Résumé de l’épisode précédent : Bastien a retrouvé André Colart afin de préparer la suite de son article. Le bourreau lui a parlé son apprentissage auprès d’un maître et de son stratagème pour se venger de Gérald Meschin, celui qui avait persécuté sa soeur. Le jeune homme rentre à la gazette encore une fois satisfait de sa moisson d’informations…
De nouveau, Bastien s’attela avec fièvre à son article, chaque mot et chaque phrase se déversant avec une clarté et une précision qu’il n’avait jamais connues auparavant et, de nouveau aussi, il monta l’escalier le cœur battant pour remettre son travail à Élodie.
Quand il entra dans la salle de correction, la jeune femme leva aussitôt la tête. Un œil inquisiteur apparut, tandis que l’autre se plissa, prêt à accompagner le jaillissement de quelque remarque moqueuse.
Bastien s’approcha, cette fois-ci la braguette battant, et tendit les cinq feuillets de son nouvel article, un léger tremblement à la main.
— Alors ? fit Élodie. Vais-je encore éprouver du plaisir à te lire ?
— Je le pense, oui.
En guise de réponse, la jeune femme prit le feuillet et commença à lire les premières lignes, ses yeux dansant sur les mots avec une concentration intense. Bastien observait ses réactions, fasciné. Son regard, si vif et intelligent, semblait pénétrer au cœur de chaque phrase. Les sourcils légèrement froncés, elle était plongée dans le texte, une mèche de cheveux blonds tombant négligemment sur son front. Elle la repoussa d’un geste délicat et élégant, et Bastien ressentit une étrange chaleur monter en lui. La manière dont ses lèvres se plissaient légèrement ou se détendaient dans un sourire approbateur rendait l’acte de la lecture presque sensuel. D’ailleurs, ses doigts fins tenaient le feuillet avec une telle délicatesse que Bastien ne pouvait s’empêcher d’imaginer ce toucher sur son épiderme. Elle mordilla distraitement sa lèvre inférieure, concentrée, et ce simple geste envoya un frisson le long de son échine. Il avait du mal à détourner le regard, captivé par la beauté qu’elle dégageait, une beauté qui semblait doubler, non, se décupler lorsqu’elle était plongée dans la lecture ! Élodie, d’habitude si vive et provocante, semblait en cet instant plus vulnérable, plus authentique, et cela la rendait d’autant plus désirable aux yeux de Bastien.
Si bien qu’oubliant toute mesure, il lui vint à l’idée de lui rendre ce qu’elle avait fait la veille, c’est-à-dire lui baisurrer dans l’oreille. Il contourna discrètement la table pour se poster à côté d’elle puis se pencha pour se rapprocher du délicat appendice. Dans le mouvement, ses yeux ne purent s’empêcher de plonger dans une décollade qui était elle-même bien plongeante. Il se rappela son rêve avant qu’il ne basculât dans l’horreur. Ces seins, il les avait vus, il les avait même tenus dans ses mains, goûtés entre ses lèvres. Curieux comme son rêve n’avait ni exagéré ni atténué ces appâts dont il s’abreuvait la vue sans retenue. Les courbes pleines et sensuelles, la peau lisse et délicate, le grain fin de sa peau, la douce rondeur qui se soulevait à chaque respiration ; tout cela était semblable à son rêve et était le signe qu’il avait bien fait d’anticiper en disant au bourreau que l’armide était sa gente amie. Il quitta la belle vue pour se pencher vers l’oreille qui, elle aussi, était fort intéressante à admirer.
Légèrement cachée par une mèche dorée, elle était petite, joliment sculptée, avec un lobe fin et une courbe gracieuse. La peau y était d’une douceur exquise, presque translucide. Il perçut aussi le parfum subtil qu’elle portait, une fragrance florale et légère, évoquant la lavande et la rose. L’odeur délicate semblait accentuer la courbe gracieuse de son lobe, et l’idée de murmurer des mots doux à cet endroit précis lui sembla soudainement irrésistible. Il se pencha davantage et, les lèvres presque au contact du gracieux coquillage :
— J’espère que mes mots te donnent du plaisir autant que ta vue m’en offre.
Après les sous-entendus de la jeune femme formulés depuis la veille, c’étaient là paroles légères qui n’avaient rien d’inconvenant. En guise de réponse, Bastien s’imagina des yeux se plissant de contentement, un léger sourire précédant une réplique comme « Et que me feras-tu ce soir pour égaler ce plaisir ? », « Oui-da, ils m’en donnent et c’est très bien car, tu t’en apercevras bientôt, je suis exigeante en matière de plaisir » ou encore « Continue donc de murmurer Bastien, et voyons jusqu’où le plaisir peut aller. »
Malheureusement, il n’eut rien de tel.
En fait, il eut à peine le temps de finir sa phrase qu’Élodie, comme si elle venait de prendre conscience qu’une grosse aragne s’apprêtait à lui rentrer dans l’oreille, s’écarta brutalement et se leva, le toisant méchamment, cette fois-ci comme s’il n’était qu’une vulgaire créature rampante. Au bruit de sa chaise frottant violemment du plancher, Lucinde se retourna et, si elle fut stupéfaite par les lèvres se tordant en une horrible moue de répulsion et de dédain mêlés, elle le fut encore plus par le flot qui tomba sur le pauvre Bastien :
— Pathétique, tu es tellement pathétique, mon pauvre Bastien ! Je ne sais pas ce qui est le plus pitoyable : ta ridicule tentative de séduction ou le fait que tu penses vraiment que j’y suis sensible. Retourne plutôt à tes devoirs, pitoyable roquet en rut !
Dire que le sol s’ouvrait sous les pieds de Bastien n’était pas peu dire. À dire vrai, il avait l’impression d’être suspendu au-dessus d’une douve de mille pas de profondeur. Détail gênant : Élodie avait porté ses mains à sa poitrine, pour bien couvrir le haut de sa décollade, laissant supposer à Lucinde que Bastien avait peut-être eu une main aventureuse. Mais la gêne ne s’arrêta pas là…
— Tu ne comprends vraiment rien, n’est-ce pas ? hein merdeux ? reprit-elle en le dévisageant méchamment, les mâchoires serrées. Quel manque de tact ! Quelle arrogance de croire que je pourrais être intéressée par toi ! Toi ! Tu es juste un gamin prétentieux qui joue à être un homme. Un triste bouffon en chaleur ! Insignifiant coquelet de basse-cour qui ne peut s’empêcher de quémander de l’attention. Éloigne-toi de moi avant que je ne te rabaisse davantage !
Le ton était rageur et était d’autant plus saisissant que le menton tremblait et les larmes s’accumulaient.
— Élodie, je…
Mauvaise inspiration car aussitôt, le flot, aussi bien des larmes que des mots, coula abondamment, dévastant tout sur son passage :
— Va-t’en je te dis ! Ta présence m’est odieuse ! Mirliflore impuissant ! Séduiseur de merde ! Bavereau ridicule ! Ne m’adresse plus la parole, tu m’entends ? Va plutôt te frotter aux puterelles de Claquart, là où se trouve ton bourreau !
Le ton avait monté d’un coup, elle criait de manière fiévreuse, presque démente, à tel point que les autres rédacteurs l’entendirent et que Cyrielle, tout de même inquiète, entreprit de monter l’étage.
Évidemment, Bastien s’était transformé en pierre. Quant à Lucinde, passé un premier mouvement de contentement puisqu’elle se disait que les entreprises du beau Bastien auprès d’Élodie étaient désormais vouées au néant, elle fut heurtée par la violence de cette dernière. Visiblement, la souffrance se lisait sur son visage, mais c’était une souffrance maladive, déraisonnable et qui n’avait pas nécessairement pour cause une attitude déplacée de Bastien. Certes, le geste d’Élodie, cachant sa décollade, prêtait à confusion. Mais il lui semblait que la souffrance avait une autre cause. De bonne nature, Lucinde finit par s’avancer pour enlacer son amie qui aussitôt, poussa dans ses bras des pleurs tumultueux, eux aussi bien impressionnants. D’un regard, elle fit comprendre au jeune homme qu’il ne lui servait à rien de rester, qu’il devait partir.
Livide, Bastien quitta la pièce, croisant au passage Cyrielle qui, voyant les deux jeunes femmes enlacées, s’approcha d’elles pour demander la raison de la détresse d’Élodie.
La honte qui tomba sur Bastien ne s’arrêta pas là. Au premier étage, il croisa sur le seuil André, Alaric et les autres en train de le questionner du regard.
— C’est un ma… malentendu, c’est un malentendu, je n’ai rien f… fait… bredouilla-t-il maladroitement, attisant aussitôt les suspicions.
Heureusement pour lui, son article ayant atteint d’emblée son quota journalier, il n’eut pas à retourner dans la salle de rédaction pour écrire d’autres articles. Il rentra chez lui la tête basse et la queue entre les jambes.
Pas vraiment comme un houret en rut, finalement.
**
*
Rentré chez lui, Bastien alterna désespoir, inquiétude et rumination.
Désespoir d’avoir été si injustement maltraité en présence de tous.
Inquiétude pour la bonne santé de l’esprit d’Élodie.
Rumination d’avoir été maltraité par une fille qui n’était peut-être juste qu’une sinistre morgueuse insignifiante et franchement injuste.
Cependant, il faut le dire à sa louange, le deuxième sentiment l’emporta sur les autres, à tel point qu’il s’assit à sa table pour écrire une lettre témoignant aussi bien de son affection que de son respect et de sa contrition. Cela dit, après avoir écrit son long article sur Colart, cela lui fit tout drôle d’accoucher des mots affectueux et consolatifs. Il se sentait gêné, peu adroit, et peut-être même blessant. En tout cas, après la réaction incompréhensible de sa belle, il craignait de paraître lui aussi incompréhensible. Mais avec l’aide de Lucinde et Cyrielle, il espérait qu’Élodie pourrait comprendre sa sincérité.
Ah ! Décidément, que les armides étaient compliquées !
Et, après cette belle réflexion, il alla se coucher, ne pouvant s’empêcher de se demander s’il serait visité par un nouveau rêve.
Il le fut. Malheureusement pour lui.
Élodie et lui se trouvaient dans une pièce inconnue, large environ de six pas sur six. Autour d’eux se trouvait une belle quantité de miroirs, de formes et tailles diverses, fixés aux murs ou posés sur des petits meubles. Élodie était de belle humeur, ce qu’elle voyait dans les miroirs l’amusait fort car c’étaient de ces miroirs malicieux qui déforment l’apparence.
Ses traits se tordaient et se dilataient, sa silhouette s’allongeait ou se raccourcissait selon l’angle des miroirs. Élodie était ravie de ces transformations, ses yeux pétillant de malice. C’était si drôle ! si crevant !
Pourtant, Bastien, s’il avait trouvé amusants les effets des miroirs de foire au début, commença à ressentir un certain malaise. C’est que leurs effets semblaient plus horrifiques au fur et à mesure qu’Élodie, hilare, passait de l’un à l’autre.
Dans l’un, son visage était allongé et émacié, ses yeux exorbités et sa bouche tordue en un rictus malsain. Dans un autre, son corps se tordait de manière inhumaine, ses membres allongés et effilés, ses yeux purulents donnant à son visage un aspect spectral et cadavérique. Un autre la montrait trapue et courbée, ses épaules se rejoignant presque, ses bras musclés la faisant ressembler à une créature simiesque, tandis que le suivant étalait son image en largeur, transformant sa silhouette gracieuse en une masse informe, une parodie monstrueuse d’elle-même, ses traits délicats devenant flous et indistincts, ses yeux semblant glisser vers les côtés de son visage. Un autre miroir la montrait avec des bras démesurément longs et des doigts terriblement griffus, comme des serres crochues. Un autre reflet donnait l’impression que sa peau fondait, laissant apparaître des muscles et des tendons horriblement exposés, offrant un terrifiant spectacle de chair à vif. Le plus inquiétant de tous affichait une version fracturée d’Élodie, son visage se scindant en multiples segments décalés, créant une mosaïque de regards hallucinés et de sourires déments.
Et malgré ces horreurs, Élodie riait, toujours plus fort, montrant du doigt ses multiples reflets et faisant des commentaires qui, eux aussi, firent frémir Bastien.
— Regarde, Bas’ ! Me voilà devenue une sorcière avec des nichons comme des voiles de navire ! Et là ! je suis une géante avec des crocs de sanglier ! Quelle délicieuse horreur ! Et là ! J’ai des griffes de harpies ! Parfait pour me saisir et dévorer des enfants que de toute façon je n’aurai jamais ! Mon dieu ! Que ce miroir est crevant ! Me voilà avec une peau fondue ! Je suis un monstre écorché ! Comme c’est fascinant ! C’est comme si chaque miroir révélait une partie de moi que je n’avais jamais vue ! En vérité, je suis un vrai condensé des pires horreurs de l’humanité ! T’en doutais-tu ? Ha ! ha !
Et elle riait, toujours plus fort, tournoyant devant les miroirs, les yeux brillant d’une folie exaltée qui levait le cœur de Bastien. À tel point qu’il finit par lui dire :
— Élodie… calme-toi… tu sais, je te préfère dans ta vraie forme…
La jeune femme s’arrêta aussitôt, comme prise d’une idée subite.
Elle fixa Bastien et plongea son regard derrière lui, là où se trouvait un miroir.
— Mais au fait… pourquoi tes reflets sont-ils normaux, eux ?
Effectivement, Bastien, concentré sur Élodie, n’avait pas remarqué que les miroirs renvoyaient de lui-même une image intacte.
La lèvre supérieure d’Élodie se leva pour esquisser une moue de dédain.
« Ah ! Je vois, c’est parce que toi, tu es parfait, hein ? Ou peut-être as-tu peur de ce que tu pourrais voir ? que ce sont tes yeux qui ne veulent pas voir la vérité ? Ou alors… peut-être que c’est moi qui suis laide, même sans ces miroirs. Qu’en penses-tu, Bas’ ? Suis-je laide ?
Elle s’était approchée de manière à poser ses mains doucement sur son torse et le regardait avec des yeux enfievrés et les lèvres entrouvertes. Après l’émotion des visions grotesques d’Élodie, venait celle d’avoir en face de lui, à portée de lèvres, cette armide langoureuse qu’il aimait. Il leva les mains et les posa sur sa taille. Élodie rougit légèrement et, tournant la tête vers un miroir :
— Nous devons être bien mignards à nous tenir ainsi. Regardons-n…
Elle s’arrêta, figée par une nouvelle horreur sur l’un des miroirs. Elle et Bastien y apparaissaient. Mais pas déformés, non. En revanche, dévêtus et les corps enchevêtrés, répétant de curieux mouvements, oui. Elle tourna la tête pour observer un autre miroir. On la voyait à genoux face à lui, la tête bougeant frénétiquement au niveau de son membre. Et c’était la même chose sur les autres miroirs, toujours y apparaissaient des scènes de félicité sales, impudiques et, pour le dernier reflet surtout, franchement monstrueuses.
Élodie s’écarta de Bastien.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-elle d’une voix étranglée.
Elle se détourna brusquement, tentant de cacher son corps dans une réaction instinctive de pudeur. Son regard furieux se posa sur Bastien, le teint blême, les mains tremblantes.
— C’est toi qui as fait ça ? accusa-t-elle, la voix tremblante de rage et de peur. Tu te moques de moi, c’est ça ? Tu… tu m’humilies ainsi ? Tu… tu me vois donc comme une putain lubrique prête à tout pour se carrer ton vit au fond d’un trou ?
La laideur de ces mots, répondant à la laideur des reflets, heurtèrent l’esprit du jeune homme. Confusément, il se rappelait les insultes que la jeune femme avait déversées sur lui tantôt, à la gazette.
Élodie ne cessait d’aller d’un miroir à l’autre, effarée mais aussi comme semblant scruter quelque détail. Elle s’arrêta particulièrement sur un des reflets, pas le plus sale, où elle s’était assise sur un Bastien allongé et mouvait la croupe en de voluptueux déhanchements, le visage irradiant de plaisir.
— Je vois, reprit-elle, c’est ça que tu veux ? reprit-elle. Voir ce que je cache ? Pas de chance, tu ne peux le voir.
Bastien ne comprit pas. Il lui semblait au contraire que ces maudits miroirs ne lui cachaient rien, pas le moindre des délicats appâts de son armide.
Soudain elle se mit à tourner frénétiquement sur elle-même, comme pour échapper aux regards scrutateurs des miroirs.
— Tu voulais que je me montre ainsi, hein ? que je te montre ce qui doit rester secret…
Et, s’arrêtant brusquement, son visage rouge de colère et de honte :
— Eh bien, après tout, regarde ! Regarde bien, Bastien, et savoure ta victoire. Regarde mon cul ! Admire mes tétins ! Salive sur mon con ! Mais souviens-toi de ceci : jamais plus tu ne me toucheras, jamais plus tu ne verras ce que tu désires tant !
Alors elle se recroquevilla sur elle-même, comme tentant de cacher son corps aux yeux de Bastien et des miroirs. Son but semblait être de former une boule pour cacher aussi bien son buste que la moindre parcelle de peau de son visage. La langue gluée, Bastien se tenait debout à la regarder, interdit. C’est alors que de la boule de chair une voix lointaine filtra :
Raccourcis-moi ! Par pitié ! Raccourcis-moi !
Et Bastien se réveilla.
Cette fois-ci pas couvert de sueur et de sa propre semence sur la cuisse.
Mais le cœur glacé et terrifié, assurément.
Et aussi avec beaucoup de pitié pour Élodie qu’il n’avait plus du tout envie de qualifier de sinistre morgueuse insignifiante.
À suivre…