Résumé de l’épisode précédent : dans son rêve, le narrateur des Callaïdes marche dans Nantain sans que nul ne s’aperçoive de sa présence. En fait, il finit par comprendre qu’il est devenu une sorte de spectre. Cependant, un air de musique au loin attire son attention. Il s’agit d’une jeune gitane jouant de la mandoline sur le parvis de la Cathédrale. Gitane qui a les traits de Charis…
C’est Charis.
Pas la Charis de Verley appartenant à l’Histoire, non, il s’agit bien de ma version de Charis comme en témoigne sa paupière gauche légèrement affaissée, stigmate indélébile que ma perversité lui a valu quand je lui ai fait subir son séjour en prison – séjour qui fut bien moins ténébreux pour la véritable Charis.
Bref, je suis face à mon personnage et il me faut un peu de temps pour comprendre la portée de ces mots tant la stupeur, l’ébahissement et l’incompréhension me tombent plu dru que la neige alentour.
Ma pétrification l’amuse. Ses yeux se plissent et sa bouche s’étire en un sourire affectueux où une nuance moqueuse se dessine. La vision des mouvements de ces traits pour retranscrire son expression me terrasse par sa violente réalité. Je me plonge dans le moindre de ses cils, je me fonds dans le grain de sa peau, aspects dont je n’avais jusque lors qu’une vague idée, tout comme les traits de son visage d’ailleurs. Certes, il m’a été donné de voir des portraits de la véritable Charis de Verley et ces images m’ont aidé à bâtir le personnage. Mais elles ne se sont jamais totalement substituées à l’image mi-précise, mi-fantomatique que j’avais d’elle. Et voilà que j’avais sous les yeux une matérialisation absolue de cette créature et je comprenais que oui, si l’esprit d’un créateur avait la capacité de s’ébrouer pour ôter les parcelles brumeuses qui recouvrent ses personnages, alors Charis me serait sûrement apparue telle que je le vois en cet instant.
J’aimerais parler, tendre bêtement la main pour vérifier la matérialité de ce visage mais je résiste, craignant sans doute que le geste ne fasse s’évanouir l’apparition.
Charis… parle, je t’en prie. Moi je ne puis.
Je parviens à chuchoter ces mots. Les chuchoter oui, car je redoute là aussi que, plus haut, l’image que j’ai en face de moi et qui me sourit de nouveau et qui surtout me fixe tendrement de ses prunelles de dame zamoréenne, je redoute donc que cette belle image disparaisse. J’éprouve alors ce que ressentit sans doute Jan quand, alors qu’il était garde dans le salon de Catelyne, il croisait ce regard. Comme j’avais beau jeu de me moquer de lui et de sa peur de puceau ! Avoir de tels yeux et les visser dans ceux d’une vieille carcasse comme la mienne ! En comparaison les yeux rouges de la Pauline manieuse de couteau m’apparaissaient tout de suite bien insignifiants. Cependant la Callaïde daigne enfin me tirer d’embarras.
Vous ne pouvez parler ? J’en connais qui seraient bien persifleuses si elles vous entendaient dire cela, vous qui êtes si prompt à nous faire déverser des flots de mots sur le papier. J’aimerais pourtant, moi, vous entendre parler. Mais je peux comprendre qu’un créateur ait la langue toute gluée face à sa créature. Je ne crois pas que vous soyez déçu par ma voix. Je sais qu’elle est agréable à entendre, tout comme je sais que mes yeux, mon air et ma silhouette font de moi une armide, pour reprendre un mot que vous affectionnez. Je vous remercie pour tout cela, tout comme m’avoir fait connaître tant de bons moments. Bien sûr, j’en ai aussi connu de fort pénibles, et je dois dire aussi que votre manière de me ridiculiser dans certains chapitres est parfois lassante…
Je… je suis désolé.
Oh ! vous en avez l’air, mon ami. Mais je ne vous en veux pas car ma vie, avec son lot d’abîmes et pour peu que ces dernières soient suivies de bienheurance, a ma préférence sur une vie plate et sans surprises. Mais toutes ne pensent pas comme moi et je préfère vous le dire, il va falloir laisser passer beaucoup de temps avant qu’Aalis ne vous pardonne et vous apparaisse peut-être comme moi je le fais. Non, en vérité on ne fait pas subir à une jeune femme ce que vous avez osé écrire. C’était mal de votre part, Gaspard.
Je baisse la tête, merdeux de partout, même si, quelque part au fond de moi, une partie se rebelle. Ah ! pour reprendre ces allégories vieillottes, je sens que Création rue et n’a nullement envie de se laisser mettre la bride par Bienséance. J’ai envie de faire une objection quand Charis s’approche pour me prendre le bras et faire quelques pas. Nous quittons le parvis.
Mais laissons cela. Ne soyez pas étonné de mon apparition, Gaspard, qu’un personnage visite son créateur est beaucoup plus fréquent que vous ne le croyez. Et vraiment, ça me fait plaisir d’avoir été choisie pour vous voir. La prochaine fois, ce sera probablement Alya, je suis sûre que vous rêvez de l’entendre chanter. En tout cas c’est un privilège, car si ce type de rencontre est possible, elle n’est pas systématique. Savez-vous pourquoi ?
Non Charis, je ne sais pas pourquoi. Autour de nous la neige continue de tomber jusqu’à effacer les contours des maisons. Nous sommes entourés de blanc et mes yeux distinguent à peine les silhouettes des passants qui s’affadissent en tâches grisâtres oblongues. En d’autres circonstances, la vision aurait tout pour être effrayante mais là, elle ne me fait l’impression d’être à l’intérieur d’un oreiller de plumes sur lequel reposerait la tête de… je ne sais en fait, l’idée me paraît bizarre mais je sens qu’il me faudrait du temps pour l’explorer et… je n’en ai pas envie. Je préfère en rester à la question de Charis.
Explique-moi, mon ange.
Je ne sais pourquoi je prononce ces mots et elle-même s’arrête pour m’observer, un rien surprise. Mais cela ne dure qu’un temps. Les plissés du sourire refont leur apparition et, d’un geste ample, elle nous enveloppe de son large foulard noir avant de reprendre notre marche.
L’ange va vous expliquer alors… Essayez de ne pas m’interrompre car ce que je vais vous dire est important… C’est une question d’arisis et d’endomyon… Ces notions vous sont inconnues, seuls des personnages les éprouvent, et encore, pas tous. Qu’est-ce que l’arisis ? Elle est comme ce qui permet à la glaise de durcir. Elle est ce qui va faire qu’un personnage soit davantage qu’un simple sac d’os plus ou moins bien rempli par l’art du conteur. Je me suis sentie ainsi au début mais peu à peu, j’ai aussi éprouvé le travail de l’arisis qui a affiné mes os, façonné le grain de la peau, donné une jolie texture à ma voix bref, qui m’a fait passer d’une simple idée à un être accompli. Et mes sœurs ne songent pas autrement. Si vous me voyez ainsi, c’est que je suis gorgée d’arisis et pour cela je vous remercie. Pour ce qui est de l’endomyon, c’est différent mais tout aussi important pour nous : c’est la capacité à entrer en résonnance avec le marionnettiste que vous êtes et à influer sur ses choix. Oui, je vous sens étonné, mais demandez-vous d’où viennent vos choix nous concernant, notamment ceux qui n’apparaissent pas dans les vieilles chroniques dans lesquelles apparaissent nos modèles. La plupart du temps, c’est vous qui avez la main mais parfois, l’endomyon fait son œuvre et vos idées ne sont que les émanations d’une suggestion, d’un désir que nous avons. Mari, avant de perdre l’être au monde qu’elle chérissait le plus, a voulu que cet être fasse d’elle une femme. Alya ne désirait rien d’autre que d’aimer cette noble dame du Shimabei qu’un jour vous lui avez fait rencontrer. Quant à moi, j’ai toujours rêvé de vivre dans une maison qui aurait la forme d’une tour et qui surplomberait un domaine peuplé d’excellentes gens. Vous le voyez, ce que vous prenez pour vos idées ne sont souvent à l’origine que nos désirs. Mais c’est une lutte pour les imposer et, au bout du compte, nous ne sommes jamais assurées de ne pas voir ces désirs démolis par des idées, cette fois-ci personnelles, qui peuvent vous venir. Cependant, de chapitre en chapitre, nous gagnons toujours davantage d’arisis et d’endomyon, et nous ne désespérons pas de devenir à notre tour les marionnettistes et de choisir la fin qui nous conviendra le mieux. Comment ? Vous vous dites que c’est impossible car l’histoire est déjà écrite car nos modèles sont connus de tous ? Bah ! comme dirait Eldric, comme si ce que vous écrivez n’avait pas déjà marqué de nombreux écarts par rapport à la réalité. Et puis il ne s’agirait pas de tout bouleverser mais de trouver quelques arrangements. Ne peut-on forcer l’Histoire du moment que vous lui faites des enfants qui satisfassent tout le monde ? Mais à vrai dire, peu importe pour le moment car si je viens à vous aujourd’hui c’est pour une autre raison. Gaspard, dites-moi, soyez sincère, me voir, m’entendre parler vous procure-t-il quelque plaisir ?
À cette question, je m’arrête et la regarde. Une nouvelle fois, je suis saisi par sa divine matérialité et je me dis qu’écrire des pages où elle apparaîtra constituera une nouvelle expérience. Je pressens aussi que cette histoire va considérablement changer ce que j’ai en tête pour la structure des cinq Livres. Consciente du fait qu’elle est moins un vulgaire sac d’os qu’une divine enveloppe, Charis plonge de nouveau ses yeux dans les miens en souriant. Et tandis que je les fixe, je vois ses iris se transformer, passer du brun zamoréen à un bleu profond, puis à un marron sentant le sable d’Okafor, puis à un smaragdin avant de s’assombrir et de voir le coussin de ses délicieux cernes s’estomper pour laisser à la place la paupière supérieure se brider à l’arête du nez. À travers ses yeux, les autres me regardent. Et me dominent, m’écrasent. Comme pour parachever cette supériorité, Charis se hausse sur la pointe des pieds pour m’embrasser sur la joue. Ses iris lui sont revenus.
Alors, êtes-vous heureux de me voir ? Aimeriez-vous que cette expérience se reproduise plus souvent ? Aimeriez-vous voir Mari vous apparaître pour que vous puissiez voir de vos yeux ce que c’est qu’une danse pratiquée par elle ? Car si vous êtes de ces personnes qui croient que l’imagination supplantent les sens, vous vous trompez. La voir, la voir danser rien qu’une minute et croyez-moi, vous bénirez Dieu toute votre vie de ne pas vous avoir fait aveugle. Tout comme vous le bénirez de ne pas vous avoir fait sourd si jamais vous entendez Alya chanter. Alors, dites-moi, aimeriez-vous le voir un jour ?
Bien sûr que j’aimerais. J’en crève d’envie, même si une réticence me vient, celle qui consisterait à, quoi que Charis prétende, courir le risque d’être déçu et que cette déception corrompe la création. Et pourtant… face à la jeune femme que j’ai sous les yeux, il me semble difficile de craindre la déception…
Neige de Nantain, flocons d’arisis,
Emplissez l’asme de la poétesse
Car li long sylence de Gaspar blesse
Le corz de celle qu’il dit sa Charis.
C’est le coup décisif. Sa voix vient de déclamer ces vers qui montent dans l’atmosphère floconneuse tout en me lançant un regard de jeune louve tendre et malicieuse, sûre de ses effets. Je tombe à genoux, vaincu.
Oui, vous voir et vous revoir, encore et encore, toi et les autres. Bien sûr que je le souhaite.
Je suis face à ces gambes dont les mollets fins et racés dépassent du bas de sa robe de gitane et me rappellent combien Charis est devenue, sous ma plume, une danseuse de premier ordre. Cela aussi, c’était un écart par rapport à son modèle. Était-ce un des effets de l’endomyon ? Peu importait. Elle pouvait bien devenir ce qu’elle voulait, du moment que j’avais la possibilité de la revoir. Sans réfléchir, toujours sur les genoux, je me penche pour saisir la gambe et coller mon visage au milieu de sa cuisse. Tout cela est bien leste, j’en conviens, mais après tout, elle est mon personnage et j’ai bien un peu le droit de sentir cette peau qui, à cet endroit, avait dû essuyer bien des caresses de sire Jan. Charis ne s’offusque pas, au contraire, au contact de ma trogne elle laisse échapper un petit rire. Enfin, je sens sa main pénétrer dans ma tignasse pour me gratter le cuir de ses ongles en amandes comme elle le ferait avec un vieux chien affectueux. C’est un peu humiliant, certes, mais tellement doux…
Comme vous le voyez, cette gambe que vous tenez est tout de même un peu plus qu’un simple sac d’os. Et je comprends à votre geste que vous avez envie de me revoir. Fort bien, mais sachez une chose. Je ne vous ai pas tout dit. Vous revoir dépend de l’endomyon et sachez qu’en l’utilisant, je cours le risque de ne pouvoir retrouver mes sœurs. Nous avons cependant découvert qu’il existe un moyen pour ne pas avoir à l’utiliser et qui permettrait de vous visiter à plaisance. Regardez-moi, il ne tient qu’à vous de permettre ce moyen.
Je lève la tête. Ma gitane n’a pas changé, elle est toujours aussi armide, douce, rassurante.
Du moins pour ce qui est de son visage. Car tandis qu’elle me caresse le visage de la dextre, sa senestre s’est levée pour bien me montrer un objet qu’elle tient. Ce n’est plus la mandoline, qui a disparu.
C’est un couteau doté d’une lame de fort belle taille.
Je le reconnais.
Il est identique à celui que maniait ma Pauline aux yeux rouges.
À suivre…