Résumé de l’épisode précédent : Bastien s’est rendu à la librairie Le Livre, afin de voir si ses propriétaires, les sieurs Péquin & Boudur, seraient intéressés à l’idée d’imprimer les confessions du bourreau André Colart. L’entreprise serait possible, mais sous conditions. Malheureux hasard, Bastien apprend au passage qu’Élodie a commandé chez eux des ouvrages bien sinistres et que l’on n’imagine pas entre les mains d’une jeune fille distinguée…
Avant de rentrer chez lui, il héla un petit moineau dans la rue. Rappelons qu’à cette époque, les moineaux désignaient de jeunes garçons vêtus d’un pourpoint jaune et d’un béret de la même couleur. En échange de dix sous, ils pouvaient porter une information à n’importe quelle personne à l’intérieur de la ville. Manifestement désœuvré, le moineau en question était occupé à se curer le nez. Il en avait tiré une grosse croûte jaunâtre qu’il contemplait sur le bout de son doigt avec une satisfaction manifeste.
— Petit ! J’ai besoin de tes services. J’aimerais que tu fasses parvenir un message à un dénommé André Colart qui habite rue des charretiers, à Claquart.
— Oui, M’sieur, à vot’ service, fit le gosse en se débarrassant de la croûte d’une pichenette. Quel est-il ?
— Juste ces quelques mots. Tu lui diras que c’est d’accord pour demain.
Le moineau sortit d’une poche un calepin marqué du sceau de la messagerie du Royaume et griffonna la date, l’heure, demanda à Bastien son nom afin de le noter et, déchirant la page, il la lui donna.
— C’est urgent ? demanda le garçon.
— Pas plus que cela, mais j’aimerais que le message soit transmis dans l’heure.
Et Bastien rentra chez lui, peut-être pas le cœur léger d’avoir pris cette décision, mais avec l’esprit curieux de vivre une expérience radicale, à mille lieues des récoltes de ragots obtenues dans les habituels mastroquets. Oui, Colart avait raison, ce serait sans doute désagréable à voir, mais finalement plus enrichissant pour sa plume. Et puis, de toute façon, le bourreau l’avait assuré qu’avec son art, la torture ne durerait pas longtemps. Juste se confronter à l’atmosphère du lieu, s’en imprégner, sentir la souffrance mais aussi la justice dans ce qu’elle peut avoir d’impitoyable, et retranscrire le tout dans son article. Il demanderait ensuite à Colart de se confier sur l’évolution de ses sentiments tout le long de sa pratique. Et combien de personnes avait-il torturées… et de quels âges… de quels royaumes…
Bastien s’excitait tout seul et il entra chez lui avec la hâte d’être déjà au lendemain afin d’assister à une bonne petite torture. Mais il s’aperçut tout à coup d’une chose : c’était le milieu de la septaine, soit la journée où les membres de la gazette se rendaient à la taverne de Maistre Bordier pour boire quelques verres.
Bastien se le rappela en entrant chez lui et se demanda s’il n’allait pas s’y rendre. Mais les derniers événements, les regards qu’il avait essuyés, l’incitèrent à rester chez lui.
Hé, quoi ! Qu’ils continuent à bavocher sur moi, puisque c’est ce qu’ils aiment.
Mais au fond, il espérait que son absence accable la coupable, qu’Élodie remordise et reconnaisse qu’il n’avait pas mérité pareilles paroles. De nouveau, un début de colère commença à poindre, mais le souvenir de ce que lui avaient conté Péquin et Boudur l’incita vite à s’inquiéter quant à la bonne santé de l’esprit de son armide. Il s’allongea sur son lit, les bras repliés pour se rejoindre derrière la nuque et, le regard fixé sur le plafond, il imagina ce que pouvaient être Le Secret des âmes déchirées et l’Occulta Anatomia. Peut-être eût-il mieux valu qu’il relise Le Secret des servantes de l’ombre car, épuisé par sa journée, il ne tarda pas à sentir ses paupières s’alourdir, son corps se détendre et son esprit prendre la clé des songes… ou plutôt la clé des malsonges…
Dans son rêve, il se trouvait chez Colart qui lui racontait des épisodes de sa vie. Comme à son habitude, Bastien notait fiévreusement la moindre de ses paroles. Le bourreau expliquait que son maistre l’avait obligé à lire plusieurs livres de médecine afin de bien pratiquer son métier, que ce soit pour torturer le corps ou bien le réparer, quand on le lui demandait.
— Parmi ces livres, expliquait-il, il en est un que j’ai lu un nombre incalculable de fois. C’est l’Occulta Anatomia. Le connais-tu ? Tiens, le voici.
Et il saisit un livre qui était posé sur la table et auquel Bastien n’avait pas prêté attention. Colart l’ouvrit devant lui et fit tourner les pages.
— Regarde ces belles gravures, mon ami. N’est-ce pas un livre merveilleux ? En vérité je te le dis, c’est mon bréviaire, je le relis constamment !
Les gravures qui défilaient sous les yeux de Bastien étaient d’une indicible horreur. Des corps humains disséqués, leurs entrailles, exposées avec une précision chirurgicale, montraient les moindres détails des organes internes. Mais l’auteur se serait contenté d’exposer des corps dans un but scientifique, Bastien n’aurait rien trouvé à y redire. Mais justement, le jeune homme comprit très vite que le livre se complaisait aussi à montrer des visages tordus par la douleur qui, figés dans des expressions de terreur, semblaient presque vivants, comme si les âmes torturées des sujets illustrés y étaient encore emprisonnées. On y voyait aussi des planches représentant des instruments de torture dont Bastien ne soupçonnait pas l’existence, et des dessins de blessures horriblement détaillées. Des annotations en vieux romanian bordaient les pages, décrivant des rituels obscurs et des procédures médicales impies, évoquant une science pervertie par la cruauté et le désespoir. Bastien ressentit un frisson glacé le long de son échine alors que les pages continuaient de tourner, chacune dévoilant une nouvelle scène de cauchemar.
— André, vous pouvez arrêter, je crois que j’ai compris.
— Au contraire, au contraire, il faut tout voir puisque tu es aveugle.
Les gravures devenaient de plus en plus insoutenables. L’une d’elles montrait un bourreau (avec le visage de Colart) en train de scier le cou d’une victime, un rictus de dément à la face.
— Raccourcir quelqu’un à la scie n’est pas si simple. Il faut disposer d’une scie à petites dents, crut-il bon de préciser.
Les gravures défilaient, ce n’était que perforations, lacérations et amputations, le tout baignant dans l’imagination la plus cruelle, la plus insensée. Heureusement, Colart arrivait à la fin du livre et une dernière image apparut.
On y voyait une femme, simplement suspendue par les bras. Vision bien moins horrifique que les précédentes mais qui ne dressa pas moins les cheveux sur le chef de Bastien. Car ce qui le terrifia était que cette femme avait des cheveux blonds, bouclés, et qu’elle penchait la tête vers l’avant, faisant un rideau de cheveux dorés devant son visage.
— É… Élodie ? parvint-il à articuler, la gorge nouée.
— Elle ne te l’a pas dit ? Elle aussi a été torturée, il y a bien longtemps. Mais tiens, elle va te l’expliquer elle-même puisqu’elle est là.
Là, c’est-à-dire derrière Bastien, qui se retourna.
Elle était vêtue des mêmes habits que sur la gravure, une robe à la fois simple et raffinée. Mais cette fois-ci, elle n’avait pas les cheveux lui couvrant son beau visage. Elle regardait Bastien avec des yeux emplis de tristesse et de reproche.
— Pourquoi veux-tu savoir, Bastien ? demanda-t-elle d’une voix s’accordant à l’expression de son regard.
Et, sans attendre de réponse, en un geste lent et solennel, elle commença à soulever sa robe et voici ce que Bastien vit :
D’abord, des chevilles fines et gracieuses qui s’élevaient vers des mollets galbés, d’une blancheur de nacre, marqués par une douce courbe sensuelle. Après les horreurs de l’Occulta Anatomia, c’était là une anatomie qui parlait davantage au cœur de Bastien.
Elodie continua de soulever sa robe.
Les cuisses se révélèrent, fermes et douces à la fois, comme un marbre parfaitement sculpté. La blancheur laiteuse laissait apparaître quelques veines, indice qui prouvait qu’Elodie était bien humaine et non quelque nymphe irréelle échouée dans la maison d’un bourreau. Les muscles étaient délicatement sculptés, comme orfévrés par le Créateur suprême, assurément le plus beau des écrins pour entourer la taille d’un amant.
Mais la robe ne s’arrêta pas là.
Alors, Bastien vit… il vit la partie la plus précieuse de l’anatomie de son armide. Une peau douce et veloutée, à la teinte délicatement rosée là où se trouvaient ce que l’on appelait plaisamment « les pétales secrets », pétales surmontés, alors que la robe continuait de se lever, d’une couronne de poils blonds et soyeux.
Magnétisé, Bastien l’aurait bien laissée continuer de lever la robe. Mais il eut subitement conscience d’un détail un peu inconvenant au milieu de cette révélation intime faite pour n’être partagée qu’entre deux amants : Colart. Alors, un peu à contrecœur il est vrai, il se précipita pour saisir la senestre d’Élodie et la baisser, refaire tomber le rideau sur le trésor que seuls des yeux amoureux avaient le droit d’admirer. Geste noble et, en même temps, malheureux. Élodie ouvrit de grands yeux, insensible à cette délicatesse. Pis, elle fit un mouvement nerveux et essaya de poursuivre le lever de rideau, répétant fébrilement : « Laisse-moi Bastien, je veux nous raccourcir, nous raccourcir ! »
Elle implorait, sa voix tremblait d’émotion. Alors Bastien, déconcerté par ses paroles, relâcha doucement sa prise.
« Laisse-moi te montrer la femme que je suis », ajouta-t-elle d’une voix douce tandis que, derrière elle, l’âtre gagna subitement en intensité. Les flammes dansaient, crépitaient, entouraient sa silhouette d’une aura aveuglante tandis que, la robe revenue au niveau de sa nature, Bastien s’aperçut que le visage avait subitement rajeuni. C’était maintenant celui d’une fillette qui versait des pleurs. Et alors que la robe franchissait enfin la couronne de poils dorés pour continuer son ascension, Bastien, fixé sur ce visage d’enfant sur un corps de jeune femme, vit qu’aux pleurs se mêlait une terrifiante expression de souffrance. Souffrance physique ou morale, il hésitait. Ce qui était sûr, c’est que les mâchoires d’Élodie parvinrent à s’extraire de cette souffrance pour exprimer un gémissement lugubre auquel se mêla ce simple mot :
« Maman. »
Ce fut le mot talismanique qui fit sortir Bastien de son rêve.
L’âtre qui s’était mis à flamber prodigieusement lui avait fait ressentir une telle chaudure qu’il baignait dans sa sueur au milieu de son lit. Et il mit un certain temps avant de se décider à se lever pour ouvrir une fenestre. Bien que conscient d’être réveillé, il demeurait pétrifié par ce qu’il avait vu, mais aussi désireux d’y replonger afin de trouver quelque clé lui permettant de comprendre.
Car si quelques jours auparavant il avait associé Élodie à une fille un peu vaine et bien peu mystérieuse, elle lui apparaissait maintenant comme la plus incompréhensible des armides.
À suivre…