Meurtre à la bûche dans le bois de Savinien !


      Les lecteurs connaissent sans doute cette rumeur persistante selon laquelle il existerait, dans la ville, une bande de malfrats dont l’épreuve d’intronisation consisterait à choisir un quidam, au hasard dans la rue, qu’il soit homme ou femme, enfant ou vieillard, afin de le suivre et de le tuer.

     Comme il existe mille et une raisons de massacrer son prochain, la sergenterie s’est toujours dit jusqu’à présent que ces victimes improbables car inoffensives, au-dessus des vilénies de l’âme humaine, devaient avoir quelque ennemi caché dont il était difficile, pour ne pas dire impossible, de retrouver la trace.

     Reste qu’après le meurtre au couteau de la petite Fanette, huit ans, qui s’est produit la semaine dernière (rappelons ici que la pauvrette a été égorgée en pleine rue – loin de nous l’idée de remuer les sordités pour susciter des émotions chez nos lecteurs, nous rappelons juste ce fait par souci de rigueur gazettistique), voici que survient un nouveau crime atroce, immonde, odieux, répugnant, vraiment vomitoire, cette fois-ci commis dans le bois de Savinien, ce lieu de promenade à côté de la porte ouest et qui n’avait jusqu’à présent jamais eu la réputation d’être un lieu dangereux. Il faut croire qu’il conviendra dorénavant de faire attention.

     Voici les faits.

     Faits qui n’ont pas échappé à deux témoins qui se trouvaient à quelques pas de la scène : une mère et sa fillette de dix ans. Devant eux, avançait un homme, un jeune bourgeois, monsieur Isidore Lavallette, connu pour son travail précis, digne d’éloge, auprès de Maître Jean Glandin, notaire dans le quartier des Buttes. Détail pathétique : le jeune Lavalette se rendait au bois pour y retrouver une jeune femme, Odile Beaubalcon, jeune modiste à la Traversaine à laquelle la pauvre victime avait prévu d’offrir une bague de fiançailles. Las ! le beau projet marital allait tourner court, mais alors qu’il venait de pénétrer dans le bois, le jeune Lavallette ne le savait pas encore.

     « Il est bellot le jeune homme, hein maman ! » dit la petite fille à quelques pas derrière à sa maman, impressionnée par la prestance que l’amour décuple chez un suiveux sincère. Oui-da, Isidore Lavallette était connu pour être effectivement bien joliet, avec des moustaches soignées et des lèvres appelant de tendres baisers. Malheureusement – et de cela aussi il n’en avait conscience – cette joliesse connaissait ses derniers instants puisqu’après quelques pas, surgissant de derrière un marronnier où il se tenait caché, un individu en guenilles se précipita sur Isidore, une bûche dans les mains, pour lui en porter un rude coup sur la tête. La victime s’effondra aussitôt et, pour être sûr de réussir son coup (qui manifestement était de tuer), le bandoulier lui en donna un deuxième (qui fit retentir un sinistre craquement), puis un troisième (qui fit verser sa cervelle au milieu des feuilles et des bogues du marronnier – là aussi, ce détail est donné par souci de rigueur).

    Évidemment, la mère et la fillette se mirent aussitôt à crier de gorge et à s’enfuir, appelant à la sergenterie.

     Le bandoulier, entendant cela, ne fit pas de vieux os. Il partit en courant dans la direction opposée, justement où attendait Mademoiselle Odile Beaubalcon qui, voyant s’approcher cet homme hideux recouvert de gouttes de sang, redouta aussitôt quelque déshonneur sur sa personne. Mais l’homme passa son chemin, et la jeune femme eut tout juste le temps de distinguer que cet homme avait un hideux bec-de-lièvre.

     Nous espérons que ce détail sera utile à Monsieur le Prévôt et à ses sergents de ville, et que cela conduira à une arrestation car il n’aura échappé à personne que, depuis quelques temps, un fort sentiment d’insécurité  est ressenti par les habitants de notre belle ville.

     En attendant, comme nous avons l’habitude de le faire lors de ce genre de sinistres et trop régulières affaires, nous proposons aux lecteurs de La Gazette du Royaume qui connaissaient Isidore Lavallette, d’envoyer leurs paroles de condoléances pour la famille, paroles que nous nous chargerons de publier. Et si vous connaissez Mademoiselle Odile Beaubalcon, vous pouvez aussi nous envoyer des paroles de soutien puisque la jeune dame, après avoir découvert son doux ami avec la cervelle retournant à la terre, a été prise d’une terrible crise d’hystérelepsie. Aux dernières nouvelles, sa meilleure amie, Mademoiselle Anaïs Lemieux, vendeuse à La Belle Brague, à la Traversaine, l’a recueillie chez elle pour lui permettre de surmonter cette rude épreuve. Geste d’amitié qui, au milieu de toute cette boue, donnerait envie non pas de croire en l’efficacité de nos sergents mais en l’amitié, la bonté et la générosité, qualités que ces sombres temps ont par trop tendance à étouffer. Afin de combattre cette morosité avec les modestes moyens dont nous disposons, nous nous permettons d’ajouter à la suite de cet article un beau portrait de Mademoiselle Beaubalcon qu’un artiste-peintre de la Traversaine venait juste d’achever pour sa cliente. Espérons qu’au balcon du Paradis où il se trouve, Monsieur Isidore Lavallette ne regrettera pas trop celui qu’il laisse derrière lui.

Antoine Faumiel


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