Parmi les conteurs célèbres s’étant illustrés durant le siècle dans lequel prend place le cycle des Callaïdes, Léon de Valombre occupe une place singulière tant ses contes, assez peu destinés à être lus devant de la marmaille (à moins d’être une mère ou un père dénaturés), associent le cheminement de leurs pauvres héros à la cruauté la plus singulière et la plus détestable des noirceurs. Ainsi cette Fille qui pleurait des diamants, conte que lut un jour Charis de Verley à la reine Catelyne et qui valut à cette dernière un émoi si vif qu’il fallut faire venir d’urgence maistre François pour lui faire respirer des sels. La Callaïde fut grondée pour son mauvais goût… ce qui ne l’empêcha pas le soir même de lire d’autres historiettes du sieur Valombre, la Callaïde ne dédaignant pas la noirceur quand elle est bien écrite et très évocatrice…
Dans le temps jadis était une jeune fille qui n’avait jamais pleuré. Elle n’était pas malheureuse, son père et sa mère – surtout sa mère – l’aimaient, elle avait grandi en même temps qu’un adorable chiennet qui l’adorait, et ses rêves lui prodiguaient chaque nuit de douces visions qui ne lui avaient jamais fait éprouver les angoisses des malesonges.
Mais tout commença à changer quand, un jour, son père tomba lourdement d’une charrette et se brisa un genou. Devenu boiteux, il se mit à rester au logis pour y pester tout son saoul, contre sa mauvaise étoile, contre sa femme qui ne travaillait pas, et contre sa fille qui ne lui servait que de rien.
Les premières viles paroles à l’encontre de celle-ci arrivèrent, mais la fille tint bon. Son cœur l’oppressait, mais ses yeux surent rester secs. Cela ne dura pas.
Un soir, revenant d’un tripot dans lequel il aimait à s’imbiber la glotte avec de mauvais breuvages ainsi qu’une autre partie de sa personne dans de mauvaises femmes, il tomba sur le chien adoré qui, en l’entendant, se mit à gronder. Le père n’hésita pas : il assomma la bête d’un coup de béquille et écrasa le crâne de son sabot.
Le lendemain matin, la fille eut la mauvaise surprise de voir la cervelle de son chien espandue sur le sol. C’en fut trop : ses beaux yeux avaient depuis trop longtemps fait barrage. Les digues lâchèrent et, pour la première fois, des larmes coulèrent.
Son père, qui avait pris soin de s’asseoir sur le petit banc devant la façade, juste à côté du cadavre, dans le seul but de se repaître de la tristesse de sa fille, vit ces larmes et s’en amusa. Mais pas longtemps puisqu’elles se figèrent au milieu des joues. Le père allait lancer de sinistres insultes pour mettre en doute l’amour que sa fille éprouvait pour son chien, mais il se retint, intrigué par l’éclat des deux sillons humides. Il se leva, s’approcha et observa : ce n’étaient plus des larmes. Elles s’étaient transformées en diamants !
Avec soin, il les détacha de la joue et l’on vit sa silhouette boiteuse s’éloigner vitement en direction de la ville voisine, où un orfèvre lui certifia qu’il s’agissait là de deux beaux diamants.
Il rentra chez lui fou de joie et fort songeur. Sa fille avait-elle donc la chance de pleurer des diamants ? Pour le vérifier, il se montra odieux, pour la faire pleurer. Mais les insultes ne le permirent pas. C’est que la fille, tout comme la mère, avaient bien compris combien le père était irrémédiablement changé depuis son accident. Elles s’étaient d’ailleurs remembrées de certains détails du passé qui laissaient entendre combien la noirceur avait été tapie derrière un vernis de gentillesse. Le genou avait été brisé et, avec lui, le vernis aussi. Consciente de ce changement, la fille était donc parvenue à retenir ses larmes.
Mais un soir, prétextant une promenade pour se réconcilier, le père l’emmena dans un bois.
Ce qui s’y produisit, nul ne le sait. Disons juste que la mère eut la surprise de voir sa fille rentrer à toute vitesse, la dextre pour camoufler les pleurs de sa bouche, la senestre tenant un mouchoir ensanglanté. Et à côté d’elle, le père qui, la tenant d’une main par la manche, s’efforçait de la retenir pour, de l’autre main, lui cueillir au visage d’autres perles de diamants, tout en lui criant : « Pleure, petite carogne, pleure ! »
Bien sûr, la mère chercha à savoir ce qu’il s’était passé. Mais la seule réponse qu’elle obtint fut des coups de poing sur son visage, coups qui firent hurler de terreur la fille et qui l’amenèrent à pleurer derechef.
La suite, est-il besoin de la conter ? Voyant que sa fortune était faite, le misérable ne cessa de persécuter sa femme et d’emmener sa fille au bois pour accumuler davantage de diamants. Tant et si bien qu’un jour, sa femme mourut. Ce fut un festin de diamants, jamais sa fille n’avait autant pleuré que ce jour-là ! « Pleure, petite carogne, pleure ! lui dit son père. Ce qui me sied dans cette mort, c’est que nous n’aurons plus besoin de nous isoler dans un bois pour ce que nous avons à faire. Nous pourrons rester à la maison, bien tranquilles et au chaud. »
Ce qui se produisait dans la maison, nul ne le sait. Disons juste que les voisins virent petit à petit la fille dépérir tout en devenant grosse. Et pendant ce temps, le père accumulait les diamants. À quoi lui servaient-ils ? À rien. Il avait vendu le premier et, disposant d’une belle somme, s’était contenté d’y piocher pour se procurer de la nourriture. « À quoi bon chercher le luxe quand on dispose de celui de faire souffrir ? se disait-il. Quand ma carogne de fille mourra, alors il sera temps de devenir grand seigneur grâce à ce qu’elle m’aura donné, voilà tout. »
Neuf mois durant, la fille essuya les pires traitements. Les gens du village le devinaient car les « pleure, petite carogne, pleure ! » avaient bien du mal à être contenus par l’épaisseur des murs. Mais on se disait que c’était parce que le père était ulcéré de voir que sa fille s’était mal conduite avec quelqu’un et qu’elle était devenue grosse. Après tout, il n’avait pas totalement tort. En tout cas on ne la voyait que très peu, le père ayant estimé qu’il était plus prudent de la garder chez lui pour que l’on n’apprenne pas son secret.
Les mois filaient et les diamants ne tarissaient pas. À la fin du neuvième, le scélérat en avait accumulé neuf-cents-quatre-vingt-dix-neuf. Sa fille, mal nourrie et le corps recouvert de meurtrissures, n’avait plus la force de porter son gros ventre dans la maison. Un matin elle resta alitée, persuadée que le jour était venu d’enfanter. Elle ne se trompait pas : elle perdit les eaux et son ventre commença à travailler.
Son père ne l’aida pas à se décharger de son poids. Il la regarda faire, au fond inquiet à l’idée de perdre sa fille et tant d’autres diamants, alors qu’il avait glané de quoi être heureux pour plusieurs existences. En tout cas il était fort étonné du courage de sa fille qui, bien que souffrant mille douleurs, ne parvint pas à pleurer le millième diamant.
Et pour cause, c’est de sa nature qu’il en sortit.
Sur son lit, ensanglanté, sorti d’entre ses jambes, gisait un enfantelet dont le corps était aussi brillant qu’un diamant.
À suivre…