Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Ça y est, c’est décidé, la jeune Lucinde Jennequin sera bien la nouvelle correctrice au sein de La Gazette du Royaume, dame Odile ayant su persuader (à défaut de convaincre) frère Jérôme que sa science toute féminine de l’orthographie était amplement suffisante pour être embauchée. Toute à sa joie, Lucinde ne pose pas moins à Faumiel une question importante : et ses gages dans tout ça ?
— Pour vos gages, je ne m’en occupe pas, vous aurez à voir cela avec monsieur Orbaque, c’est lui qui s’occupe des finances de La Gazette. Je ne pense pas que vous aurez lieu de vous en plaindre (de vos gages, concernant monsieur Orbaque, c’est autre chose). Pour votre secrétaire, il est évidemment indispensable que vous travailliez ici même puisque vous serez le dernier maillon entre la rédaction et l’impression. Dès que la touche finale sera mise à votre correction, les épreuves iront directement au sous-sol, là où se trouvent nos deux presses (en attendant une troisième). Vous travaillerez là où vous venez de faire votre correction. Je sais, c’est haut, l’escalier est rude et la pièce est la plus délabrée du bâtiment, mais comme vous venez d’arriver…
— Oh ! Mais je m’en contenterai, cette pièce est tout ce qu’il me faut.
— Vous m’en voyez ravi. Quant à l’heure où vous commencerez votre travail, il vous faudra venir à six heures le disner, finalement à l’heure de la débauche. Eh oui, vous commencerez quand les autres auront terminé pour aller se rafraîchir à une taverne avant de s’en retourner chez eux.
Dans son petit bonheur d’avoir enfin mis la main sur un poste tant convoité qui allait lui permettre de ne plus solliciter d’aide de la part de ses parents, Lucinde ressentit une petite pointe dans son cœur à cette nouvelle. C’est que terrée dans la solitude depuis les trois mois qu’elle s’était installée dans la Capitale, elle ne s’était guère fait d’amis et s’apercevait maintenant combien, dans son esprit, cette entrée au sein de La Gazette s’était doublée d’un désir, celui de diriger les verres de ses lunettes sur de vraies personnes et non pas uniquement sur les caractères de livres.
— Mais… rien ne m’interdit de venir avant mon service pour les saluer ?
Ris derechef de dame Odile qui, habituée d’avoir des élèves de son âge, comprenait ce qui se tramait derrière ces lunettes.
— Ne vous inquiétez pas, chère Lucinde. Vous les verrez, c’est une collection de charmantes gens avec plein de qualités et de défauts. D’ailleurs, vous ne serez pas seule à cette heure de la journée puisque vous verrez Élodie. Il s’agit d’une de mes anciennes élèves. Elle n’est pas allée au bout de sa formation dans mon école, elle a fini par abandonner vers ses seize ans. Il n’empêche, c’est un bel esprit amoureux du beau style et des belles tournures de phrases. Elle est comme vous une correctrice, mais elle s’occupe de parer les phrases tandis que vous, vous aurez à les délivrer de leurs puces. Je suis sûre que vous vous entendrez bien.
Le cœur de Lucinde se mit à battre. Une amie avec qui converser ! Enfin !
— Du reste, il y a d’autres jeunes gens de votre âge. D’ailleurs, n’est-ce pas la voix si douce d’Henri que j’entends là ?
En effet, du rez-de-chaussée quelqu’un braillait des M’sieur Faumiel ! avant de monter quatre à quatre l’escalier. Puis des pas vifs dans le couloir et la porte qui s’ouvre brutalement.
— Antoine ! Tout le lot est parti, il me faut au moins deux cents ex… oh ! pardon !
L’intrus venait de s’apercevoir que M’sieur Faumiel n’était pas tout seul mais en compagnie d’une demoiselle brune à lunettes et d’une armide occupée à remettre élégamment dans ses cheveux une longue épingle afin de reconstituer un chignon défait. Aussitôt le jeune homme retira son béret cramoisi du chef.
— Bien le bonjour dame Odile… Mademoiselle.
Nulle gêne dans le ton. Simplement la politesse de celui à qui les parents avaient inculqué qu’il convenait de se montrer aimable en toutes circonstances et d’ôter son couvre-chef devant une dame, sans non plus être excessif dans la politesse.
En dehors de cette dernière, le jeune homme avait une autre qualité, celle de se faire remarquer et de susciter la sympathie. Vêtu de vêtements colorés (des braies bleu foncé surmontées d’un pourpointel rouge à jupette), il arpentait les rues, sa pile d’exemplaires sous le bras, en braillant la plupart du temps « La Gazette du Royaauuume ! », parfois en annonçant un des faits croustillants du moment (par exemple : « Une pierreuse crève odieusement les yeux d’une rivale ! », « Un cambrioleur boit une bouteille d’eau-de-vie chez sa victime et est retrouvé ivre mort dans le salon ! » ou encore « Une femme prise de folie tue son mari à coup de tenailles dans son sommeil ! »). Il n’était pas nécessairement de solide constitution. Assez grand mais fluet, il ne disposait pas moins d’un bel organe qui perçait sans souci l’ambiance fiévreuse de la place d’un marché, avec un timbre chaud et gouailleur. Enfin, il pouvait volontiers plaisanter avec un client lui achetant un de ses exemplaires. Ainsi, le matin même avant son arrivée dans les locaux de La Gazette, il avait ainsi befflé avec un monsieur :
— Qu’est-ce donc que cette histoire de garçon boucher qui a voulu égorger une couturière ?
— Dame ! Il n’a pas supporté de voir ses avances refusées !
— Non, je veux dire : un garçon boucher et une couturière. Quelle association !
— J’trouve pas. L’une assemble et l’autre découpe, ils pouvaient s’entendre.
La pointe avait été entendue alentour, incitant d’autres passants à s’approcher pour acheter cette gazette vendue par ce sympathique jeune homme qui écoulait ses deux cents exemplaires en une matinée. Cependant, depuis quelque temps la quantité ne suffisait plus à étancher la soif de faits croustillants et il revenait souvent vers midi pour savoir s’il y avait du rab’ à vendre.
C’était le principal souci de Faumiel : demander (ou non) aux deux imprimeurs de La Gazette de rester jusqu’à midi pour, éventuellement, faire une rallonge d’impressions qui n’étaient pas assurées de trouver preneur. Mais leur demander de rester pour travailler impliquait de les payer et il était arrivé que cela n’eût pas entraîné de bénéfices.
— Les derniers exemplaires ont été envoyés chez Gollard et au Livre, répondit Faumiel. Nous allons finir la septaine avec l’habituel nombre d’exemplaires et nous testerons deux cents de plus pour la suivante.
— Au bas mot ! Il me serait bien facile d’en écouler trois cents de plus, allez ! Enfin, vous verrez. J’ai donc fini ma journée ?
— Non, attends, une dernière chose. Je te présente mademoiselle Lucinde Jennequin, elle sera notre correctrice.
— Elle va avoir du travail avec Alaric.
— Tais-toi, ne sois pas médisant. Elle commencera dès aujourd’hui. Ce que tu peux faire, c’est lui présenter comment est organisée la gazette.
À dire vrai, Henri tombait à pic. Faumiel avait autre chose à faire que de perdre de son précieux temps à faire le guide auprès d’une nouvelle venue qui, de toute façon, verrait bien par elle-même la configuration du bâtiment.
Henri observa fugitivement la jeune fille. Si on faisait abstraction des binocles qui lui faisait des yeux de taupe, elle était assez fraîche. Décidément, il avait de la chance de travailler à La Gazette dont le personnel disposait d’un sérieux nombre d’engageantes personnes.
Comme tout le monde, Lucinde fut frappée par la sympathique bonhomie qui se dégageait du jeune homme. À tel point d’ailleurs qu’une autre idée, après celle de se faire une amie, lui vint. L’amitié, encore une fois, mais cette fois-ci celle qui pouvait être d’une autre étoffe avec une personne du sexe opposé. C’était là chose bien cavalière à songer pour cette lettrée qui se payait surtout d’une vaste compagnie de mots mais, toute seule dans sa mansarde au milieu de la gigantesque ville, entourée de milliers d’âmes qui l’ignoraient royalement, il lui arrivait de mélancolier et de se demander si elle ne passait pas à côté de choses essentielles parmi lesquelles ne figuraient pas ces trois mots : avoir un aman, enfin un amant, pour reprendre la rectification orthographique du Précis de frère Jérôme.
Or, cet Henri était bien agréable à regarder dans ses habits colorés, avec ses yeux rieurs, ses pommettes saillantes et son léger duvet au-dessus de la lèvre supérieure. Un amant… c’était peut-être aller un peu loin d’emblée, mais un ami, oh que oui ! qu’elle le souhaitait ! Elle le sentait, travailler à La Gazette était le meilleur moyen de rompre la studieuse monotonie de son existence. Non que les pages imprimées l’insupportaissent, mais elle avait grand besoin d’accompagner les mots imprimés de mots prononcés par d’amicales voix.
Aussi, quoique d’un naturel très réservé, elle se surprit à battre gentiment les mains d’enthousiasme et à dire :
— Oui ! Je suis tellement heureuse d’avoir à travailler ici ! Montrez-moi monsieur Henri !
Odile sourit devant la curieuse paire formée par un sémillant jeune homme et la jeune fille sanglée de sérieux mais dont la retenue semblait se fissurer devant l’apparence du crieur. Faumiel, lui, ne fit aucun commentaire et se leva pour saluer sa voisine et reprendre son travail. Et Odile fit de même, une classe avec ses chères ouailles approchant. Mais avant cela, elle allait tomber à l’entrée du bâtiment sur un certain moine qui l’attendait pour lui parler. Concernant les paroles qu’ils échangèrent, nous nous permettons d’y jeter un voile. Restons plutôt auprès d’Henri qui proposa d’abord à la jeune fille de commencer la visite par le deuxième étage avant de descendre jusqu’au sous-sol où se trouvaient les presses.
— Après toi Lucinde, fit-il sans chercher à ménager un vouvoiement de premier contact et lui indiquant de la main l’escalier.
Lucinde fut bien un peu surprise mais ne s’en formalisa pas, finalement contente de ce ton de camaraderie.
Et elle monta donc de nouveau cet escalier qu’elle avait arpenté une heure plus tôt afin d’effectuer son travail de correction. Cela l’avait impressionnée de le faire, ça oui ! Mais là, elle était toute joie de retrouver la pièce où elle aurait à travailler chaque jour avec cette Élodie. En revanche, eût-elle été toute joie de savoir qu’Henri lui avait offert d’ouvrir la marche moins par galanterie que pour bien observer les mouvements de son cul montant les marches et imaginer sa consistance, son volume ainsi que son élasticité ? Pas sûr.
Car c’était bien ce qu’il faisait. Grimpant à son aise quatre marches derrière elle, il fixa d’abord ce derrière, se disant que c’était là un beau culin avant de regarder les chevilles qui apparaissaient alternativement en bas du bliaud et laissaient même apparaître un bout de mollet qui n’était ni maigre, ni gras. Les pieds, serrés dans des eschapins, étaient de bonne taille, c’est-à-dire petits (Henri n’aimait pas les filles avec des grands pieds). Le jeune homme revint au cul, décidément bien agréable dans ses mouvements, et remarqua que la taille était fine, ce qui était normal, la fille n’ayant pas l’air non plus de se nourrir grassement. Une jolie taille obtenue par la nécessité de l’existence, en somme. Et pour l’avoir vue de face, les gorgeots ne semblaient guère avoir de quoi bien remplir les mains d’un amant. Henri soupira… qu’il était dur d’avoir une maîtresse qui répondit entièrement à ses désirs ! Il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas : une bouche trop épaisse, des joues trop rondes, trop maigres, de grands pieds, un cul décrépi, une poitrine tombante, des mains poisseuses, une mauvaise haleine et mille et une autres tares encore. Ce qui expliquait que, si le jeune crieur de dix-neuf ans de La Gazette jouait parfois du cimier chez une pierreuse, il n’avait encore jamais eu de maîtresse attitrée. Élodie lui était pourtant apparue comme la perle tant recherchée. Il avait même essayé de la galantiser, mais l’entreprise avait tourné court. Eh oui, un jeune crotteux de Tabarin était bien présomptueux de se dire qu’il pouvait conter pâquette à une demoiselle issue du beau quartier des Buttes et ayant parfait son apprentissage à l’école de dame Adèle. Le venimeux regard associé à un sourire écrasant de dédain que la jolie blonde lui envoya avait agi comme un jaletet de glaçons versés dans la braguette et il n’avait plus guère cherché à s’approcher de la belle rectificatrice de style.
En revanche, pour la binocleuse, il faudrait voir si l’absence de poitrine et les yeux de taupes étaient défauts surmontables. En vérité, c’était moins la visite de La Gazette que celle du physique (du moins dans son apparence extérieure) de la nouvelle venue qu’Henri entreprenait.
À suivre…