Le rachat (2) : discussion à la chandelle

(Le rachat est une nouvelle pour laquelle il est conseillé de lire d’abord La marchande de quatre-saisons qui commence ici. Elle peut malgré tout se lire indépendamment).

Résumé de l’épisode précédent : après avoir divagué (entre autres billevesées) sur ce que révèle la manière de tourner les pages d’un livre, le narrateur des Callaïdes décide de raconter comment s’est passée la veille, après son retour catastrophique de Nantain…

Après être tombé dans le jardin sur une Pauline occupée à dégorger, après avoir appris la nouvelle de son engrosse, et surtout après m’être plongé dans ses yeux de manière à atténuer ma douleur liée à la petite Laurette, il n’y avait plus qu’à rentrer dans la maison pour se réchauffer et se féliciter d’avoir bientôt un Clément bis ou une petite Clémentine. Malheureusement cela ne se passa pas aussi bien car, à peine avais-je franchi le seuil, que Pauline me lança un glacial :

« Puis-je au moins savoir où tu étais tout ce temps et pourquoi tu rentres en cet état ? »

Étrange paradoxe que de rentrer en son foyer, y humer une douce odeur de nourriture, entendre agonir une bûche réchauffant doucement l’eau d’une marmite, enfin de voir tant d’objets familiers fait pour cataplasmer un cœur bien mal en point, paradoxe donc d’entrer dans un tel lieu pour ressentir un terrible froid émaner de la bouche de sa désirable moitié. En vérité j’eus l’impression d’entrer dans la grotte d’un ogre, ogre aimable bien sûr, ogre à la chair veloutée, au visage d’armide et à la poitrine tétonnière, mais enfin ogre tout de même. Pour reprendre une formule que j’utilise parfois dans les Callaïdes afin de mieux m’en détourner, un ange passa. Précisément, un imbécile d’ange puisqu’il crut bon de me donner du courage en me faisant dire ces mots :

 

« Femme, assois-toi, il faut qu’on parle. »

 

Et un deuxième ange passa. Celui-ci fit bien de ne pas me donner un nouveau conseil.

Les rares fois où je me suis essayé à jouer le rôle de l’homme fort propriétaire de sa femelle, j’ai toujours essuyé des yeux levés au ciel ou un ricanement (j’y songe, souvent les deux en fait). Une fraction de temps, je vis les muscles du visage se mouvoir pour entamer une expression gobergeuse mais elle n’alla pas au bout. Elle se contint, comprenant à mon visage (il n’y a pas de miroir chez nous, et heureusement, je ne devais pas être beau à voir) que l’heure n’était pas au sarcasme mais à l’apaisement. Et je devinai, moi, qu’elle s’était un peu tourné les sangs à m’attendre.

Bref, je m’installai à la table, et elle se mit bien en face de moi. Si coupable n’était pas inscrit en gros sur mon front, merdeux devait l’être je pense, à en juger son air évoquant la maîtresse d’école subodorant quelque cancrerie commise par l’élève le plus innocent de sa classe.

« Alors ? » demanda-t-elle sans attendre. C’était lapidaire, vif, précis.

J’allais répondre mais quelque chose tapota sur ma cuisse : c’était Clément qui, tel un chien demandant à son maître une friandise et sachant bien que je ne revenais jamais de Nantain les mains vides, m’indiquait avec un grand sourire qu’il attendait son dû. Ce sourire me réchauffa le cœur en ce qu’il me permit d’éviter un temps le regard de l’échevine de ma chaumière. J’évitai de lui donner pour l’instant la grosse toupie, me disant que cela ferait du bruit et qu’elle accompagnerait fort mal mes explications. En revanche je lui donnai les deux massepains. Certes, dans leur bissac, après un voyage de six heures, ils n’étaient pas beaux à voir, mais enfin à cet âge on n’est guère exigeant tant que le goût du sucre est là. Il s’en empara et s’assis à côté de nous pour les dévorer, aux anges.

Toujours ces anges ! Ils me donnèrent derechef une idée. Puisque la nourriture avait un pouvoir lénitif, je n’avais qu’à sortir mes autres armes du bissac, peut-être cela rendrait-il Pauline moins austère ? Je sortis le gros saucisson et le posai sur la table.

« C’est un saucisson de cerf, ma douce, il est truffé à l’échalote. »

Silence glacial. Mais je ne me décourageai pas et me saisis de la bouteille.

« Et ça, c’est un Luculius. Il est exquis, il m’a été conseillé par une jeune femme.

— Une jeune femme ? »

Pauline n’était pas jalouse enfin, c’est ce qu’elle disait toujours. Mais le petit plissement d’yeux inquisiteur m’indiquait assez que cette information, quelles qu’en fussent les circonstances, l’agréait assez peu.

« Non, ce n’est pas ce que tu crois, juste une jeune femme croisée au marché qui avait l’air contente des bouteilles qu’elle avait achetées. Je lui ai demandé conseil et c’est là qu’elle m’a parlé du Luculius. Tiens, regarde comme elle est belle. »

Et je tournai la bouteille pour lui montrer l’estiquette.

Le coup porta car, alors que Pauline y jeta un bref regard avant de porter ses yeux courroucés sur moi, l’image s’imprima en son esprit et l’incita à y retourner avec un visage qui semblait assez signifier : « Mais qu’est-ce que c’est que cette bouteille ? » Il faut ici imaginer que sur l’estiquette était représenté une sorte de vieux savant avec une longue barbiche blanche, confortablement affalé dans un fauteuil. À en juger un livre grand ouvert posé au sol, il devait être plongé dans une studieuse occupation mais cela n’avait pas duré car il avait mieux à faire : une délicieuse échansonne dans un costume de bouffon s’approchait pour lui verser un nectar dans le verre que l’érudit tendait, un sourire de plaisir aux lèvres, un regard de biais passant par-dessus ses bésicles dont on ne savait trop s’il regardait la rigole couleur de rubis qui coulait du pot ou, derrière elle, l’échancrure du costume de bouffon qui laissait apercevoir les deux massepains intimes de la belle échansonne. Et pour couronner le tout, au-dessus de la malicieuse illustration étaient inscrits ces mots :

Une belle amie…

Un bon livre…

Un bon vin.

Le prix du bonheur.

Luculius

À cette vue, Pauline contracta les commissures pour réprimer un sourire et je me crus sauvé. À tort car des yeux charbonneux se fichèrent dans les miens, et…

« Et c’est donc pour rapporter deux massepains, un saucisson et ce vin que tu as mis six heures et que tu rentres avec l’air d’un bandoulier ? »

Le mot me fit mal car il me rappelait les faciès des six individus qui l’avaient été pour de vrai, des bandouliers. Mais je ne répondis pas et plongeai une dernière fois la main dans le bissac.

« Que vas-tu encore me sortir ? Un chou ? Une livre de topinambours ? Ah ! Ça y est, tu m’énerves ! » grinça-t-elle.

Mais la main en sortit vide car je me rappelai que ce que je cherchais se trouvait ailleurs.

« Ah non, je me suis trompé, il est dans ma veste. »

Pauline tapota bruyamment ses doigts sur la table, vraisemblablement excédée par ces manières de magicien feignant la maladresse pour mieux faire durer le plaisir alors que non, j’avais véritablement l’esprit à l’envers. Je glissai la main à l’intérieur du veston, en tirai le petit sac de cuir duquel je sortis le livre que tu sais et le posai, triomphant, sur la table.

Avec Pauline, les livres, c’est un peu comme les massepains avec Clément. Elle sait bien que je rentre de Nantain toujours avec un ouvrage et, quand je le sors du sac, elle me l’arrache à chaque fois des mains pour le dévorer. Mais pas cette fois-ci, elle se contenta de jeter un regard dédaigneux avant de continuer à me regarder à l’étal. Il fallait croire que son inquiétude pour moi avait pris le pas sur son amour des livres ce qui, en soi, était plutôt rassurant. Mais il est vrai, aussi, qu’il n’y avait rien d’écrit sur la tranche en dehors d’un mystérieux C.d.V. Sans cela la réaction eût probablement été autre.

« Gaspard Mercier, mon ami, tu commences à m’emmouscailler, comme dirait ton Aalis. Maintenant tu me racontes tout ou je me fâche vraiment. »

Comme je ne savais pas trop ce que c’était qu’une Pauline qui se fâchait vraiment (elle se fâchait une fois par jour à un degré déjà bien poivré), je pris peur et m’exécutai.

« A… alors voilà. J’é… j’étais d… dans une allée au ma… marché q… quand je vis u…ne marchande de quaquatre…

— Arrête, tais-toi, » m’interrompit-elle.

Elle prit d’une main le Luculius, de l’autre le tire-bouchon qui traînait toujours sur la table et, d’un geste sûr, la déboucha et le plop ! qui retentit fut un peu comme la mine réjouie de Clément devant les massepains, il m’alla droit au cœur. Elle m’en versa un verre. Je l’observai par-dessus mes bésicles : stupeur ! C’était la même scène que sur l’estiquette ! Un merveilleux ruisseau rubis coulait dans mon verre, versé par une belle échansonne qui n’était pas dans un costume de bouffon, loin s’en faut, mais en robe de nuit faisant saillir une poitrine de tétonnière (ce que Pauline était d’ailleurs car elle continuait d’allaiter Clément). Le tout tamisé par la lueur de l’unique chandelle sur la table. C’était à se damner et à se demander si le Diable n’avait pas envoyé un démon déguisé pour me faire signer quelque pacte. En revanche, pour le sourire, c’était moins séduisant, même si les commissures semblaient se relâcher pour exprimer un semblant de réconfort.

« Une belle amie, un bon livre, un bon vin. Voilà, tu vas mieux maintenant ? »

Qu’elle était cruelle d’ironiser sur ma peine ! En vérité elle eût mérité que je ne dise rien et que j’aille directement au lit. Mais je saisis mon verre et, à la première lampée, je compris. Compris pourquoi le savant sur l’estiquette avait posé son livre. Car avec un tel vin, il n’était plus besoin de lire des mots, c’était un vin fait pour les délier dans votre gosier, les faire danser sur la langue, vous donner envie de parler avec bonheur. J’éclusai mon verre, je m’emparai du saucisson pour en couper plusieurs tranches, me versai enfin un plein verre de Luculius pour m’accompagner dans mon récit.

Je contai lors, et pas de cette voix de puceau nasillarde qui avait été mienne la veille, je vous prie de le croire. Dès les premiers mots, j’aimai le timbre de ma voix. Elle semblait se trouver bien des paroles qui dansaient dans ma bouche. Deux signes ne trompèrent pas de l’effet que j’espérais susciter : Clément m’écoutait avec de grands yeux intéressés et Pauline s’adoucit immédiatement, allant même jusqu’à se verser un demi-verre de Luculius.

Je racontai tout. D’abord l’achat miraculeux du livre de Charis. Je vis Pauline braquer ses yeux sur l’ouvrage, esquisser même le geste de tendre la main pour s’en saisir, mais elle se retint, estimant qu’il eût été malséant de faire la bibliolâtre au détriment de l’écoute attentive de mon récit.

À l’évocation de la jeune femme qui m’avait conseillé le Luculius, elle porta son verre aux lèvres, feignant l’indifférence, mais je vis bien à la crispation de sa main autour du verre que j’avais tout intérêt à ne pas trop épiloguer.

Puis Laurette, et tout ce qui s’ensuivit. Pauline blanchit au récit de son agression puis à celui de la ruerie, avant de prendre un air embarrassé quand j’évoquai mes atermoiements d’artiste, mon incapacité à agir au profit d’une provision de sensations pour nourrir ma geste.

Enfin mon retour pitoyable à Taillefontaine, mon errance dans la nature, seul avec mes remords et l’envie de m’infliger une pénitence, et même une envie d’en finir.

Pauline est dure avec moi, et même parfois très dure. Si, si, vous n’avez pas idée. Mais elle parut désolée et alla même jusqu’à se lever pour s’assoir à côté de moi. Elle me prit la dextre et posa sa tête contre mon épaule. Voilà qui me payait de bien des duretés. Mon cœur se mit à bondir. J’avais besoin d’une absolution totale de la part de ma jeune moitié pour ce qui était de savoir si j’avais fait preuve de lâcheté ou si du moins ça avait été une lâcheté excusable.

« … et donc, tu comprends pourquoi je suis rentré bouleversé. Parce que penser que ma lâcheté avait entraîné la mort d’une Laurette, m’est insupportable.

— Je ne pense pas que tu aies été lâche.

Mon cœur battit à exploser les côtes de mon thorax.

— D’abord, tu ne t’es pas joins aux autre pour hurler d’horribles cris d’encouragements. Et tu as été le seul à esquisser un geste pour t’approcher de Laurette alors qu’elle était tout près de se faire forcer. Enfin on peut voir cette envie de rester au milieu de la mêlée pour s’emplir la tête d’impressions comme une sorte de courage. Un courage débile, malade, mais courage quand même.

Je ne savais pas trop si je devais me féliciter des dernières paroles mais mon cœur continua à battre.

— Cependant…

Je déglutis.

— Cependant ? m’étranglai-je.

— Je pense aussi que tu vas devoir trouver quelque chose pour te racheter auprès de l’âme de Laurette.

J’explosai.

— Tu vois ! glapis-je, tu vois bien que j’ai été lâche !

— Lâche, encore une fois, je ne dirai pas cela. Mais léger, stupide, abruti, oui. Tu m’as dit que tu avais pleuré comme un veau sur le chemin du retour. Voilà, c’est tout toi, ça. Tu peux être terriblement veau parfois. Mais je ne te le reproche pas, hein ! Je t’aime malgré cela, et peut-être même un peu à cause de cette tare qui m’a tout l’air d’être incurable. Mais je me suis souvent dit qu’un jour il t’arriverait malheur à cause d’elle. Tu es un mélange d’intelligence et de rare stupidité. Et c’est ce qui a coûté indirectement la vie à Laurette. Quelqu’un de sensé aurait au moins pris Laurette par les épaules pour l’amener hors de portée d’une meute qui avait essayé un instant auparavant de lui faire subir un forçage en public et qui s’entretuait à proximité à coups de couteau. Non, je suis désolée, mais continuer tes occupations, lire et écrire comme si rien ne s’était passé ne serait bon ni pour ton âme, ni pour notre maison. Ça lui porterait malheur, ça oui !

— Mais quoi faire ? me mis-je à braire.

— Ah ! Je t’en prie, inutile de crier ! C’est ton problème, pas le mien. Mais si tu as assez d’honneur, tu trouveras.

— On dirait Charis infligeant une épreuve au pauvre Jan !

— Ose prétendre que ça te déplait. Je te connais, va ! Mais il n’est plus temps de discuter. Clément dort sur la table, il faut que j’aille le coucher et moi aussi j’ai très envie de dormir. C’est que je n’ai fait que me rompre le cerveau en t’attendant figure-toi, tu vois si j’aime mon imbécile de moitié ! Et je t’aime d’autant plus que je vais m’occuper de toi, maintenant.

La fulgurante vision de certains de mes personnages fêtant de belle manière la jeunesse et la beauté de leurs corps me traversa. Charis rendant visite à Jan me traversa. Allions-nous le faire, là, juste à côté de Clément qui dormait comme une petite brute pour nous laisser tranquilles (brave petit) ? Je n’osais l’espérer…

À suivre…

2 comments

Leave a Reply to PhysetereCancel reply