fin de compte une sorte de Calla… hé ! mais j’y songe tout à coup ! Redonnez-moi donc l’ouvrage !

Il s’en saisit et se met à le feuilleter fébrilement vers son milieu.

— J’ai dit que je ne lisais pas mais celui-ci, j’ai fait l’effort d’aller jusqu’aux deux premiers tiers. Après, allez, je vous le concède, c’est quand même toujours un peu la même chose. Où est-ce donc ? Je suis certain de l’avoir lu…

— Quoi donc ?

— Une référence à quelqu’un que vous connaissez bien. Attendez que je retrouve… vous allez rire… ou peut-être pas d’ailleurs… hu ! hu ! Ah ! j’y suis, j’ai trouvé. Écoutez bien : « Depuis quelque temps, Héloïse me fait de la peine. Elle joue au bas rose, étale son savoir pour avoir l’air d’une Charis de Verley contemporaine. Elle y parvient, elle devient aussi ridicule que la fade poètesse. » Coïncidence amusante, n’est-ce pas ? Et il y a un autre passage plus loin où votre précieux modèle est écorné. Mais… qu’avez-vous Mercier ? Vous pleurez ? Voyons, remettez-vous mon vieux, ce n’est pas si grave !

Je ne pleure pas.

La gêne à mon œil droit avait en fait commencé dès mon entrée dans le bureau de Brigandin. Uniquement le droit. Une sensation de chaleur de plus en plus douloureuse et qui a pour conséquence d’humecter d’importance la surface de l’œil. C’est agaçant, mais moins que de savoir que l’autre pourrait imaginer que ces larmes proviendraient d’une blessure d’amour-propre même si, je l’avoue, mon cœur bat violemment après cette hérésie. J’étais circonspect concernant l’estime à accorder à cette Anaïs Doucet mais maintenant, tout me semble parfaitement clair : je la hais franchement.

Soudain, un bruit indéfinissable retentit. Il émane du boitier noir que Brigandin avait utilisé pour demander à Mari d’apporter les cafés. Aussitôt le gazettier appuie sur un petit carré noir qui s’enfonce dans le boitier.

— Oui, Josette ?

— Mademoiselle Doucet est à la réception. Vous pouvez la recevoir ?

Brigandin ne peut s’empêcher de me lancer un regard amusé.

— Bien sûr Josette, qu’elle monte, je veux la présenter à quelqu’un.

Et il relâche le carré qui reprend sa position.

— Voilà, dans un instant celle que nous appelons la conteuse d’elle-même va sortir de l’ascenseur. Ne lui tenez pas rigueur de sa considération envers dame Charis. D’abord parce que cet avis vient d’un égorécit et que le vrai est souvent feint (peut-être qu’en fait elle déborde d’admiration pour votre modèle). Ensuite parce que j’ai une proposition à vous faire, afin de vous permettre de gagner la poignée d’écus que vous êtes venu quémander.

La censeur a été bien plus efficace que pour me faire monter en compagnie d’Aalis. Il a tout juste terminé sa phrase qu’un bref son retentit derrière moi. Je me retourne : les portes en métal de l’ingénieux appareil s’ouvrent.

À suivre…

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