La Plume viciée (13) : Grandes manœuvres

Résumé de l’épisode précédent : Divine surprise ! Joie inouïe ! Plaisir indicible ! Le baume de Lune céleste est sidérant d’efficacité ! Le visage de Diane irradie de beauté et de blancheur. Pour son âme, en revanche, c’est sûrement une autre histoire…

L’après-midi, avant de pénétrer à la gazette, elle n’eut pas besoin de sortir son petit miroir afin de vérifier si les effets du baume perduraient. Dans les rues, elle n’avait eu de cesse de sentir des regards admiratifs sur sa personne. Elle prit soin cependant de voir tout le monde afin de bien savourer la surprise teintée d’hébétude qui se lisait sur les visages dès qu’elle apparaissait dans une pièce. Quand il la vit, Monsieur Orbaque ne se mit pas à tripoter les boules de son boulier mais eut cette pensée quelque peu légère : Diable ! Je me demande si le derrière est aussi blanc et velouté. Je lui jouerais bien ma sérénade pour flûte en sol majeur… encore qu’il s’agisse maintenant davantage d’un flûtiau, hélas ! Ah ! Si j’avais vingt ans de moins !

Dans la salle des rédacteurs, Cyrielle ne put s’empêcher d’y aller d’un compliment, tandis qu’Alaric la dévorait des yeux sans retenue. Tout cela était agréable, mais ce qu’elle eût voulu, c’est que Bastien la regardât et l’admirât aussi, histoire de faire baisser la valeur de sa fade armide blonde. Là, ce fut un cuisant échec. Il la regarda, oui, mais avec indifférence. C’est que le bonheur qu’il partageait avec Élodie, surtout après de terribles épreuves (1), n’était pas de nature à s’émietter d’un coup à cause de la contemplation d’une autre gazetière, aussi belle fût-elle. Bien sûr, cela piqua l’orgueil de Diane qui vit l’affront comme la confirmation d’une bêtise contre laquelle il n’y avait décidément rien à faire.

Tout en s’asseyant à sa table, elle haussa les épaules. Puis elle prit sa plume pour son premier article (elle avait en tête de faire le compte-rendu élogieux de l’exposition d’un artiste, nommé Jehan Montbrillant, qui avait la rage de peindre des paysages avec des couleurs criardes), avant de se raviser.

« Au fait… »

C’est ce que Cyrielle l’entendit marmonner alors qu’elle s’était relevée pour sortir de la pièce.

Elle se rendit chez Faumiel, Faumiel qui, bien que constitué aux neuf dixièmes de bois, fut un peu saisi devant la beauté lunaire de sa gazetière. Diane le perçut et, sans attendre la permission, s’assit face à lui pour lui tenir ce langage, les yeux dans les yeux :

— Antoine, j’ai une requête à vous faire, et je vous avoue que je serais déçue si vous ne lui donniez pas suite. Voici, il se trouve que dans deux septaines doit avoir lieu le bal littéraire annuel. La plupart des écrivains du Royaume en seront et bien sûr, j’y serai aussi pour chroniquer l’événement… mais pas seulement. Car figurez-vous que Gollard a été conquis par mon roman et m’a proposé de le publier, notamment en prévision du bal. Vous comprenez que mon nom commence à être connu : je suis appréciée par les dames au Château, mes articles plaisent (jugez-en par le courrier que nous recevons) et je suis persuadée que cette notoriété aura de bienfaisants effets sur la carrière que je veux mener en parallèle dans le monde des Belles Lettres. Aussi, voici ma requête…

Elle laissa passer un temps. Faumiel déglutit, craignant qu’elle demandât à doubler ou tripler ses gages.

— Je veux dorénavant, qu’en haut de la page qui m’est allouée, figure ce médaillon me représentant dont je vous ai déjà parlé.

Ouf ! Ce n’était donc que ça ! Mais comment donc ! Avec plaisir ! Cependant Faumiel fit une objection :

— Écoutez ma petite, si vraiment cela peut vous faire plaisir, va pour le portrait en médaillon. Mais pourquoi y tenez-vous tant que cela ? Les dames que vous fréquentez au Château vous connaissent, savent bien qui vous êtes…

Diane avait envie de répondre : « Ce n’est pas suffisant ». Elle avait soif, soif de tout. De notoriété, de richesse, de reconnaissance, de regards admiratifs dans la rue, que ce regard soit celui d’une bourgeoise, d’une mère de famille, d’une grisette, d’une jeune fille en fleur, d’une vieille dame élégante, d’une courtisane raffinée, d’une aristocrate distante, d’une actrice célèbre, ou carrément d’une Callaïde. Et pour atteindre cet objectif, il fallait que son visage soit connu. Ce serait d’autant plus facile qu’avec les recettes d’Astasie, elle se promettait de se façonner un visage que même le plus abruti des passants rencontrés dans la rue ne pourrait oublier de sa vie. Il n’empêche, avoir ce médaillon accélérerait les choses – et flatterait surtout sa vanité.

— Mettez cela sur le compte d’une petite coquetterie d’artiste. Mais pas seulement. Vous n’avez pas idée des efforts pour faire son nid au milieu du champ de bataille que sont les Belles Lettres. Il ne faut pas négliger la moindre arme pour réussir. Or, j’en dispose de deux : mon talent (ici, elle s’avançait un peu) et ma beauté (là, il n’y avait rien à redire). Mon médaillon peut interpeller et même ajouter des lecteurs aux lectrices. Pour moi, il pourra profiter au succès de mon roman, pour vous, il pourra amener de nouvelles ventes.

Faumiel ne réfléchit pas longtemps. Il n’avait jamais songé à ce cas de figure, mais c’était vrai : une de ses réactrices était devenue une petite célébrité. Il imagina des maris sous le charme, arrachant la gazette des mains de leurs épouses, vision qui l’amusait fort. Un médaillon, oui… mais pourquoi ne pas demander à André Camier d’effectuer de temps en temps de beaux dessins de sa gazetière détaillant de nouvelles parures ? Ce n’est jamais désagréable pour un homme que d’admirer un joli dessin d’armide permettant d’oublier que, chaque soir, dans son lit, on n’a qu’une épaisse bourgeoise sans grâce…

— Entendu, Diane, entendu, je rends les armes. Considérez cette histoire de médaillon comme acquise. Mais n’allez pas l’effectuer chez un artiste onéreux…

— Bien sûr, j’ai entière confiance dans le talent d’André.

André qui dû mettre de côté son travail pour exaucer le caprice de Diane.

— Excuse-moi André, je sais que tu es débordé, mais c’est urgent, Faumiel aimerait que ce médaillon apparaisse dès le prochain numéro. Tu comprends, le temps presse avec le bal qui arrive (bien entendu, elle s’était empressée de révéler à la cantonade la nouvelle de la publication prochaine de son roman). Oh ! Merci, tu es adorable !

Ce n’était qu’un portrait en médaillon, mais il fallut bien deux heures à Camier pour l’achever tant Diane était exigeante et n’était jamais satisfaite du résultat. Elle prenait différentes poses – toutes passablement horripilantes –, lui demandait de la dessiner de face, puis de profil, puis encore de face. André en cassa deux crayons d’agacement. Sentant que le dessinateur commençait à s’impatienter dangereusement, elle se résigna toutefois et choisit la troisième version, celle où l’expression lui donnait un petit air rêveur et satisfait :

Résultat à la fois gracieux et détestable qui permit à André une petite vengeance pour son précieux temps perdu. Il alla assez bassement le montrer à Élodie pour lui demander s’il était ressemblant. L’armide aux cheveux bouclés, pourtant toute à son bonheur avec Bastien et éloignée de son habituelle causticité, répliqua aussitôt :

— Mon Dieu ! Ce visage si plein de lui-même ! Pouerk ! Sois rassuré André, il est tellement ressemblant que j’ai envie de lui mettre une mornifle !

De son côté, Diane était retournée à sa table pour écrire ses articles. Elle expédia assez rapidement celui sur le peintre aux couleurs criardes qui rendaient aveugle :

Dans l’exposition de Jehan Montbrillant, les paysages explosent en une symphonie de couleurs audacieuses et enivrantes, défiant les conventions et la retenue. Chaque toile, telle une révélation éclatante, dévoile des panoramas vibrants où le purpurin, le bleu céruléen, et le vert callaïs s’entrelacent dans une danse effervescente. À ces teintes vives se mêlent des touches d’amarante veloutée, d’outremer profond, de céladon délicat relévé de pointes érubescentes, créant une harmonie visuelle d’une rare richesse, où chaque nuance semble vibrer d’une vie propre. Les coups de pinceau sont audacieux, presque frénétiques, insufflant à chaque scène une énergie palpable qui transporte le spectateur au cœur même du spectacle naturel.

Deux autres paragraphes suivaient mais nous pensons que le lecteur aura compris. Diane avait un goût particulier pour les adjectifs de couleur que personne, ou presque, ne connaissait. C’était l’un de ses moyens pour poétiser à peu de frais.

Elle passa aussi bien vite sur l’artcile vantant les mérites du nouveau parfum (Velouté nocturne) d’Éloi de Marcenay, parfumeur au Château qu’elle avait rencontré et qui lui avait proposé de lui offrir ses créations afin qu’elle en fasse l’éloge :

Mes amies, j’ai eu la rare et précieuse chance de rencontrer personnellement Éloi de Marcenay le célèbre parfumeur, un maître incontesté dans son art, et je ne puis résister à partager avec vous les secrets de beauté qu’il m’a généreusement confiés.

Sous la touche experte de Monsieur de Marcenay, Velouté nocturne s’impose tel un hommage à la majesté du soir, un parfum qui couronne chaque femme de l’aura d’une reine envoûtante. Cette création olfactive, véritable symphonie de notes délicates et envoûtantes, prend logis sur la peau comme une caresse subtile et ensorcelante. Dès les premiers effluves, on se sent transporté dans un jardin secret où les fleurs nocturnes, baignées de rosée, révèlent leur parfum mystérieux, enivrant. Velouté nocturne est plus qu’un parfum : c’est une signature royale, une essence qui fait de chaque femme une souveraine de la nuit, enveloppée d’une douceur soyeuse et d’une force inégalée !

À cette idée d’être transportée dans un jardin secret, elle sourit. Puisse ce parfum ne pas vous y faire rencontrer un certain faune, mes amies ! Encore que pour certaines, ça les décoincerait et les rendrait moins gourdiflottes, assurément.

En revanche, elle passa plus de temps à écrire un article pour annoncer la publication prochaine de son roman chez Gollard et en donner des morceaux choisis :

Mes amies,

Joie profonde, émotion sincère, fébrile impatience, fierté immense que de vous annoncer – enfin ! – la publication prochaine de mon tout premier roman, Les Secrets de l’éventail. Ces secrets, ce sont ceux de mon héroïne, Éléonore de Brabant, femme dont la force de caractère et l’intelligence subtile ne manqueront pas de résonner en chacune de vous. Ses défis, ses amours, ses secrets, sont autant de miroirs dans lesquels vous pourrez trouver – je l’espère – une amie, une sœur, peut-être même une complice… voire une amante d’esprit. Éléonore n’est pas simplement un personnage de fiction, elle est l’incarnation de cette force féminine qui, dans l’ombre ou la lumière, façonne le monde avec une détermination silencieuse.

Écrire ce roman en la compagnie de cette armide a été pour moi une aventure intérieure, une exploration des recoins les plus profonds de l’âme humaine, et plus particulièrement de ce que signifie être une femme dans notre monde souvent complexe et exigeant. J’espère de tout cœur que ce voyage que j’ai entrepris avec Éléonore deviendra également le vôtre, et que vous trouverez dans ces pages un écho à vos propres pensées, à vos propres émotions… à vos propres désirs.

Je vous invite à découvrir Les Secrets de l’éventail, et à laisser Éléonore vous guider à travers un univers où les sentiments les plus intimes se mêlent aux intrigues les plus passionnantes.

Je serai dans deux septaines au grand bal littéraire annuel où je serai heureuse de vous rencontrer et de partager avec vous le fruit de mes rêveries, sous l’égide bienveillante d’Antoine Gollard, propriétaire de la librairie Chez Gollard, qui se chargera de sa publication. Je me ferai une joie de vous y rencontrer et de vous signer un exemplaire.

Elle exultait tellement que ce fut le cœur léger qu’elle arriva chez Isolde. N’importe quel homme, même jeune, se serait damné pour couvrir de baiser ce beau corps de femme pourtant arrivée à la fin de son printemps. Pas Diane, qui n’en pouvait plus de le parcourir de sa langue, tout comme il lui était devenue insupportable de sentir sur le sien celle de sa protectrice.

À suivre…

 

(1) Voir Les Confessions de la Hache.


Pastoralité symphoniale, de Jehan de Montbrillant

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