Les Confessions de la Hache (8) : Comment torturer un bourreau

Résumé de l’épisode précédent : Les amours entre Bastien et Élodie vont bien mal, puisque cette dernière, non contente de l’insulter devant tout le monde à cause de quelques paroles galantes bien innocentes, s’invite une nouvelle fois dans ses rêves pour se présenter à lui sous un jour pour le moins tortueux…

Comme la veille, il retourna à la gazette avant de se rendre chez Colart. Il y fut chaleureusement accueilli par Faumiel. On avait reçu plusieurs lettres de lecteurs enthousiastes sur l’article du bourreau, et il était probable que d’autres suivraient.

— Je n’ai pas grand-chose à vous conseiller, mon garçon. Tout cela est de la belle ouvrage. Essayez de faire durer ces confessions. Et d’ailleurs, quand vous en aurez fini avec lui, il serait bon de trouver un autre sujet de cet acabit. J’ai songé à un gardien de prison, ou bien un maquerel, une horizontale de Claquart, un croque-macchabée. Cela pourrait passionner nos lecteurs, j’en suis sûr !

Bastien acquiesça pour la forme, d’un côté content d’apprendre que son travail avec Colart plaisait, de l’autre peu enthousiaste d’enchaîner avec d’autres représentants des ténèbres de la Capitale.

Avant de partir, comme les rédacteurs – et encore moins les deux correctrices, arrivant toujours une heure après les autres – n’étaient pas présents, il monta discrètement au deuxième étage pour se rendre dans la salle où travaillait Élodie. Pourquoi ? Pour voir son bureau, humer de délicates senteurs persistantes rappelant sa présence, regarder les objets dont elle usait, essayer de comprendre son comportement de la veille.

Il ouvrit prudemment la porte et, après s’être assuré qu’il n’y avait personne, entra et se dirigea vers le secrétaire.

Là, tout Elodie s’y trouvait : une plume d’oie délicatement décorée de motifs floraux peints à la main et sertie à la base d’un petit ruban de soie mauve pour mieux tenir la plume, mais aussi un adorable encrier tel que les dames du Shimabei en possédaient. Ses yeux tombèrent sur un éventail particulier que tout le monde à la gazette avait remarqué : sur le manche étaient sculptés des couples quelque peu grivois. Bastien songea à son rêve et se dit que ce qu’il avait vu dans les miroirs trouvait peut-être sa source dans cet éventail de jeune femme voulant faire la dessalée impertinente.

Enfin, se trouvait aussi une petite boîte en acajou. Qu’y avait-il à l’intérieur ? Mystère. Bastien tendit la main pour l’ouvrir mais, au contact du bois, il s’arrêta, pris d’une honte subite. C’était bien joli de battre du cœur à la vue de l’armide si c’était pour ensuite trahir ses petits secrets. Il devait avant tout être un serviteur dévoué, non un indiscret perfide. Il retira la main, tourna les talons et sortit de la pièce.

Bien, mon petit Bastien, bien, c’est ainsi que doit se conduire un jeune amoureux ! Il se doit d’être le respect et la discrétion incarnés vis-à-vis de la dame de ses pensées, il ne lui appartient pas de mettre le nez dans ses affaires. Mettre le nez dans sa gorge pour la baiser avec dévotion, cela l’amour le permet, certes. Mais le fourrer dans une boîte qui est comme une métaphore de son cœur, non, il ne le faut p…

Soudain, alors qu’il s’apprêtait à franchir la porte, Bastien pivote de nouveau, exécute en un clin d’œil les quelques pas qui le séparent du secrétaire et, sans la moindre vergogne, se saisit de la boîte et l’ouvre !

Ayant décidé de raconter cette histoire dans la plus grande neutralité, je m’abstiendrai de tout commentaire, mais tout de même : heurté je suis. Et donc, puisqu’il faut bien décrire maintenant ce qu’il se trouvait dans cette boîte, allons-y.

À vrai dire, rien de bien important. De petits pots de fard, un flaconnet de parfum, des rubans et des épingles pour nouer les cheveux, bref tout l’attirail habituel propre à une armide dans le genre d’Élodie. D’une certaine manière insignifiant mais, aux yeux de Bastien, absolument fascinant. Il se serait trouvé en face du trésor du fameux pirate Morgan Sans-Quartier que ses yeux n’auraient pas brillé d’une telle intensité. À tel point que ses doigts le brûlaient, il se demandait s’il n’allait pas prendre un des rubans pour le fourrer dans la poche de son pourpoint. Cependant il ne le fit pas (bien, mon petit Bastien, bien ! tu remontes dans mon estime). En revanche, s’apercevant que tous ces objets se trouvaient sur un petit feuillet plié en deux, il les écarta pour s’en saisir. Là aussi, il hésita un peu, mais comme apparemment l’amour poussait chez ce garçon à se conduire comme un gueusard indiscret, il le déplia pour le lire. Et voici ce qu’il découvrit :

Sous le miroir se cache un secret,

Une honte que je veux taire à jamais.

Des désirs brûlants, des amours tus,

Bastien, mon cœur se perd, confus.

 

L’éclat du désir, l’ombre de la honte,

Deux faces d’une même méprise,

Bastien, mon âme aspire à ta douce prise,

Mais ma peur toujours me dompte.

Le message lui apprenait trois choses.

D’abord, qu’Élodie poétisait. Ce qui n’était pas étonnant, qu’attendre d’autre d’une demoiselle ayant fait ses classes à l’école de dame Adèle ?

Ensuite, que son âme aspirait à sa douce prise, ce qui amena les mains de Bastien ainsi que sa braguette à devenir tout à coup bien moites. Par ailleurs, son prénom apparaissait deux fois, et ce n’était pas rien que cela…

Enfin, que la frontière entre rêve et réalité était décidément bien ténue. Les miroirs, qui avaient fâcheusement hanté sa nuit, le poursuivaient dans ce poème. Un secret, une honte… simple posture de poétesse ou réel aveu ?

Ému, presque les larmes aux yeux (brave petit !), Bastien baisa avec respect le feuillet et le remit à l’intérieur de la boîte.

Avant de la refermer, il hésita un dernier instant avant de se décider : le petit ruban mordoré était une précieuse relique, il serait bon de dormir avec lui sur son cœur. Et puis, comme il y avait quatre autres rubans, Élodie ne s’en apercevrait peut-être pas…

Le ruban prit la direction de sa poche.

Et Bastien prit celle de Claquart pour retrouver André Colart.

Là-bas, le bourreau lui fit le même accueil que la veille, à savoir que les deux verres et une bouteille de vin attendaient déjà sur la table.

— Savez-vous, lui dit-il, que ce matin je suis de nouveau tombé sur votre crieur ? Il discutait avec deux passants. Quand je me suis approché pour acheter un exemplaire, j’ai compris à certaines paroles qu’ils parlaient avec enthousiasme de vos articles. Et quand il m’a aperçu, il leur a dit : « Tenez, voici qui arrive le principal responsable de votre plaisir, remerciez-le donc. » Vous le savez, puisque j’exécute sur la place du Destin sans le moindre masque, on connaît mon visage. Et souvent ce dernier agit comme la cliquette d’un lépreux. Quand on le voit, on fait quelques pas de côté. Mais cela n’arriva pas cette fois. Les deux hommes me félicitèrent et allèrent même jusqu’à me serrer la main. Serrer la main d’un bourreau ! Il n’y a bien que les sergents (et encore, pas tous) qui osent le faire.

— Cela ne m’étonne pas. Je suis passé tout à l’heure à la gazette, nous avons reçu des lettres de lecteurs elles aussi enthousiastes.

— Après l’ombre, la lumière, hein ? Si seulement cette bonne impression pouvait durer pour les prochains siècles…

— Vous savez, quand nous aurons fini cette série d’articles, vous pourriez entreprendre l’écriture de vos mémoires. Je suis sûr que les libraires se battraient pour les imprimer.

— Vous croyez ?

— Pardieu si je le crois ! Connaissez-vous la librairie Le Livre, dans le quartier de la Bûche ? Je connais un peu les propriétaires (1), je leur en toucherai deux mots.

Colart remplit les verres, roulant manifestement l’idée dans son esprit, hésitant…

— Hum… écrire mes mémoires, cela égayerait ma solitude, c’est sûr. Comme vous avez pu le constater, je n’ai pas de femme.

— Au fait, je n’ai jamais su : un bourreau peut-il se marier ?

— Bien sûr mon ami, puisque la charge peut se transmettre de père en fils.

— Au fait, je suis stupide.

— Non, car l’idée qu’une femme puisse accepter de partager sa vie avec quelqu’un mis à l’écart, souvent regardé de travers, n’a rien d’évident.

— Vous n’avez donc jamais connu de femme ?

— Oh ! Je ne suis pas puceau, si c’est le fond de votre question. Mais j’ai bien souvent eu l’impression qu’il n’y a pas plus dur que le cœur d’une femme et j’ai donc préféré vivre sans. C’est à la fois heureux et malheureux, car il ne m’aurait sans doute pas déplu d’avoir un fils.

Et Colart but une gorgée de vin, soudain enveloppé d’une belle aura mélancolique.

Bastien l’observait, et l’admirait. Il en oubliait sa peine liée à ses déboires avec une certaine armide, et se sentait l’envie non seulement de toujours mieux connaître cet homme, mais aussi de le servir, de lui être utile. Oui, avant de retourner à la gazette, il ferait un détour pour voir les sieurs Péquin & Boudur, du Livre.

— Vous voyez, tout ce que vous me dites, développé, aurait un intérêt certain dans des mémoires.

— Si je sais écrire, il me manque le talent.

— Ou l’habitude. C’est un pli à prendre, croyez-moi. Et puis, vous pourriez me faire lire, je vous donnerais des conseils…

Colart faisait tourner le contenu de son verre, il le regardait, l’air pensif, visiblement intéressé.

— Nous verrons, nous verrons, reprit-il. En attendant, reprenons.

— Nous en étions à Gérald Meschin capturé. On vous l’amenait pour que vous le torturiez. Pourquoi, d’ailleurs ?

— Les sergents avaient quelques crimes demeurés insolubles et pour lesquels ils soupçonnaient Meschin d’être l’auteur. Les lui faire avouer était chose aisée, mais moi, mon but était autre.

— Éloïse…

À ce nom, le temps s’arrêta. L’expression de Colart se fit plus lointaine, tandis que Bastien, lui, tressaillit lorsqu’il entendit les trois syllabes sortir de ses lèvres. Pour la première fois, il en prenait conscience… de la ressemblance entre le prénom de la sœur du bourreau et de celui d’une certaine armide. Associée à ses rêves, elle ne lui parut guère comme un heureux présage. Il n’eut cependant pas le temps de se poser des questions car Colart reprit :

— Oui, Éloïse. Ma pauvre sœur, cette innocente créature, si pure, si gentille, si malheureuse, j’étais sûr que Dieu lui avait permis de rejoindre son royaume. Ce qui ne serait certes pas le cas de Meschin. Sa place était d’ores et déjà réservée à l’Enfer où il pourrirait pour l’éternité. Mon but, en lui faisant avouer ses autres crimes, était de faire en sorte qu’il y connaisse les pires tourments. Vous savez peut-être que nos érudits ont théorisé là-dessus, sur des cercles qui composeraient les enfers et dans lesquels seraient répartis les âmes vicieuses et criminelles, selon la gravité de leurs faits commis durant leur existence. Ils ne sont pas d’accord sur le nombre de cercles. Tantôt huit, tantôt neuf, voire dix, qu’importe. Je voulais l’envoyer au cercle ultime, s’il existait. Et je voulais aussi autre chose. Mais avant cela, je le torturai, donc. Meschin se trouvait devant moi, attaché solidement à la table. Son regard me défiait, empli de la même arrogance que je connaissais depuis notre enfance. Il n’avait pas changé. Mais moi, j’étais devenu bourreau, et ce jour-là, je n’étais plus le garçon impuissant qu’il avait connu autrefois. Habituellement, je te l’ai dit, je faisais vite. Je connaissais le corps humain assez bien pour savoir où frapper, comment provoquer une douleur immédiate et insoutenable qui faisait avouer les plus endurcis en quelques minutes. Mais avec Meschin, ce fut différent. C’était personnel.

Colart se leva et se dirigea vers une étagère où étaient disposés quelques instruments. Il en prit un, un canivet, et le fit briller à la lumière.

— J’avais décidé que lui, il méritait de souffrir. Longtemps. J’ai commencé par de petites incisions, des entailles précises mais non mortelles, sur ses bras et ses jambes. Chaque coupure était minutieusement calculée pour éviter les artères principales. Je voulais qu’il sente chaque coup de lame, qu’il comprenne que sa douleur ne serait pas brève. Bien sûr, il aurait pu parler tout de suite. Mais dans sa crapulerie, il était du genre orgueilleux. Il haïssait le sergent Gérard et ne voulait pas lui faire le plaisir d’assister à l’effondrement d’un Gérald Meschin. Tant mieux, il allait donc souffrir et, au bout du compte, il avouerait tout et finirait dans les égouts du Paradis. Sans un mot, avec une tenaille je commençai par lui retourner les ongles, un par un, savourant chaque cri. Je pris mon temps, laissant la peur s’immiscer en lui. Ensuite, je lui crevai un œil, la pointe de mon canivet s’enfonçant lentement dans l’orbite, faisant jaillir une matière blanchâtre et un hurlement guttural. Alors je lui sectionnai un nerf de la jambe. Là, je crus qu’il allait avouer, mais heureusement il n’en fit rien. Je lui brûlai alors la peau avec des fers chauffés à blanc et lui lacérai certains muscles. Évidemment, je lui arrachai des dents avec une pince, chaque craquement résonnait comme une note sinistre dans notre musique de souffrance. L’homme n’était que convulsions et son esprit semblait arriver aux confins de la folie. Gérard, qui me regardait faire tout en posant des questions à Meschin pour lui faire avouer, était surpris de voir la torture ainsi durer, lui qui connaissait ma grande efficacité. Mais sans doute mit-il cela sur le compte du tempérament endurci de Meschin. Cependant je commençais à hésiter sur mon but. L’envoyer en Enfer, certes. Le faire souffrir, d’accord. Mais ne pouvais-je pas faire en sorte qu’il se souvienne d’Éloïse, qu’il comprenne le mal qu’il lui avait fait, qu’il en soit touché, qu’il exprime des remords ? Curieuse idée, n’est-ce pas ? Mais en dépit de ma froide indifférence, je crois que j’étais moi-même bouleversé par le spectacle de ce corps sanglant et criblé de blessures, d’ordinaire le résultat du travail d’un mauvais bourreau. Ce n’était pas que j’avais honte de paraître tel. À vrai dire je m’en fichais bien. C’était juste que Meschin avait beau être le dernier des scélérats, je sentais sur ma personne un regard désapprobateur. Pas celui du sergent, non, plutôt celui à qui on doit rendre des comptes plus tard. Je fais mes prières, je vais à l’église, je crois en certaines choses. Et le spectacle de ce corps sanglant, conséquence de ma soif de vengeance, me fit comprendre que j’étais allé trop loin. Sans un mot, je me saisis d’un rasoir et m’approchai de Meschin. Il me vit lever la main avec l’arme, mais non pour l’abattre sur lui. Avec l’œil qui lui restait, il me vit passer le rasoir sur les joues afin de me libérer de ma barbe. Le faire à vif fut peu agréable, mais peu importait, je voulais que Meschin me reconnaisse.

— Gérald, fis-je, regarde-moi, regarde-moi bien, me reconnais-tu, maintenant ?

Sa paupière se leva lentement. La pupille erra vers le plafond, je m’approchai afin qu’elle se fixe sur moi.

Aucune réaction.

— Éloïse… t’en souviens-tu ? De ma sœur ? De celle dont tu t’es gaussé tant de fois ? Celle que tu appelais Croc-de-chien, Face-à-vif, la Laide ?

Un frémissement, enfin ! Sa pupille se dilata, se fixa enfin sur moi. Elle semblait déchirer les brumes pour enfin me reconnaître.

— Je suis André. Le frère d’Éloïse. Comme tu le vois, je suis devenu bourreau et je te torture depuis une heure. Parleras-tu ou non ? Crois-moi, j’ai mon idée là-dessus. Il ne tient qu’à toi d’en finir au plus vite. À quoi bon lutter ? De toute façon, je devrai t’exécuter sur la place. Avoue donc au sergent, dis-lui ce qu’il te demande d’avouer. Mais plus important, n’as-tu pas des regrets, concernant Éloïse ? Ton âme est-elle endurcie au point de ne pas ressentir de la honte envers cette pauvre fille qui incarnait la pureté et que tu as pris plaisir à traîner dans la boue ? Dis-moi que tu le regrettes, Gérald, dis-le, et je t’assure que ta mort n’aura rien d’un supplice. J’ai appris à connaître le corps, et je sais les meilleurs moyens pour en ôter la vie sans souffrance. Et qui sait ? Peut-être que sans ce fardeau, Dieu reconsidérera ta position, peut-être que…

En vérité, je ne savais ce que je disais. Derrière moi, je sentais les yeux du sergent m’observer, incrédules. Et face à moi, un œil sortait définitivement de ses brumes pour se fixer non, pénétrer en moi, me mettre à nu, étudier, soupeser le meilleur moyen de… de me torturer. Car à l’expression méchante que prit ce faciès, je saisis que j’avais commis une erreur, que c’était bien ce que ce vil être allait faire : torturer le bourreau. Comme pris d’une nouvelle vigueur, il ouvrit la bouche et déversa de terribles paroles. Il en est de certains mots comme de la vision d’une fillette qui apparaît avec le visage défiguré : on ne les oublie pas.

— Je vois… je comprends… je comprends… répéta-t-il d’une voix faible mais dont le timbre me fit frémir, tu as toujours de la peine pour ta petite sœur… tu aimerais que je te dise que je regrette… moi j’veux bien… je regrette pour tous les mots que j’lui ai balancés… voilà, t’es content l’ami ?… mais attends, j’ai pas fini… car y’a un truc que tu ne sais pas… on avait interdit à ta sœur de jamais t’en parler… c’était arrivé un jour, elle avait ses dix-neuf ans… sa gueule était bien déchirée mais, faut le dire, son corps était bien feugeant… l’était partie chercher chais pas quoi dans une ferme, avec les amis on l’a suivie et on lui est tombé dessus…

Colart s’interrompit, s’apercevant sans doute du malaise à reproduire mot à mot, en imitant le phrasé saccadé de Meschin, son ignoble discours dont Bastien ne devinait que trop la suite.

— André, fit celui-ci, résumez seulement, n’entrez pas dans les détails.

Colart but une gorgée de vin, et :

— Vous avez raison. Le pis est que je ne sais si ce qu’il m’a raconté s’était bien produit ou bien si ce n’était qu’une fable pour me torturer, me faire douter sachant que la principale intéressée n’était plus de ce monde pour le confirmer ou non. Il me dit qu’ils l’avaient donc forcée. À cinq. Deux heures durant. J’eus bien sûr droit aux détails de ce qu’ils lui avaient fait subir. À la fin, il l’avait aidée à se remettre, à avoir l’air présentable. Surtout, il l’avait menacée de ne rien en dire à sa famille car sinon, ils s’en prendraient à ses membres, ils feraient subir le même sort à sa mère, ils tueraient ses frères. Terrorisée, Éloïse le crut bien sûr. Encore une fois, je ne sais si tout cela est vrai. J’essayais de me souvenir (et encore aujourd’hui, j’essaye encore) de signes chez Éloïse témoignant d’une détresse particulière. Mais peut-être que je n’ai rien fait pour la voir. Peut-être qu’elle a été assez habile pour la cacher. Et peut-être qu’elle n’a jamais existé parce qu’il ne s’est jamais rien produit. Mais Meschin me tenait. Moi, d’un geste je pouvais détecter quelle partie du corps malmener pour faire avouer un crime. Lui, d’un coup d’œil, il avait saisi quels mots me tortureraient jusqu’à la fin de mes jours. Car c’est bien d’une torture dont il s’agit. En dehors de savoir si tout cela a eu lieu ou non, je me dis, dans l’hypothèse que tout est vrai, que j’ai été bien pitoyable, bien monstrueux, de n’avoir rien su déceler. D’autant que l’infamie ne s’arrêta pas là. Meschin, se repaissant de mon doute, ajouta que ce ne fut pas la seule fois. Comprenant qu’Eloïse était terrifiée à l’idée que lui et ses compères de gueuserie s’en prennent à sa famille, ils l’avaient obligée à revenir les voir plusieurs fois, tout le long de ses dernières années, pour subir les mêmes sévices. N’y tenant plus, accablé par ce nouveau fardeau mais aussi par des rires stridents que Meschin déversait, rires accompagnés de « Es-tu content maintenant, Colart ? ai-je bien avoué tous mes torts ? », je me saisis d’un canivet et enfonçai d’un pouce la lame, à un endroit où je savais que la douleur serait telle que Meschin en perdrait conscience. Ce qui lui arriva et ce fut bien heureux pour lui. Dans le cas contraire, la lame aurait pris une autre direction, en plein dans le cœur.

Colart se tut et le silence s’installa. Ni lui, ni Bastien ne crurent bon de l’interrompre. Le bourreau regardait, l’air absent, le verre qu’il tenait à la main tandis que Bastien avait posé sa plume sur la table, se recueillant, autant médusé par ce qu’il avait entendu que respectueux, désireux de ne pas reprendre trop vite son métier de gazetier en posant de nouvelles questions qui le feraient passer pour quelqu’un d’insensible. Ce ne fut qu’après un certain temps qu’il demanda :

— Et l’exécution ? Comment s’est-elle passée ?

Colar sortit de sa torpeur.

— Le plus simplement du monde. Revenu à lui, il avait pourtant assuré qu’il prendrait un plaisir particulier à beugler sur la place publique ce qu’il avait fait à Éloïse. La perspective me glaça et j’avoue que je fus sur le point de le tuer mais ici, le sergent Gérard apaisa mes inquiétudes. Posant la main sur mon épaule, il me dit : « Non, non, n’aie pas peur ami, je te garantis qu’il n’en fera rien ! » À ces paroles, Meschin réagit aussitôt, criant qu’il serait curieux de voir cela, que rien ne l’empêcherait de se moquer de moi, de… il n’acheva pas car Gérard s’était approché de lui, le plus tranquillement du monde, et lui avait décoché un puissant coup de poing sur le chef pour le faire retomber en inconscience. « Tu vois ? me dit-il, juste avant de se rendre sur la place, je ferai ceci. S’il est interdit d’exécuter un mort, rien n’empêche de le faire avec un inconscient, non ? Tu feras un petit discours qui expliquera que cette fiente n’avait d’endurci que ses crimes, qu’il était tellement délicat qu’il n’avait cessé de s’évanouir à tes chatouillements, qu’il avait peur et qu’avant d’arriver, il avait pris soin de s’assommer lui-même en heurtant son chef contre un mur.  Ce sera une manière de pisser un peu plus sur sa réputation de merde, ce sera très bien ainsi. » C’était bien un peu décevant tout de même, car j’aurais aimé voir Meschin face à la mort, rien ne dit qu’il aurait braillé des insultes, qu’il n’aurait pas finalement comme tant d’autres, c’est-à-dire se pisser dessus, devenir livide, sentir sa langue obstruer le gosier. Mais dans le doute, c’étaient là finalement sages paroles. Si vous le rencontrez, vous vous apercevrez que le sergent Gérard et sa rude bonhomie sont souvent de bon conseil. Mais maintenant, c’en est fini de notre séance, mon jeune ami. Vous le devinez sans doute, avoir parlé de Meschin et d’Éloïse m’a coûté, et je ressens le besoin de me rendre à l’église la plus proche pour prier au salut de ma pauvre sœur.

— De… de quoi parlerons-nous demain ?

— Parler…

Comme la veille, Colart hésitait.

— Pour tout vous dire, j’y ai songé hier.

Bastien ramassait ses feuillets tout en le fixant, intrigué, l’invitant à parler. Ce qu’il fit :

— Et si vous assistiez à une torture ?

À suivre…

(1) Concernant la librairie Le Livre et ses inénarrables propriétaires, voir le premier tome du deuxième Livre des Callaïdes : La Geste Paladine.

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