La marchande de quatre-saisons (fin) : Pauline

Résumé de l’épisode précédent : Laurette n’est plus. Tout comme bientôt ses agresseurs qui vont devoir faire face à une populace enragée du terrible meurtre d’une innocente créature, mais sur cela nous ne verserons pas la moindre larme. Entre les deux, le narrateur des Callaïdes dont le goût des belles couleurs à transcrire par la plume n’a pas été sans conséquence sur le sort de la petite marchande de quatre-saisons…

Entourée de ses chers légumes, les lèvres légèrement entrouvertes, les paupières levées et les mains sur les côtés, les paumes ouvertes, elle semblait sur le point de reprendre son adorable litanie des regardez mes légumes, regardez mes fruits ! mais rien ne sortit de ce corps en dehors, derrière son crâne, d’un liquide rouge qui vint se mêler à la chair des tomates écrasées auréolant sa tête.

Le silence, donc, mais silence qui ne dura pas. Passé la stupéfaction, les marchands présents, qui avaient appelé de leurs hurlements la mort des bandouliers sans chercher à y participer, se réveillèrent d’un coup, heurtés par une mort scandaleuse qui devait remuer aussi chez eux de péteux sentiments. Les marchands, mais aussi de simples passants allant du père au vieillard en passant par le friandeau, se ruèrent sur le premier des gueux qui tomba sous leurs poings.

Je le vis, ou plutôt j’en eus la conscience par des imprécations et un tumulte qui se produisait à l’orée de mon champ de vision, à ma gauche. Mais je ne détournai pas la tête pour voir une ordure se faire dévorer par une meute de marchands loups. À quoi bon ? N’était-il pas plus plaisant de se noyer au fond du bleu des yeux de Laurette, dans l’espérance d’y instiller quelque force mystérieuse afin de la faire renaître ? C’est ce que je me dis, même si, effectivement, il y avait lieu de se noyer et de tomber en déraison. Cela n’advint pas car ma contemplation fut interrompue par le surgissement d’une petite silhouette qui se précipita sur le corps pour l’enlacer et se perdre en des pleurs déchirants.

Alors, je partis.

Du même pas tranquille que d’habitude. L’allée fourmillait de plusieurs meutes accaparées à anéantir les quatre derniers membres de la bande. Je ne sais ce que faisait son chef. S’était-il enfui ? Luttait-il de toutes ses forces pour faire d’autres victimes ? Cela m’importait peu, je marchai lentement, hagard, le regard fixe moi aussi, et je ne comprends pas comment j’ai pu traverser en ligne droite le maelström de petites barbaries sans avoir été bousculé ni même effleuré. Sainte Laurette, patronne des marchandes de quatre-saisons, veillait sur moi, sans doute.

Je quittai le marché, puis m’engouffrai dans une rue, puis une autre. Au bout d’un moment, le tumulte se fit plus diffus, avant de disparaître tout à fait. Quelques minutes plus tard je m’extrayais de Nantain et me trouvais face à la route qui allait me mener à Taillefontaine, chez moi, auprès de Pauline et de Clément.

Je bifurquai au premier croisement venu, rien ne m’eût été plus pénible que d’avoir un des villageois s’arrêter à côté de moi pour me proposer de faire le chemin du retour dans sa charrette. Encore aujourd’hui, je suis incapable de me souvenir si j’avais pris un chemin allant à droite ou à gauche. C’était un chemin, voilà tout, et dès que je le suivis, je me mis à marcher comme je n’avais jamais marché auparavant. Moi qui aimais à déambuler lentement, j’allai avec célérité, le but étant de mettre en charpie le corps et l’esprit. Voici ce que j’espérais : arriver chez moi, plus mort que vif sans avoir la force de donner des explications. Juste me déshabiller, entrer dans mon lit et sombrer dans un sommeil de brute. Une brute, je ne l’avais nullement été au marché, au moins pouvais-je l’être dans ce à quoi j’excellais, le repli, la lâcheté.

Je marchais donc comme un forcené, m’accommodant de mille et un détours, avec pour seul point de repère le soleil. Je saisis bien vite que cette fois-ci, ce ne serait pas un nouveau chemin de dévoie qui me prendrait deux heures au lieu d’une. Il m’en prendrait au total six, six heures pour effectuer je ne sais combien de lieues. Au bout de quelques heures (je ne peux dire combien tant j’avais perdu la notion du temps), mes gambes commencèrent à geindre. Je le sentis mais, enragé à trouver la sortie d’une forêt où je m’étais enfoncé, j’accélérai encore la cadence. J’étais entouré de vert, au moins, me disais-je, cela me permettrait d’oublier certains yeux bleus. Mais non, où que j’aille, quoi que je traverse, je voyais toujours les yeux de Laurette en train de me regarder. Et alors que, sans prendre garde, j’accédai à un charmant lit de ronces, ce fut complet. Je crois que j’éclatai de rire. Allons, moi aussi j’avais mes propres ronces, c’était juste. Et je n’allais pas gémir, qu’était-ce en comparaison de celles éprouvées par Laurette ? Je les traversai sans ralentir et j’en sortis les pieds tout ensanglantés.

Une heure plus tard, ce fut d’ailleurs ces derniers qui commencèrent à sérieusement gémir. En sang, perclus de plaies et de cloques, ils se faisaient plus hésitants, renâclant d’eux-mêmes à la marche forcée que je leur imposais si bien qu’à la longue, un peu à la manière d’une frondaille qui parvient à ébranler un rempart, ils finirent par affaiblir ma volonté et je cédai, incapable de maintenir l’allure. Cette énième déficience me fit éclater en sanglots. Longeant je ne sais quel champ, je passai à côté d’un troupeau de vaches qui me regarda passer pleurant comme un veau. Qu’était-ce donc ? Un de leurs petits ? Non, juste Gaspard Mercier qui avait mal aux pieds et qui avait été incapable de bien les utiliser pour emmener une petite dans une église !

Et, toujours, j’enchaînais des chemins partant dans des directions qui me semblaient m’éloigner davantage de mon village. En fait je ne sais même pas si j’avais envie de rentrer chez moi, car le faire, c’était tomber sur Pauline, avoir à lui raconter ce à quoi j’avais assisté, raviver l’horreur du sort de Laurette ainsi que celle de ma lâcheté. Alors que je m’enfonçais d’un bois, l’idée me vint de m’effondrer quelque part pour y passer la nuit comme une bête et jouer ma vie à pile ou face. Si je survivais, c’est que Laurette l’avait voulu et me pardonnait. Mille autres sottises de ce type me vinrent. Monter en haut d’un arbre haut de vingt pas, me jeter dans une rivière, espérer tomber sur une meute de loups. Alors qu’un chemin me fit longer un ravin, j’envisageai même un temps de me saisir du Récit de Lancelin et, horreur ! de l’y jeter ! Mauvaise idée car aussitôt je sentis le poids de cinq regards familiers peser sur mes épaules. Que pensaient-elles donc de ma conduite ? J’imaginai tout de suite des mines mi-méprisantes mi-moqueuses pour Sybil, Mari et Aalis tandis que Charis et Alya, plus promptes à la mansuétude, me regardaient du même air qu’elles devaient avoir face à un mendiant aveugle et variqueux. Je me remis à braire.

Un certain temps passa avant de me calmer. Cela vint avec le crépuscule. Il atténuait les couleurs printanières qui avaient formé un contraste trop vif avec la laideur de ce que j’avais éprouvé. Cela n’empêcha pas d’avoir l’esprit toujours pénétré de deux yeux bleus et d’un filet sanglant au coin d’une bouche.

Enfin, je ne sais par quel miracle, la silhouette de Taillefontaine se dessina dans le paysage. Pour dire mon égarement et les gigantesques détours alambiqués que j’avais empruntés, je compris que j’y accédais par la route au sud, non par celle au nord, là où se trouve ma maison. Là aussi, rien ne m’eût été plus pénible que de tomber sur un des villageois, aussi pris-je un chemin de traverse au milieu de champs pour, enfin, rejoindre Pauline.

Tandis que mes pieds hurlaient une dernière fois leur douleur à passer par un chemin peu praticable, je réfléchis vaguement à la contenance à adopter. Il n’était bien sûr pas question de songer à se coucher sans mot dire. Mais quel visage ferait Pauline ? Davantage celui d’une Sybil ou aurais-je celui d’une Charis bienveillante ? De nouveau, mon esprit imagina les pires sottises, notamment le spectacle d’une Pauline furieuse sortant aussitôt de la chaumière avec son Clément sous le bras, disant qu’elle ne resterait pas une heure de plus avec pareil lâche ! Arrivé devant l’entrée de notre enclos, je soupirai, persuadé que ma vie ne serait dorénavant que solitude et mélancolie.

Je n’avais pas fait trois pas que je tombai sur Clément. Un Clément soucieux qui regardait un coin du jardinet, à quelques pas sur ma droite. Il me le pointa du doigt :

« A mal », me dit-il en guise d’explication.

Entre le pommier et les potirons se trouvait une forme, pliée en deux, prostrée, semblant véritablement souffrir. Elle me tournait le dos.

Pauline.

Pauline, occupée à dégorger.

Voilà, me dis-je, j’en étais sûr, on me punit à travers ce que je chéris le plus au monde, c’est le châtiment que je mérite !

Mais les spasmes se calmèrent. Pauline se releva et, ayant probablement entendu mes pas et la remarque de Clément, se retourna pour me fixer. D’un regard gêné mais duquel je sentis poindre un orgueil de femme plein de joie et d’assurance.

« Cela me prend depuis deux jours… j’attendais avant de te le dire. Clément bientôt ne sera plus seul. »

Elle se tenait droite en me disant ces mots. Elle portait sa robe de nuit alors qu’elle n’avait probablement pas encore dîné. Je m’aperçus qu’elle était sortie précipitamment pieds nus pour débagouler, sans prendre la peine de mettre ses sabots. Pieds nus… les aigues-marines revinrent plus vives, plus douloureuses, mais en relevant la tête, les beaux yeux sombres de Pauline, voilés de mèches brunes qui les avaient recouverts en se penchant et qu’elle n’avait pas pris la peine de remettre derrière ses oreilles, me pénétrèrent, et la pauvre Laurette dut accepter que, l’espace d’un temps, ses yeux clairets disparaissent enfin de mon esprit.

Comme j’observais mon épouse et que cette dernière esquissa un léger sourire,  je vis, sur une des commissures, couler un liquide qui n’était ni de la salive, ni du sang. Il me sembla que ce filet de bile côtoyant cette bouche aimée, c’était moi à côté de Pauline. Et alors que les lèvres esquissèrent un sourire, elle eut conscience du filet et l’essuya de la main.

Et je me sentis mieux.

 

Gaspard Auclair
21/02/2022

3 comments

  1. Me voilà en difficulté pour ce dernier commentaire… sans doute suis-je quelque peu hébétée et mélancolieuse comme le narrateur.

    • Bah ! La deuxième nouvelle à paraître vendredi permettra de botter les fesses à la mélancolie.

Leave a Reply to PhysetereCancel reply