La Plume viciée (39) : Ce qui se cache derrière une porte…

Episode 1

Résumé de l’épisode précédent : Humiliée par sa déconvenue au bal littéraire, Diane rentre chez elle dans une chaise à porteurs, toute ruminante de mauvaises pensées. Mais une fois arrivée à son logis, son regard tombe sur son reflet dans un miroir et les autres habitants de son bâtiment entendent alors un terrible hurlement…

Le lendemain, on ne vit pas Diane arriver à la gazette. Faumiel attendit patiemment une heure, et même – on ne l’eût pas cru capable de pareille patience – une deuxième ! Mais à la fin de cette dernière, fort inquiet à l’idée d’avoir à publier un numéro de La Gazette avec une belle page blanche en son milieu, il envoya Henri chez elle pour prendre de ses nouvelles et, pour le cas où elle serait dolente, voir s’il n’y avait pas moyen de racler quelques articles. Même des embryons, cela pouvait suffire, Faumiel se faisait fort de les développer et les embellir en un tour de main.

Le jeune homme accueillit la mission avec joie. Il s’ennuyait, c’était là l’opportunité d’envoyer des gausses à l’une de ses victimes préférées. Mais pour cela, encore fallait-il connaître l’adresse.

— Comment ? s’étonna Faumiel. Tu ne sais pas où elle habite ?

— Nan. D’ailleurs, pas sûr que les autres le savent.

Effectivement, Diane était toujours restée vague sur le sujet. En revanche, Faumiel, qui avait exigé d’avoir sous la main l’adresse de ses collaborateurs, la connaissait, lui.

— Tu iras au 8 rue des Forges Éteintes, deuxième étage.

Petit sifflement étonné d’Henri.

— Ah çà ! Madâme de Monnjouï n’habiterait donc pas dans une rue accordée à son plumage ? Quand je raconterai ça aux autres !

De fait, l’endroit était une rue un rien sinistre du quartier de la Bûche. Pas non plus du niveau d’une rue de Claquart ou de Traillon, mais enfin, pour une jeune et belle gazetière avec des rêves de luxe et supposée incarner le raffinement, c’était bien surprenant.

Flairant une bonne opportunité de glaner des informations croustillantes à rapporter, Henri s’y rendit au pas de course. Arrivé devant le bâtiment, il observa les fenestres au deuxième étage : à l’image de la rue, c’est-à-dire sordides. Ce n’étaient que des volets vermoulus et écaillés, un châssis du même acabit et du verre sale et opaque. Certes, on pouvait distinguer à travers des rideaux plus en rapport avec l’élégance de l’occupante des lieux, mais on ne pouvait dire que cela fût rassurant.

Je m’en doutais ! Madame a beau se le tortiller en se rendant au Château, c’est une fieffée radine. Oh ! que j’ai hâte de voir son intérieur !

Mais en pénétrant dans la bâtisse, il fut cueilli par la misère qui régnait dans la cage d’escalier. Lui-même n’habitait pas dans un endroit luxueux, à dire vrai le sien était du même acabit. Mais voir, savoir qu’une jeune femme élégante, ayant accès au château, puisse accepter d’habiter dans pareille turne, était surprenant, et même un peu effrayant. Non seulement les murs, les marches étaient vétustes, mais ils empuaillaient surtout la misère. Certaines bâtisses, quoique présentant des abords rudimentaires, possédaient quand même un reste de décence, de dignité. Ce n’était pas le cas ici, et alors qu’Henri gravissait l’escalier en entendant les marches grincer, il se dit que l’endroit pouvait tout aussi bien tenir de cloîtrière que d’un repaire où se réunissaient les pires gouapes de la ville.

Arrivé au premier étage, il tendit l’oreille : une rombière grondait un enfant. Enfin, « gronder » est un peu léger. C’était une voix épaisse de gueusarde qui vociférait des menaces aussi violentes que vulgaires, promettant à l’enfant une raclée qui lui « dévisserait les oreilles » s’il osait encore désobéir. Les sanglots étouffés du petit répondaient à ces hurlements, mais loin d’attendrir la harpie, ils semblaient plutôt nourrir sa rage, qui redoublait de jurons gras et d’images sordides, évoquant des punitions dignes d’une geôlière de bas-fonds.

« Ah, tu veux pleurnicher, morveux ? Braille donc, ça m’amuse ! Mais attends un peu que j’attrape ma cuillère de bois, tu vas voir si t’as encore envie de mouiller tes braies ! Je t’en ferai des oreilles de cloche, moi, à force de te les tordre ! Et si tu continues à gigoter, je t’attache aux barreaux du lit, comme le petit chien galeux que tu es, jusqu’à c’que tu comprennes qui commande ici ! »

Les murs, guère épais, ne filtraient en rien ces paroles qui causèrent à Henri une vilaine sueur froide. C’est que lui aussi n’avait pas eu à proprement parler de bons parents, lui aussi avait été traité de chien galeux, lui aussi avait dû subir…

Sa gorge se noua, il s’empressa de monter au second étage, tandis que l’enfant se mit à hurler franchement… non, décidément, il n’allait pas faire de vieux os dans cet endroit et ne chercherait pas à faire arager la belle Diane, il n’avait plus le cœur à cela.

La porte sur la gauche, lui avait dit Faumiel.

Il y était. En montant les marches, Henri avait vaguement espéré que le deuxième étage serait plus accueillant que le premier, mais là aussi, la porte était à l’aune du reste : grossière, vermoulue, elle avait fait son temps. Que faisait donc Diane dans un tel taudis ? C’était à n’y rien comprendre.

Rassemblant son courage (il eut conscience de cela, c’en était presque drôle puisqu’il s’agissait juste de demander son travail à une gazetière, pas de s’attaquer à un ogre), il replia les doigts de sa dextre, et leva le poing pour toquer.

Trois coups.

Immédiatement suivis d’un bruit à l’intérieur.

Le bruit de quelqu’un qui aurait sursauté et qui, dans son bref mouvement, aurait par exemple fait bouger les pieds de sa chaise.

« Diane ? C’est moi, Henri, c’est Faumiel qui m’envoie, peux-tu m’ouvrir s’il te plaît ? »

Pas de réponse. Le garçon approcha son oreille de la porte, pour essayer de guetter le moindre son, le moindre signe de la présence de la jeune femme. Il n’en était pas sûr, mais il lui semblait percevoir le souffle ténu d’une respiration. Il reprit :

« C’est qu’on s’inquiète, là-bas. Pour le numéro devant être publié, ensuite pour toi puisque tu n’as pas donné d’explication à ton absence. Tout va bien ? »

Il n’avait nulle envie de se gausser d’elle, de l’appeler Diane de Monnjouï. D’autant qu’il entendit – et là, il en était certain – cette respiration qui lui fit penser à une personne qui s’émeut, qui ne sait quelle décision prendre. À moins que… l’imagination d’Henri s’emballa. Il vit son corps, dénudé, attaché à son lit, tandis qu’un bandoulier faisait les tiroirs après avoir assouvi de vils besoins, et comptant bien y retourner après.

Cette fois-ci, il cogna rudement contre la porte.

« Diane ! cria-t-il, ouvre-moi ! »

Mais Diane n’ouvrit pas. En revanche, il entendit encore plus distinctement le souffle. Indéniablement, celui d’une femme, pas celui d’un bandoulier craignant d’être pris sur le fait. Cela rassura Henri, mais pas complètement. Pourquoi diable n’ouvrait-elle pas ?

— Diane ! Maintenant ça suffit ! En tant que gazetière, tu as des devoirs (Henri était surpris de la crétinerie de ce qu’il proférait, mais de plus en plus tenaillé par l’inquiétude, il était prêt à sortir toutes les billevesées, toutes les  soties afin de voir Diane). Es-tu dolente ? Eh bien dis-le, qu’est-ce que ça peut faire ? Mais dans ce cas, Faumiel voudrait savoir si tu as des bribes d’articles. Il les peignera pour les insérer dans…

— Ah ! Mais ça suffit ! Quel est le drôle qui nous casse la tête ? Si on n’vous répond pas, eh bin décarrez d’ici ! C’est des honnêtes gens qu’habitent là, on n’a pas à être dérangés ! Si vous continuez je vas chercher des sergents de ville !

C’était la voix de l’horrible mère du premier étage. Elle devait avoir ouvert la porte car Henri entendit plus clairement son horrible voix. Une voix de vieille bique à la syntaxe probablement malmenée par des années à siroter de la mauvaise vinasse. Henri eut envie de répliquer par une grossièreté, mais il se retint, ne voulant pas embarrasser Diane qui habitait dans la bâtisse et aurait à croiser cette personne. Il allait toquer à la porte en face pour demander au voisin s’il ne savait pas quelque chose lorsqu’il entendit un bruit. Derrière la porte, quelqu’un se déplaçait… un bruit de tiroir qu’on ouvre, qu’on referme, enfin des pas qui s’approchent. Enfin ! Elle se décidait à lui ouvrir !

— Diane, enfin ! Tu m’as fait peur ! Je…

Il s’arrêta net. Il ne s’agit pas de lui ouvrir la porte, mais simplement de faire glisser par en-dessous des feuillets.

— Voilà, remets ces articles à Faumiel, ça devrait suffire pour aujourd’hui. Maintenant, laisse-moi, je suis effectivement souffrante.

Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien sa voix. Henri hésitait. Était-ce là celle de quelqu’un qui répondrait sous les menaces d’un bandoulier armé d’un couteau ? Non, certes, il y sentait bien un manque de naturel, comme si elle s’efforçait de maîtrisait ses émotions, mais il sentait aussi une pointe d’agacement maîtrisé, chose qu’il avait appris à percevoir lors de ses habituelles gausses devant la gazetière maniérée. Et puis, il en était sûr, il n’avait entendu qu’un bruit de respiration, nul chuchotis entre deux personnes. Il se baissa pour prendre les feuillets.

— Tu… tu reviendras demain ?

Un temps.

— Peut-être. Maintenant, va-t’en.

Le ton ne souffrait aucune réplique. Henri s’en alla, donc, mais bien décidé à tout raconter ce qui s’était passé aux autres.

En descendant, il vit la colique servant de mère au pauvre enfant, qui l’observait à travers l’interstice de sa porte, sans doute prête à brailler d’autres menaces s’il avait continué à parler haut dans le couloir. Il eut le temps d’apercevoir de méchants petits yeux de taupe surmontés de sourcils en broussailles. Il se retint de marmonner une insolence ou, encore mieux, de donner un rude coup de pied dans la porte pour l’assommer et aller voir l’enfant pour lui expliquer l’intérêt qu’il y aurait pour lui de le suivre jusqu’au premier orphelinat venu.

Une fois dehors, il ne traîna pas. Il fallait rendre d’urgence les feuillets à Faumiel et, surtout, tout raconter à la bande.

S’il s’était retourné pour observer une certaine fenestre au verre opaque, il eût peut-être aperçu les rideaux de dentelle s’écarter pour laisser apparaître un visage fort différent de celui qu’il avait connu.

À suivre…

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