Les Confessions de la Hache (1) : Une belle idée d’article

L’histoire se passe juste après La Binocleuse zélée. Elle s’inscrit dans les Chroniques de la Gazette du Royaume, cycle d’histoires ayant pour personnages principaux une fine équipe de gazetiers et se déroulant dans l’univers du Cycle des Callaïdes. Les deux cycles s’interpénètrent mais peuvent se lire indépendamment.

 

« Bastien, vous le savez sans doute, le bourreau a décidé d’abandonner sa fonction. J’ai songé à une belle idée d’article : allez donc le voir pour le faire parler de sa vocation et du plaisir particulier qu’il y a à décoller une tête ou à torturer des corps de criminels ou de femelles un peu sorcières qui l’ont bien cherché. De quoi donner à nos lecteurs un petit frisson dont ils nous sauront gré avant d’engloutir un dîner roboratif. Et puis, c’est vous qui vous occupez dans la gazette des faits mystérieux. Or, vous avouerez que l’on trouve difficilement plus mystérieux qu’un bourreau. Tenez, j’ai son adresse, il habite du côté de Claquart. Allez le voir jourd’hui, une série de trois ou quatre articles serait très bien. Allez mon ami, allez. »

C’est en ces termes qu’Antoine Faumiel, chef-rédacteur de La Gazette du Royaume, gazette appartenant à dame Isolde, noble soucieuse d’apporter des lumières au bon peuple, proposa ou plutôt ordonna à Bastien Lanvin, rédacteur attiré par les mystères ou les faits pouvant heurter la raison (et parfois le bon goût, il faut bien le dire), d’aller voir le bourreau de la Capitale, le sieur André Colart.

Le premier mouvement de ce jeune rédacteur vif et intelligent fut de considérer l’idée comme excellente. Mais alors que ses pas le menaient à la rue des Charretiers, son enthousiasme faiblit. Avait-il tellement envie de rencontrer un spécimen de cette race d’homme honnie entre toutes ? Avait-il le cœur à apprendre les meilleures techniques pour dilacérer son homme (ou sa femme) ? Aimer les mystères était une chose. Se vautrer dans le sang et les tripes en était une autre.

Et pourtant, un bon crime n’avait jamais déplu à Bastien, surtout quand la justice s’en mêlait pour confondre le coupable. Mais pouvait-on considérer comme un bras justicier ce sombre individu dont la fonction était d’abaisser une hache devant la populace ? Franchement, il goûtait davantage les exploits du sergent Archibald, policier dont l’observation et la sagacité permettaient de résoudre des crimes compliqués, y compris ceux dont on pensait qu’ils étaient destinés à rester impunis.

Après, il devait bien s’avouer qu’une curiosité un rien malsaine le poussait à voir, peut-être pas le cœur léger mais au moins intrigué, le visage de cet homme systématiquement encapuchonné quand il officiait en place publique. Et puis, à la réflexion, il y avait autre chose…

Quand il avait innocemment parlé de la mission à Élodie Lacour, coquette correctrice spécialisée dans le beau style, il avait remarqué que ses joues, habituellement d’un teint de porcelaine, s’étaient teintées de rose. Ses lèvres ourlées s’étaient entrouvertes en un sourire intrigué tandis que ses beaux yeux bleus avaient laissé passer une inhabituelle lueur d’intérêt, elle qui depuis son arrivée à La Gazette n’avait montré que nonchaloir à son endroit. Il était évident que cette nouvelle la captivait autant qu’elle la troublait agréablement.

— Cela signifie que je vais enfin frémir à ta prose. J’ai hâte ! se gaussa-t-elle d’abord.

Avant d’ajouter :

— Ça doit être fascinant de parler à quelqu’un qui connaît tous les secrets des corps. Fais bien provision d’instruction, cela pourra peut-être te servir…

Le tout formulé avec un curieux sourire et une lueur perverse dans les iris, avant de laisser brutalement la place à son habituel faciès de morgueuse. Elle avait lors tourné les talons sans ajouter un mot et Bastien n’avait plus eu qu’à contempler la finesse de sa taille et le galbe de son derrière – ce qui n’était déjà pas si mal.

Il ne savait que trop penser de tout cela. C’était tout de même d’un vice un peu choquant, mais d’un autre côté… dame ! c’était Élodie tout de même, la plus jolie fille de la gazette, la plus proche de son âge. Lucinde, la binocleuse correctrice avait un assez joli visage, mais enfin, pour le moment elle lui avait paru un rien niaiseuse. Et puis, après la rude déconvenue de son agression nocturne qui lui avait valu une escalope bleue à la place de son œil droit, mieux valait attendre.

Le lecteur trouvera peut-être que c’est là une digression sentimentale un rien surprenante après avoir évoqué un bourreau, mais qu’il se dise que nous faisons cela pour l’accoiser avant de lui faire découvrir les méandres du sombre métier d’exécuteur. Qu’il hume donc bien les senteurs du corset d’Élodie car après, les plaisirs seront différents.

Bastien, alors qu’il entrait enfin dans le quartier de Claquart où se trouvait la rue des Charretiers, ne faisait pas autre chose. Envahi par l’air misérable et fétide qui accompagnait ses pas dans ce sombre quartier que maintes enquêtes lui avaient fait arpenter, il s’accrochait à la vision des lèvres et du joli poitron d’Élodie, aimable souvenir qui malheureusement se volatilisa quand il parvint enfin devant la modeste maison du bourreau. Rien de bien particulier dans cette façade en colombage finalement décente, rassurante dans un quartier tel que Claquart. En la voyant sous un beau ciel ensoleillé on eût pu aisément se dire qu’une gentille petite famille y logeait. Mais voilà, avec le ciel qui était ce jour-là fort ténébreux, il s’en dégageait une autre impression qui incita à attendre un peu avant de frapper à la porte.

Dire que derrière cette porte je vais parler à quelqu’un qui a tué de ses mains plusieurs centaines d’âmes malfaisantes, se dit Bastien, songeur et, contrairement à Élodie, pas forcément émoustillé.

Cependant la perspective de recueillir et de mettre en forme un témoignage original avec à la clé, peut-être, la certitude d’écrire un « article de légende », pour reprendre l’expression consacrée propre aux gazetiers de l’époque, lui réchauffa le cœur et l’incita à s’approcher pour heurter la porte de son poing.

Un temps.

Puis quelques bruits de pas descendant l’escalier.

Enfin un loquet qui joue, et la porte s’ouvre.

À suivre…

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