Résumé de l’épisode précédent : nous ne le résumerons pas trop car ce à quoi le narrateur des Callaïdes a assisté mérite d’être oublié. Disons juste que Mercier se retrouve face à Brigandin, prêt à lui demander une augmentation de ses gages…
— C’est une bonne chose que vous soyez là car j’avais à vous proposer quelque chose. Mais avant d’y venir, écoutons ce que vous aviez de si pressé à me dire.
— Voici. Cela va faire trois ans que je travaille pour La Gazette, que je fournis sans le moindre retard mes chapitres des Callaïdes. Autour de moi je vois les autres rédacteurs contentés par la publication en ouvrage de leurs récits et même gagner bien plus que moi. Je ne demande pas autant, je… je sais bien que… Les Callaïdes ne sont pas bien placées au classement des lecteurs mais enfin, j’estime que cinq écus serait une augmentation décente et acceptable pour mes gages.
Manifestement, Brigandin n’était pas surpris par ce que je lui disais. Il avait sorti un mouchoir de sa poche pour se curer consciencieusement le nez, pas gêné pour deux liards. À la fin, il le rangea et, alors que j’avais fini ma demande (humiliante car je m’étais abaissé, presque malgré moi, à évoquer le classement), il posa devant lui ses mains en croisant les doigts, dans la posture du ministre des finances qui va devoir expliquer à une autre ministre venu lui demander un supplément pour la réalisation de quelque projet important, que ce ne sera pas possible.
Il m’expliqua à peu de chose près les mêmes billevesées que lors de mon rêve : le prix de l’encre, du papier, la difficulté à éditer un auteur parmi une pléthore d’autres, etc. Il ne me parla pas d’un héritage de son oncle d’Amercya mais insista lourdement sur les finances compliquées de La Gazette.
— … Aussi est-il hors de question de vous allouer cinq écus supplémentaires pour un récit trop long et qui perd ses lecteurs en chemin. En revanche, cela peut se faire si vous acceptez une autre tâche en sus.
— J’y ai pensé. Écrire quelques articles ne me déplai…
— Non, pas d’articles, j’ai tout ce qu’il faut pour ça. Non, il s’agirait d’aider quelqu’un. Quelqu’un qui d’ailleurs doit venir me voir ce matin. Ah ! Mais j’entends des pas s’approcher dans le couloir. Quelle heure est-il ? Oui, ce doit être elle.
Elle !…
Je tendis l’oreille. Effectivement, des pas s’approchaient. Des pas qui n’avaient rien de pesant, ce devait être ceux d’une femme. Alors qu’ils semblaient être arrivés au plus près de la porte, ils s’interrompirent et on toqua à la porte.
— Entrez ! ordonna Brigandin qui, me toisant aussitôt après, me glissa : qu’il est plaisant d’avoir un visiteur qui a la bonne idée de toquer avant d’entrer !
La porte s’ouvrit et, devant moi, apparurent une belle silhouette, de long cheveux châtains un peu filasses, des yeux altiers joliment fardés aux paupières, une robe grenat et un visage tout d’aimanide. C’était Anaïs Doucet, la conteuse d’elle-même, identique à celle de mon rêve, à un détail excepté : elle n’avait pas de cicatrice près de l’oreille gauche.
Ah ! et tout de même un autre détail aussi. J’inspectai furtivement sa dextre : nulles plumes fixées aux doigts.
Ne restait plus qu’à entendre la voix. Je ne me fis aucune illusion, elle ne pouvait qu’être semblable à celle entendue la nuit : à la fois rauque et agréable. En vérité tout cela était terrifiant, et je sentais mon cœur battre violemment. Malgré tout, je ne pus me départir aussi d’un sentiment de pitié pour cette femme qui, je le sentais, avait de terribles raisons pour avoir envie de s’arracher le visage.
— Mercier, voici Anaïs Doucet, la fleur de nos auteurs. Mademoiselle Doucet, voici Gaspard Mercier, l’auteur des Callaïdes.
Elle m’adressa tout de suite un gracieux visage.
— Monsieur Mercier, cela fait longtemps que je suis vos Callaïdes. J’aurais bien des questions à vous poser sur la suite de l’histoire mais je vais me retenir car le plaisir ne serait plus le même.
Sans surprise, la voix était bien la même. Le même timbre agréable, et d’autant plus qu’il accompagnait des paroles qui m’abaumait le cœur. Je saluai poliment, incapable de retenir un souris de contentement. Ainsi je suis : j’ai été tellement sevré de compliment durant ma dure vie que, lorsque ça arrive, je m’enjoie comme un petit enfant que l’on félicite pour avoir déposé une grosse commission. Je bredouille un je vous mercie à la limite de l’inaudible. Anaïs Doucet attend que j’y aille aussi d’un compliment mais, un peu comme Kaspar dans un carrosse lors d’un certain voyage avec Aalis, je reste silencieux, bien mufle.
Je lis un peu de surprise sur son visage car je pense qu’elle a été bien éduquée et qu’elle sait qu’on ne doit pas se formaliser des maladresses d’ahuris. Au lieu de cela, elle reprend la parole.
— Oui, je vous lis attentivement car vous êtes capable de faire ce qu’il m’est difficile de faire : sortir de l’inscrit (moi à travers mon quotidien, vous à travers la matière historique) pour donner les rennes à l’imagination. Vous allez me dire que l’égorécit ne demande pas de faire preuve de tant d’imagination et c’est vrai. Il n’empêche que parfois, j’aimerais à travestir davantage, mais je reste peu heureuse dans mes tentatives. Comprenez que tout ne peut être raconté non plus dans un égorécit. En tout cas, moi, pour certaines raisons je m’y refuse…
— Et donc vous aimeriez que je vous aide dans la fabulation de vos récits ? finis-je par la couper car la vision du visage arraché me revenant, je crois que je craignais qu’en la laissant finir, elle reproduisît le terrible geste.
— Vous en avez déjà parlé à monsieur Mercier ? demanda-t-elle à Brigandin, étonnée qu’on ait pu m’en faire part en son absence.
— Nenni. Je lui ai juste parlé d’un travail supplémentaire. Monsieur Mercier est perspicace, c’est tout.
Et, se retournant vers moi :
— Effectivement, voici comment nous procéderions : je vous enverrais le canevas général de l’histoire. Dans certains passages, je marquerais des astérisques avec, entre parenthèses, le nombre de lignes général que vous pourriez y consacrer. Cela peut-être une péripétie, un nouveau personnage, personnage qui pourra refaire son apparition, je vous laisse juge. Ce sera un exercice particulier, j’en suis consciente : dites-vous ceci dès qu’un astérisque apparaîtra : qu’est-ce que moi, auteur des Callaïdes, aimerais insérer ici pour rendre cet égorécit moins ennuyeux ?
— Oh ! Mais non, je suis sûr que…
— Si, si, je sais ce que je dis. Mon imagination n’a jamais été brillante et cela empire au fil des années.
— Cependant, si je comprends bien, je vais devoir me mettre pour ainsi dire dans votre peau. Cela ne vous dérange pas ?
Là, elle marqua un temps d’hésitation.
— Tout dépendra du résultat. S’il ne me convient pas, je vous demanderai de trouver autre chose. Ne vous inquiétez pas, vous serez quand même payé. La difficulté pour vous sera d’allier la reproduction de ma voix à votre imagination, tout en faisant en sorte que l’écart ne soit pas trop important. Trouvez de gentilles machines qui fassent sortir du quotidien, mais pas non plus d’invraisemblable manière. Je vous ai apporté mes trois livres qui ont été publiés. Lisez-les d’abord attentivement pour vous imprégner de ma plume. Mais je m’aperçois que je suis impolie, je vous parle comme si vous aviez déjà accepté. Êtes-vous d’accord pour vous associer avec moi, monsieur Mercier ? Avec monsieur Brigandin nous avions convenu de sept écus pour votre collaboration.
Sept écus ! Largement de quoi nous contenter, moi et Pauline, dans cette période pas très faste qui était la nôtre. Et payé pour me mettre dans la peau d’une accorte écrivaine qui existait. Non seulement la tâche n’était pas difficile, mais surtout elle promettait de ne pas être désagréable. Sans compter que je pouvais bénéficier d’une aide certaine avec Pauline à la maison, qui pouvait mieux saisir que moi certains aspects de l’obscur et tortueux labyrinthe qui sert d’esprit aux femmes. Une dernière chose me retenait cependant.
— Mademoiselle Doucet, je veux bien accepter. Cependant, lire ces trois livres, sera-ce suffisant pour écrire à votre place et ne pas faire sentir qu’une autre plume s’est immiscée à la place de la vôtre ? Peut-être m’en faudrait-il plus sur vous.
— Mercier, intervint Brigandin, inutile de séduire mademoiselle Doucet en essayant de l’inviter pour qu’elle vous ouvre son cœur. Ho ! ho !
Décidément, quel déplaisant personnage. Souhaitait-il donc que je livre son secret du palpage de téton en pleine opération charcutière ? Heureusement, la belle Anaïs intervint avec élégance :
— Nous verrons, cela ne me semble pas obligé pour l’instant. J’ai apporté ici le canevas des dix prochains chapitres avec les astérisques. Donnons-nous rendez-vous ici la semaine prochaine pour voir ce que vous aurez écrit. Après, dites-vous bien que je me réserve le droit de retoucher, d’agencer votre travail afin justement d’éviter que le lecteur ait l’impression qu’une autre plume que la mienne est intervenue. En somme, je vous prête ma personne et vous me prêtez votre plume. Et bien sûr, tout cela reste entre nous, n’en parlez à personne, même à votre dame, car je crois que monsieur Brigandin m’a dit que vous étiez marié.
— C’est exact. À une femme de vingt ans plus jeune que lui. Ce Mercier alors, quel abatteur ! Ha ! ha !
Une nouvelle fois, je fus saisi de la furieuse envie de révéler son art particulier de la séduction mais au lieu de cela, je m’empressai de répondre :
— Écoutez, c’est entendu, j’accepte votre proposition.
Anaïs fut enchantée et l’autre imbécile devait être à deux doigts de demander une tournée générale d’assiettées de charcuterie pour tout le monde.
Je me levai pour les laisser, les trois livres sous le bras et, au moment de sortir, la conteuse se leva pour me mercier une dernière fois et me donner sa main à baiser. Ce que je fis avec application, n’étant pas non plus familier du geste. En m’approchant, je vis que les doigts étaient fins, bien dessinés et donc dépourvus de plumes. En revanche je remarquai qu’ils avaient tous, y compris le pouce, un anneau.
À suivre…