« Tu y crois si bien à tes Callaïdes, mon ami, que tu ne cherches même pas à les faire connaître auprès d’autres imprimeurs qui aimeraient peut-être à les presser, eux, dans de beaux exemplaires reliés plutôt que dans les pages sales de la Gazette de Nantain. Note que je ne te reproche rien, c’est ton œuvre et tu sais le bien que j’en pense, mais enfin, je commence à me sentir honteuse pour toi de voir combien tu te fais mal rétribuer tes livraisons de chapitres pour ce torchon. Gaspard Mercier, on joue de votre naïveté, de votre gentillesse et de vos espérances qui se payent de peu de mots. »
La soirée avait pourtant bien commencé. Nous avions d’abord évoqué la belle éclosion des cœurs-de-jeanette de notre jardin et des progrès de Clément dans sa parlure mais, une idée en amenant une autre, et, – comme c’est souvent le cas avec Pauline – la discussion termina une nouvelle fois, par je ne sais quel biais maléfique, sur la misère d’argent qui rémunérait fort médiocrement mes efforts dans la rédaction des Callaïdes.
Le tout dit cependant sans acrimonie, presque avec douceur. Ainsi était Pauline dans son quatrième mois de porture. Elle n’avait rien changé à ses habitudes, continuait de s’occuper de la maison et de se rendre aux champs pour gagner quelques sous, mais n’en baignait pas moins dans une certaine torpeur faite pour la reposer de son ventre qui s’arrondissait et qui me reposait surtout de ses routinières sautes d’humeur. Cela dit, à ce commentaire blessant, ce fut surtout moi qui en montrai, de l’humeur.
« Mais tu ne sais rien, mon amie ! Puisque je te dis que monsieur Brigandin m’a promis de faire publier le Livre I d’ici la fin de l’année ! Reparlons donc de tes cœurs-de-jeanette ! »
En d’autres circonstances, j’eusse essuyé un regard sombre pour ces paroles, mais Pauline, je l’ai dit, était lasse de beaucoup de choses, à commencer par hausser le ton, aussi se contenta-t-elle de me demander si j’avais essayé de quémander une avance. L’idée me choqua.
— Une avance ? Et pourquoi donc ? Ce n’est pas comme si nous étions des besognants.
— Et la tempête d’il y a deux septaines qui a affaissé une partie de notre toiture ?
— Mais Bastien, Victorin et le père Grégoire ont fait la réparation en refusant tout salaire !
— Les poutres et les solives fournies par monsieur Boisure doivent lui être payées.
— Certes, mais…
— Et notre plancher qui a pris l’eau, comme il pleuvait ce soir-là, il faudra bien le réparer lui aussi.
— Je ne dis pas, toutefois…
— Et je commence à être lasse d’avoir à me mettre les mêmes vêtements, tout comme de voir Clément grandir et porter des habits trop petits pour lui. Mais cessons, je ne veux pas m’eschauffer ce soir avec toi. Tu ne comprends pas qu’il nous faut de l’argent, eh bien je vais aiguillonner ton orgueil pour te remuer. Une question, juste une seule : lis-tu La Gazette ?
C’était une bien étrange question à me poser. Chaque jour, je la récupérais chez monsieur Armand et bien sûr que je la lisais, enfin surtout la page où était publiées mes chapitres des Callaïdes et celle où se trouvaient rapportés les différents crimes commis dans notre triste monde. Le reste, je l’avoue, m’intéressait médiocrement.
— Mais… bien entendu que je la lis, tu le sais pardieu bien !
— Tu lis tout ? Tu connais ce qu’écrivent tes confrères ? Les noms d’Anaïs Doucet, de Bertrand Glion et d’Adabert Honoré te disent quelque chose ?
— Peuh ! Si tu crois que j’ai le temps de lire ce que font les autres. J’ai assez de mes Callaïdes pour me nourrir.
— Tu penses que ce qu’ils écrivent intéresse moins les lecteurs que tes Callaïdes ?
— Mais comment pourrait-il en être autrement ? Les Callaïdes, ce sont des larmes, du sang et de la liqueur d’amour en torrent. On rit et on pleure, on aime et on tue, on se déteste puis on joue sous la courtine. Le tout avec style et de beaux personnages pour faire tomber dans de doux songes. Je ne suis pas comme ces écriveurs qui s’esbignent à raconter sur plusieurs pages les mésaventures de leur bonne incapable de repriser leur chaussette ou de…
Mais Pauline ne m’écoutait plus. Les traits creusés et s’efforçant visiblement de ne pas éclater, elle tendit simplement la main en direction de La Gazette au milieu de la table à manger, puis l’ouvrit afin d’accéder à l’avant-dernière page, partie que je n’explorais guère, je l’avoue. Elle n’eut pas besoin de hausser la voix, encore moins de proférer la moindre parole. Ce qu’elle mit sous mon nez me glaça et me fit comprendre que oui, attendre que le sieur Brigandin se décide à publier Les Callaïdes dans un beau volume relié n’était sans doute pas une bonne idée…
À suivre…