Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : La petite Lucinde Jennequin, la binocleuse zélée, passe un sale quart d’heure à écouter l’avis de frère Jérôme, terrible moine grammatologue, concernant la qualité de son travail de correction orthographique sur un manuscrit. Mortifiée, la jeune femme n’a qu’une envie : disparaître de la surface du monde ! Cependant, c’est au tour de dame Odile, maîtresse de beau langage à l’école des Callaïdes, de donner son opinion…
DAME ODILE — Cher frère Jérôme, loin de moi l’idée de critiquer votre admirable précis d’orthographie et de grammatologie. À n’en pas douter, c’est un guide précieux et nécessaire. Cela dit, dans la rude diatribe que vous venez d’infliger à notre pauvre amie (« Ce n’est pas mon amie ! » faillit répliquer le moine), vous avez évoqué notre « belle langue ». Or, justement, la beauté de notre langue doit-elle vraiment être affaire de dépenaillement, de rabotage de lettres ? Je n’en suis pas sûre. Et voici pourquoi. Sauf invraisemblable révélation, vous êtes un homme, frère Jérôme. Et même un bel homme : bien bâti, avec un regard de feu, de vigoureuses mains et un air viril comme on en voit peu chez vos congénères de monastère – souvent soit gras, soit efflanqués. Seulement, voilà, il ne vous aura pas échappé que l’orthographie est un terme féminin et, comme tel, doit inciter à un certain habillement, une certaine élégance et, j’ose le dire, une certaine sensualité (dame Odile ôte ici l’épingle qui retient son chignon, aussitôt sa belle chevelure lui tombe sur les épaules. Tout en continuant de parler au frère, elle se peigne doucement de ses doigts). Ainsi vous avez parlé de ces lettres muettes, en milieu de mot, lettres qu’il convient d’ôter selon vous. Eh bien moi j’affirme qu’il conviendrait plutôt d’en ajouter (frère Jérôme ouvre de grands yeux). J’entends bien votre vision utilitariste de la langue pour permettre à tout un chacun de se sentir moins intimidé de sa compagnie. Mais cette vision ne peut se faire qu’au détriment, hélas ! d’une autre plus… esthétique, ornementale. Et je crois que c’est ce que les anciens avaient compris lorsque l’on voit la belle apparence qu’arboraient autrefois certains mots. Tenez, un exemple. Vous connaissez sans doute ce vers de Bitrace :
Sous le ciel étoilé, s’épanouit la caresse.
Il y a quelques années, on écrivait caresse avec deux -r. Et puis, votre manuel est venu et on ne l’écrit qu’avec un seul. C’est fort regrettable. L’ancien romanien avait compris toute la suggestive profusion de ce mot. On n’est jamais rassasié de caresses, surtout lorsque le fin amant use de ses deux mains. Le double -r, associé au double -s, invitait justement à la galante luxuriance.
De même, les sons vocaliques, cher moine, peuvent être de véritables artistes de la séduction. En accentuant certains d’entre eux, on crée une symphonie sensuelle dans le langage. Prenez déduit, par exemple, que l’on écrit maintenant avec le bête accent piquant sur le -e. Eh bien je vais vous étonner, mais je préfère l’écrire dans son ancienne forme, à savoir desduit. Entendez-vous comme la première syllabe s’allonge et que cette durée est finalement de bon aloi ? Qui affirmera que le plaisir doit être raccourci ? Vous, cher Jérôme ? Pas moi en tout cas ! Bien inséré dans un beau vers, desduit donnera à la lecture une sensation bien plus voluptueuse. Tenez, vous rappelez vous de ces vers de Lurien ?
Dans la quiétude d’un cloître, un moine en desduit,
Dame s’agite en son cœur, doux songe l’envahit.
Douce allitération en –d encadrant le léger prolongement vocalique de la première syllabe de desduit ! Vous êtes vous-même moine, vous ne me ferez pas croire que vous n’êtes pas sensible à la beauté des sons que permet une orthographie que pourtant vous réprouvez ? (frère Jérôme ne peut s’empêcher de sourire, peut-être vaincu moins par l’argument que par le sourire entendu que dame Odile lui envoie). D’ailleurs, j’ai dans ma classe une jeune fille très capable pour la poésie (elle pourrait tout à fait être la prochaine Phœbe) qui n’écrit pas autrement desduit. Et cela m’y fait songer tout à coup, avec ce nom de Phœbe ! Les ligatures ! Je me souviens que dans votre précis vous préconisez l’abandon du œ au profit de ue. Ainsi, nous ne devons plus écrire cœur mais cuer, là aussi dans un souci d’économie de lettres. Bel exemple d’orthographie masculine toujours soucieuse d’efficacité ! Mais l’orthographie féminine vous dirait ceci : gardez cœur, malheureux ! Qu’y a-t-il de plus beau que ce o étreignant ce e ? L’orthographie peut être une danse suggestive mon ami, les ligatures peuvent lier les lettres d’une manière élégante, tout comme les amoureux qui s’entrelacent. Un cœur appelle toujours à rencontrer un autre pour se fondre en lui. Le œ de cœur figure une union visuelle, une étreinte graphique qui transcende le simple mot. (volubile et joliment échauffée par ses paroles, Odile ne semble pas s’apercevoir qu’un mouvement a fait légèrement glisser sa robe de l’épaule droite, livrant à la vue une belle peau blanche et bien galbée) Ah ! Qu’il est regrettable que vous ne compreniez pas cela. Mais peut-être vais-je vous convaincre avec un ultime exemple. Voici deux vers que la petite perle que je vous ai évoquée a créés pas plus tard qu’hier :
Sous la pluie légère, éclat d’un doux albâtre,
Des seins de la nature, la grâce s’épanouit.
Joli, n’est-ce pas ? Eh bien figurez-vous que la demoiselle a préféré écrire sein dans son ancienne graphie, c’est-à-dire seing, avec le –g que l’on prononçait légèrement autrefois, mais comme ce n’est plus le cas, il semble logique de ne plus l’écrire. Eh bien savez-vous ce qu’elle m’a répondu lorsque je lui ai fait la remarque ? « Je le sais bien, dame Odile, mais je trouve que l’orthographie devrait être une toile blanche où les écrivains peuvent exprimer leur créativité. Les règles strictes ne font que limiter la palette de couleurs dont nous disposons pour peindre notre univers littéraire. Je vous avoue que je regrette l’ancienne orthographie de ce mot, avec ce -g final aux deux arrondis évoquant ce que vous savez. Laissons les mots danser selon leur propre rythme, car chaque lettre a une émotion à exprimer. L’orthographie devrait être une danse gracieuse, reflétant la délicatesse et la force de l’âme féminine. »
Et je suis bien d’accord. Doux moine, ne pensez-vous pas qu’une petite touche d’orthographie féminine peut égayer des lignes monotones ? Ce mot, sein, est bien trop plat avec ses quatre petites lettres toutes de la même hauteur, ce n’est pas cohérent pour retranscrire la réalité d’une gorge. Tandis qu’avec le -g… ne trouvez-vous pas que cette petite lettre apporte une courbure… délicate, une rondeur à l’ensemble ? Comme une suggestion subtile de la beauté féminine émergeant d’une légère modification…
Et, tout en formulant ces belles paroles, obligée de se pencher à cause de Faumiel afin de bien regarder dans les yeux son interlocuteur, elle ne se rendit pas compte que son mouvement rendait fort impressionnante une gorge qui, du fait de son poids et de son volume, accentuait l’échancrure de la décollade.
— Parfois, un peu de rondeur peut rendre le langage plus… suggestif, ne pensez-vous pas ?
Un qui n’en avait plus, de langage, c’était Faumiel qui était aux premières loges pour admirer un galbé de lait lui faisant subitement oublier la préparation du numéro de La Gazette. C’était d’ailleurs moins gazette que mazette ! La vue le conforta d’ailleurs dans l’idée de représenter bellement les femmes dans quelques gravures, cela pouvait attirer davantage de lecteurs.
Quant à frère Jean, il bouillait de sentiments contradictoires. Tout ce qu’avait déversé l’armide était un tissu d’inepties fort dangereux pour l’instauration d’une langue solide, conquérante et accessible dans son écriture. Et la petite sauterelle de correctrice avait failli, avait montré qu’elle était incapable de corriger selon toutes les règles pertinentes de son précis. Tout cela l’encolérait fort mais d’un autre côté, ce n’était pas non plus comme si dame Odile lui était une parfaite inconnue… et qu’il ne l’appréciait pas. Et elle le savait. Elle avait fort bien compris que la rudesse de cet homme-muraille pétri d’austères et anguleux caractères gothiques ne résistait par devant certaines courbes. Les siennes, mais aussi celles de son écriture. La veille du rendez-vous pour juger Lucinde, elle s’était amusée à lui envoyer ce mot écrit de ses plus beaux déliés :
À suivre…