Vies de figurants : la plisseuse de coiffes

Avec la pléthore de personnages que je dois gérer, il serait sage de lever le pied, de me contenter de cette réserve et de ne pas chercher à en créer d’autres. Globalement, c’est ce qu’il se passe même si, régulièrement, déboulent dans l’histoire des personnages auxquels je n’avais pas pensé ou bien qui décident de secouer le joug de l’insignifiance dans lesquels je les maintenais pour rejoindre le cercle des personnages ayant davantage d’épaisseur, susceptibles d’influer sur l’histoire.

C’est finalement un des charmes de l’écriture d’un cycle s’étalant sur plusieurs milliers de pages, celui d’avoir un renouvellement de chair fraîche permettant de complexifier l’intrigue avec un risque cependant, celui de donner l’impression que certains personnages tombent dans les oubliettes de la narration pour ne jamais en sortir. Et ici, je me permets de le dire avec force (oui, oui, avec force) : je suis comme l’inspecteur Javert, quand un visage m’intéresse, je le note scrupuleusement dans mon petit carnet à spirales et je le tiens à l’œil, je ne l’oublie pas. Aussi soyez assurés que dans le Livre V, tous les personnages évoqués dans les livres précédents auront droit à la conclusion de leur propre histoire. Bon, peut-être pas tel palefrenier anonyme rencontré par un des personnages principaux le temps d’un paragraphe, mais vous m’avez compris.

Après, malgré le confort d’un cycle dans lequel cent pages sont l’équivalent de dix, je me sens à l’étroit, j’aimerais amplifier davantage la découverte de l’univers créé. D’où l’existence des nouvelles du narrateur qui permettent d’inventer d’autres personnages que je n’aurai pas à gérer dans le cycle principal.

Mais ce n’est pas suffisant.

Tenez, à brûle pourpoint, vous souvenez-vous de Sion Sono ? Mais si, ne faites pas l’innocent(e), vous savez, le réalisateur japonais qui a fait Love Exposure, film survitaminé, tragédie poignante dans laquelle il est question d’amour et de petites culottes (les statistiques du site ne mentent pas : c’est l’un des articles les plus consultés). Eh bien j’ai revu récemment son avant-dernier film, Red Box on Escher Street que le confrère Olrik a fort bien présenté ici. Dans ce film où il est question de la réalisation d’un film, le réalisateur se penche sur le cas des figurants en faisant ce constat : la vie de ces personnages est tout autant – sinon plus – intéressante que celle des personnages secondaires et principaux. Ce sont des “vies minuscules” (pour reprendre une expression chère à Pierre Michon) qui, loin d’être de simples “sacs d’os” (pour reprendre une expression chère à Stephen King) ne demandent qu’à être explorées pour y trouver de nouvelles histoires. Les personnages principaux et secondaires peuvent bien tisser sous mes yeux des liens entre eux, j’ai toujours trouvé vertigineux de me demander, une fois qu’une page chassait l’autre et, dans ce mouvement, faisait justement tomber dans ces oubliettes narratives un de ces figurants, comment ce dernier continuait à vivre sa vie.

Aussi cette nouvelle rubrique aura-t-elle pour objectif de permettre à ces petites gens, cette chair à narration, de montrer de quelle étoffe elles sont faites. Et moi, je vais bien observer et écouter, et peut-être ferai-je comme dans l’une de ces sottes émissions à la TV, à savoir appuyer sur un gros bouton rouge et dire : « Hé toi ! petite ! J’te prends dans ma team ! »

Pour ce faire, j’ai confié la tâche à Gaspard Mercier, le narrateur des Callaïdes avec pour objectif de tenir cette contrainte : pas plus de cinq cents mots par personnage. Voyons ce qu’il va imaginer pour le premier…

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La plisseuse de coiffes

Être repasseuse au château n’était pas nécessairement un titre de gloire. Certes, cela faisait toujours bien de dire à des amies de la ville « je suis repasseuse au château », mais ce que ces femmes se gardaient bien de détailler, c’était la dureté de leur travail. Chaque matin, des monceaux de vêtements lavés et séchés arrivaient et il leur fallait faire vite. Munies de leurs fers en fonte de forme triangulaire, elles devaient plisser et repasser leurs deux cents habits quotidiens (précisons : deux cents habits pour chacune d’entre elles). Ajoutons qu’elles étaient rassemblées dans une salle de taille moyenne dotée d’une douzaine de petits fours dans lesquels étaient plongés les fers afin d’être efficaces dans leur repassage. Cela allait au début mais assez vite, au bout d’une heurette, la chaleur montait et elles terminaient leur travail, deux heures plus tard, toutes ruisselantes de sueur. Sans parler des doigts bien souvent rougis et tout cloqués – surtout chez les nouvelles venues.

Parmi ces dernières, citons la petite Amandine Mousnier. Seize ans, les cheveux blonds comme la délicate bière de Givernais, la bouche rouge comme les cerises d’Agriton et les yeux noirs comme les charbons du four à côté duquel elle officiait. Contrairement aux nouvelles, Amandine n’eut pas les doigts cloqués à ses débuts. Ses ongles étaient de jolies amandes qui dépassaient la pulpe des doigts d’un bon pois, si ce n’est deux, ce qui en faisait autant de barrières qui la préservaient d’un écart malencontreux de son fer. Et ces ongles ne l’empêchaient pas d’être agile de ses doigts, bien au contraire : son fer repassait avec célérité et n’avait pas son pareil pour effectuer les plis, notamment ceux des coiffes qui demandaient un soin particulier. À tel point d’ailleurs qu’on la désigna plisseuse de coiffes en chef.

Tâche délicate que de plisser les coiffes car il ne fallait pas que les dames se retrouvent avec sur le chef un amas de tissu mal tenu. Et tâche qui demandait du doigté. Or, du doigté, avec ses longues amandes au bout des doigts, Amandine (qui avait en cela un nom prédestiné) en avait à revendre. La pointe de son fer courait sur les bords et effectuait les plis avec assurance. Béguin, coiffette, loriot, simple coiffe de nuit, tout sortait de ses mains parfaitement repassé et flambant neuf.

Toutes les dames du château ne portaient pas nécessairement une coiffe. Ainsi les Callaïdes de la reine dont les chevelures, symbolisant leurs nymphes respectives, avaient à miroiter à l’air libre. Mais c’était une parure qui était généralement appréciée, surtout la nuit lorsqu’il s’agissait de protéger la chevelure. Rien de plus agréable alors que d’avoir une coiffe de nuit bien plissée, c’était l’assurance de tomber très vite dans les bras de Nyxée. Certes à y regarder de plus près, la coiffe arborait parfois un nombre de plis fantaisiste (tantôt six, tantôt huit…) alors que l’usage en voulait sept, mais enfin, les plis étaient soignés, la coiffe confortable, c’était l’essentiel.

— Pourquoi ne fais-tu pas toujours sept plis ? fit cependant remarquer un jour à Amandine sa voisine de travail.

— Oh ! Pour rendre le travail moins monotone sans doute.

— Fais attention tout de même, on pourrait te le reprocher.

Mais on ne reprochait rien à Amandine.

Au contraire, c’est elle qui avait des motifs de reproches.

À certaines dames notamment, celles dont elle savait que le caractère était tout d’arrogance et parfois de fiel envers des servantes qui étaient de ses amies. Lorsque l’une d’elles fut injustement chassée du château à cause d’une faute montée en épingle, elle entreprit de marquer systématiquement les coiffes de sa maîtresse de huit plis. Pas un de plus, pas un de moins. Pourquoi ? Elle s’était rappelé que ce nombre était de tout temps associé à la mort. Elle fut bien surprise lorsque, une septaine plus tard, elle apprit que l’horrible femme était morte dans son lit d’une goutte au cœur foudroyante.

Ignorant si cela n’était que simple hasard, elle ne continua pas moins d’y aller gaiement de ses plis aux nombres peu conventionnels. Et comme elle poussait le zèle à accepter les demandes de repassage d’autres servantes qui lui apportaient leur coiffe de nuit, nombre d’entre elles s’endormaient le soir avec un couvre-chef qui, peut-être, scellait leur avenir sans qu’elles le sachent.

Parmi elles une certaine Lydie Courvoisier, la servante de la Callaïde Charis de Verley. Sa coiffe n’avait heureusement pas huit plis, non, mais systématiquement neuf. Elle découvrirait un jour pourquoi.

Pour l’heure, les amandes d’Amandine continuaient de maintenir à distance le fer afin d’éviter les brûlures. Elle faisait bien, mais ça ne l’empêcherait pas, là aussi un jour, de sentir sa peau lui cuire d’une autre manière…

Bien, mon petit Gaspard Mercier, bien, nous sommes content de vous. Pauline a bien de la chance d’avoir pour époux un homme si capable. Par contre je note que votre texte fait 773 mots alors que j’en attendais un bon tiers en moins. Mais je veux bien fermer les yeux pour cette fois, moins de trois quarts d’heure pour m’improviser cette petite chose étant assez estimable.

Et je mets dans un coin dans mon esprit la petite Amandine Mousnier qui, peut-être un jour, gagnera ses galons de personnage secondaire…

Gaspard Auclair

One comment

  1. Assez excitants ces fils de vies dont on ignore s’ils seront tissés dans la trame romanesque…

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