Résumé de l’épisode précédent : Toujours dans son rêve, le narrateur des Callaïdes est mal embarqué dans son désir d’obtenir une augmentation de ses gages de la part de son gazettier-éditeur, Brigandin. Son agacement redouble quand il découvre que cette “conteuse d’elle-même” dont tout le monde parle, une certaine Anaïs Doucet, très prisée des lecteurs de La Gazette de Nantain, a commis dans l’un de ses ouvrages une remarque désobligeante envers Charis ! Cela tombe bien, il va pouvoir lui en toucher deux mots car la conteuse entre justement dans le bureau de Brigandin…
Et la conteuse d’elle-même paraît enfin.
Je saisis tout de suite que c’est une belle femme. Assez grande, taille bien prise, bouche charnue et grands yeux altiers, le tout dans une robe d’un grenat profond ceignant admirablement un corps fait pour attirer les regards et attiser les caresses.
Bon… allez, c’est un bon point pour elle, ma haine veut bien redescendre d’un cran, voire de deux.
En revanche mon agacement envers Brigandin remonte de plusieurs quand je le vois quitter son bureau pour s’approcher servilement afin de lui faire un baisemain. La vision de cette bouche ayant été en contact avec de la charcuterie et se posant sur cette dextre gracile aux ongles peints me révulse. Petite satisfaction, si elle le laisse faire, elle fait le mouvement de retirer d’elle-même sa main, histoire d’écourter le plaisir. Je remarque un air dégoûté qu’elle ne parvient pas à dissimuler. Ma haine descend encore d’un cran.
Encore un peu et je n’aurai plus l’ombre d’un ressentiment.
Enfin, mise au courant par Josette que l’affreux voulait lui présenter quelqu’un, elle me remarque et pose ses yeux sur moi. De grands yeux altiers, oui. Et artistement fardés sur leurs paupières, Mademoiselle Doucet ayant dessiné un dégradé allant du grenat, pour correspondre à sa robe, à un rouge qui s’évapore au fur et à mesure que la paupière s’approche des sourcils. C’est de très bon goût, parfaitement exécuté, ça flatte ma vue et, forcément, fait descendre encore d’un cran mon ire.
Encore un peu et je sens que je vais bientôt l’appeler Anaïs plutôt que Mademoiselle Doucet.
Elle me donne l’impression d’être une Callaïde arrivant au terme de sa vie auprès d’une reine, à savoir à l’orée de ses trente ans, peu avant le choix entre une vie dans un cloître ou une vie auprès d’un époux. Je me rappelle de cette notion d’aimanide supposée exprimer l’éclat d’une femme, un type de beauté sur laquelle le temps n’a pas de prise et qui se développe chez les êtres prenant de l’âge et ayant su maintenir une vie chaste. Eh bien j’en ai un bel exemple sous les yeux. À en juger les deux pages de son livre que j’ai lues, je ne suis pas sûr que sa vie soit particulièrement chaste, il n’empêche qu’elle dégage de cette beauté discrète qui, à l’opposé de la beauté épanouie de la jeunesse, se fanera peut-être moins au fil du temps. Je repense à Charis et Aalis telles que je les ai rencontrées (je ne compte pas Mari car sa transformation n’est pas encore achevée). Elles lui sont sans l’ombre d’un doute supérieures dans l’agencement de leurs traits, de leur finesse, de leur expressivité. Mais oui, il leur manque encore de cette aimanide que seules certaines femmes s’approchant de la trentaine peuvent avoir. Même Pauline, plus âgée que les Callaïdes, ayant dépassé les vingt-cinq ans, ne l’a pas.
Ajoutons qu’Anaïs dispose d’une splendide chevelure châtain. La texture est broussailleuse et m’évoque la crinière hirsute d’une sorcière de conte de fées, mais une sorcière sensuelle, agréable à la vue. Des mèches lui tombent sur la poitrine, effectuant une courbe qui permet de jauger de son volume. Là aussi, on est loin de la sorcière famélique, avec la peau sur les os et les seins en bourses vides.
Ici Brigandin, pas du tout famélique, lui, et la bourse pleine du travail qu’il fait faire aux autres (quant aux autres bourses, je refuse d’imaginer quoi que ce soit), reprend la parole :
« Mademoiselle Doucet, venez que je vous présente, voici Gaspard Mercier, l’auteur des Callaïdes, vous savez, ce cycle qui paraît aussi dans La Gazette… à l’avant-dernière page. »
Forcément, j’ai envie de l’étrangler car je sais parfaitement que l’avant-dernière page de La Gazette est la moins prisée. Mais je me retiens cependant, car la conteuse d’elle-même s’approche. Au fond de ces yeux qui m’observent et qui me sont, je dois l’avouer, intimidants, je distingue une lueur d’intérêt. Et comme elle se tient maintenant à un pas de moi, j’aperçois surtout, en partie camouflée par des cheveux, une longue cicatrice lui courant sur la joue droite. Sa vue me trouble car sa manière de luire laisse supposer qu’elle est toute récente. Je ne sais pourquoi, mais sa vue m’attire tellement que j’ai presque envie de me lever afin d’écarter les cheveux pour le vérifier.
Mais Anaïs est face à moi et me tend sa main à baiser.
« Monsieur Mercier. Enchantée ».
Un timbre comme je n’en ai jamais entendu. Un timbre rauque, oui, indéniablement, et en même temps mélodieux, réconfortant, comme si Anaïs avait passé sa vie à alterner consommation de nicotiane et infusions au miel.
« En… enchanté ».
Évidemment, je bafouille et, pour cacher mon embarras, je m’applique à saisir dignement sa dextre qu’elle me tend à baiser. L’idée que mes lèvres vont presser l’endroit où l’autre a pressé les siennes barbouillées de charcuterie et que par conséquent, je vais indirectement baiser la bouche de mon gros gazettier-éditeur me lève bien un peu le cœur, mais la vue du fin poignet s’échappant d’une manchette dentelée me donne du courage… courage qui s’évapore aussitôt lorsque je remarque l’apparence de sa main.
La peau est d’une belle carnation et joliment tendue, oui, ce n’est pas le problème. Ce sont ses doigts. Si leurs premières phalanges sont ordinaires, elles opèrent dès la deuxième un vigoureux rétrécissement et qui s’accentue encore à la troisième. La raison est simple.
La conteuse d’elle-même dispose de cinq appendices qui commencent comme des doigts mais s’effilent pour terminer par des plumes d’écriture !
Je dois avoir l’air terrifié en les observant car j’entends Brigandin commenter :
« Ha ! ha ! oui, c’est étonnant au départ, mais on s’y fait. Mademoiselle Doucet est en fait tellement conteuse d’elle-même, l’écriture est tellement associée à sa vie que son propre corps s’est transformé pour inclure en lui cette activité. Anaïs n’écrit pas autrement qu’en utilisant ces plumes que la nature lui a données.
— Mais… et pour l’encre ?
Je ne sais pourquoi je pose cette question. J’imagine cette femme devant sa table de travail, trempant ses doigts-plumes dans un encrier. La vision me semble du dernier grotesque. Cependant Brigandin échange à cet instant un étrange sourire avec la conteuse.
« Ah ça ! s’exclame le gros, c’est un secret, mais peut-être que vous ferez partie de ceux qui le connaissent car il me faut maintenant vous expliquer ce à quoi j’ai pensé pour vous. Venez vous asseoir à mes côtés Anaïs, je vous prie. »
Je constate confusément que le bureau du Brigandin s’est libéré comme par enchantement de son fatras de documents comme de son assiette de charcuterie et de sa bouteille de vin. À côté de son fauteuil est apparu un deuxième sur lequel Anaïs va s’asseoir gracieusement en répandant autour d’elle une merveilleuse senteur. Sensible aux impressions odorifères, je devrais en concevoir du plaisir mais cela n’advint pas car j’ai beaucoup de mal à détacher mes yeux de ces doigts monstrueux.
La conteuse s’en aperçoit et décide de s’en amuser. Elle lève la main à hauteur de visage et en fait jouer les doigts. Cinq plumes se mettent à danser sous mes yeux.
« Cela vous intrigue, n’est-ce pas Monsieur Mercier ? »
De nouveau ce timbre légèrement rauque, très différent de celui de Charis, d’Aalis et de Mari, mais qui plaît tout autant à mon ouïe.
À suivre…