La marchande de quatre-saisons (12) : le deuxième filet

Résumé de l’épisode précédent : tandis que la bataille fait rage, le narrateur des Callaïdes s’éblouit de vivre au plus près ce qu’ont éprouvé autrefois les modèles de ses personnages. Il ferait peut-être mieux de se rappeler que sous sa plume, les issues de ce genre de spectacle sont rarement heureuses…

 Alors qu’il ne me reste plus que quelques lignes à écrire, mon visage se met à se couvrir d’une sueur poisseuse. S’esquiver, oui, que ne l’eussé-je fait dès que je sentis sous ma main la froide épaule de Laurette !

S’esquiver… c’est par exemple ce que ne fit pas un des deux éperviers face à l’homme au couteau qui exécuta une curieuse fente, la gambe droite pliée et lancée en avant mais la gauche tirée vers l’arrière et raclant le sol, ce qui faisait qu’il surprit son adversaire en avançant au ras des pavés, telle une vipère des prairies glissant et redressée à son extrémité vers sa proie. Et comme elle, il mordit : son couteau siffla et infligea une sévère taillade sur quelque nerf ou artère jouxtant la rotule du jeunet et, de nouveau, je fus submergé par un mélange d’horreur et de fascination. Mon sang, déjà bouillonnant avec le contact du livre de Charis sur mon cœur, se libéra de celui-ci et inonda mon corps d’un déduit, qui serait le seul, plus tard, que je m’efforcerais à ne plus éprouver.

Ce n’était pas fini car le jeune homme bascula aussitôt en arrière, esquissant quelques pas pour sortir du giron de la vipère avant de s’écrouler au sol pour crier sa douleur tout en se tenant la gambe d’où jaillissait une inquiétante quantité de sang. Et devant lui, à trois pas, avançait le chef qui avait fini de se remettre la mâchoire et de jauger la situation. Ses pas progressaient en direction de la tête du jeune compagnon et il me sembla qu’il allait lui donner un coup de pied dans le chef afin de l’assommer.

Je n’étais pas loin.

Il fit pire.

Arrivé à un pas, il leva bien haut son pied et le laissa brutalement retomber à la gorge. L’homme, massif, puissant, lourd, n’eut aucun mal à faire non seulement retentir un bruit de cartilage éclaté mêlé à un sinistre gargouillement, mais encore à faire silence autour de lui. Subitement, les spectateurs aboyeurs cessèrent d’éructer et comprirent que cette ruerie avait dépassé ce stade pour se vêtir des sinistres oripeaux des autres mots évoqués. Et ce n’était plus tant la défaite, la fuite la queue entre les gambes des bandouliers que l’on pouvait espérer, mais rien moins que le massacre de ces hardis petits gars qui avaient esplumé un moment ces ogres qui – je l’appris plus tard – terrorisaient la ville depuis six mois.

Tous les espoirs des spectateurs furent torchés par l’atroce crime, et ce ne fut pas le sombre regard que le chef ficha dans celui de quelques spectateurs pris au hasard qui les incita à reprendre courage pour continuer à vociférer de futiles encouragements. À la fin ses yeux tombèrent sur moi. Un instant auparavant, j’avais jugé préférable de me poster devant Laurette, modeste preuve de courage que je pouvais me permettre. Ce regard eût dû me pousser à fuir avec ma protégée mais de nouveau, une ivresse ténue était comme charriée par le flot de sang qui filait en moi à gros bouillons. Dieu ! Quels yeux ! me disais-je. Je suis comme Jan affrontant Kaspar ! Si seulement…

Avec ma silhouette et mon bissac devant la braguette, je devais néanmoins être un adversaire peu convainquant pour l’homme qui avisa alors, à deux pas de lui, au sol, une masse qui essayait de reprendre ses esprits, le suiveux de Laurette. Oui, le coup de battoire avait dû être bien puissant pour étourdir ainsi, aussi longuement, le jeune homme qui se tenait recroquevillé au sol, allongé et se prenant la tête.

L’homme sourit et fit un premier pas en sa direction. Je pense que pas une personne présente n’imagina qu’autre chose allait se produire qu’un nouveau coup de pied fait pour fracasser comme une noix la première partie vitale venue. Un murmure d’horreur s’éleva et moi, piètre protecteur de ma dame de quatre-saisons, je compris enfin toute la bassesse de ma posture d’écrivassier bêlant intérieurement d’aise devant la venue de belles métaphores payées par le sang. Sans réfléchir, je m’élançai, pour tenter de faire barrage de mon corps, voire m’agripper à lui. Qui sait ? Peut-être qu’en voyant un pauvre justicier de comédie comme moi faire ce geste, la turbe des aboyeurs devenus châtrés seraient tentée d’enfin intervenir.

Je n’eus malheureusement pas l’occasion d’assister à tel dénouement. Car, plus vive, plus sincère, tout simplement plus amoureuse, Laurette me dépassa et fila pour protéger son doux ami. Je vis devant moi ses pieds nus voler sur les pavés, ses adorables pieds recouverts de crasse, seul endroit de sa personne dénué de pureté, encore qu’on les eût léchés avec plaisir, en remerciant Dieu d’avoir créé de telles merveilles.

Merveilleuse, elle le fut en se plantant entre son suiveux et l’ogre, les bras en croix. Ce dernier, le seul à bien la voir de face, avait dû être frappé un temps d’une sorte de stupeur craintive devant la force que les aigues-marines devaient avoir, pour s’arrêter devant cette gamine dont il avait tenaillé le sein de ses griffes. Et moi aussi, comme tout le monde présent, je demeurai stupide. Je m’étais arrêté, espérant que le miracle d’une Laurette, droite et les bras écartés, parviendrait à faire ce qu’une cohorte de sergents de ville ne pourrait qu’effleurer même si, au fond de moi, au fond de ma lâcheté, je suis sûr que je voyais aussi son intervention comme le moyen de ne pas mettre hasardeusement ma vie en jeu. Je fus aussitôt payé de ma bassesse.

Revenu de sa brève stupeur, l’homme n’agrippa pas un de ses seins, il la saisit par le buste, la souleva comme un fétu, et la lança de toutes ses forces là où se trouvait le point de départ de l’apparition de Laurette, à savoir le drap où étaient disposés ses légumes, maintenant réduits à une bouillie de couleurs du fait de leur éclatement.

Rappelons que le drap avait été disposé sur des marches.

Le corps de Laurette y atterrit brutalement sur le dos, et, malgré la présence de croix de Galaod qui étaient sculptées dans la pierre, il n’y eut pas de miracle.

L’arrière de sa tête tomba en plein sur l’arête d’une marche, faisant retentir un craquement lugubre.

Et, les bras étendus, légèrement écartés de son corps, les belles aigues-marines toujours apparentes, elle avait lors tout de ces belles représentations de saintes que nous eussions pu voir si je l’avais entraînée à l’église.

Ce n’était qu’illusion bien sûr.

Car, à la commissure de sa bouche où se trouvait toujours la trace d’un mélange de baves, douloureux vestige d’un baiser répondait maintenant, à l’autre commissure, un filet de sang qui coulait, coulait, jusqu’à atteindre les premières mailles blanches de son gilet.

Épilogue à suivre..

2 comments

  1. Gaspard, tu prolonges félonnement la terrible agonie de notre lecture… tu as de la chance que je te sois acquise.

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