Résumé de l’épisode précédent : une nouvelle fois, le narrateur des Callaïdes trouve le moyen de noyer son chagrin dans le corps de sa femme. Le visage confortablement engoncé entre ses doux seins, il ne tarde pas à tomber dans les bras de Nyxée… et à faire un rêve.
Si tu as lu mon cycle des Callaïdes, je ne t’apprendrai rien en t’avouant que j’éprouve un plaisir particulier à rapporter ce qui visite, durant la nuit, l’esprit de créatures raffinées faites pour aimer mais destinées à être torturées. N’imagine pas ici que j’aie l’âme portée à la méchanceté. Quoique les événements contés se soient passés il y a plus d’un siècle, tu sais bien quelles vont être les destinées de ces personnages et que ce que j’ai pu raconter jusqu’à présent reste finalement proche de ce qui leur est arrivé. Conter l’histoire des Callaïdes, c’est effectuer un numéro de funambule en apparence proche de divins nuages mais au-dessus de flammes infernales s’amusant à lécher le fil.
Et du coup, quand il s’agit d’intriguer le lecteur sur des événements à venir en restituant des rêves que les Charis, Mari, Aalis, Sybil et Alya peuvent faire dans leur lit dans un grand état de pâmoison, forcément, je n’y vais pas avec le dos de la piquette, comme on dit de nos jours. Après, je dois t’avouer ici une chose, l’écriture de ces rêves est instinctive. Je me poste face à ma table de travail, je prends la plume, j’inspire un grand coup et l’horrible rêve remplit très rapidement le feuillet blanc en face de moi. C’est ce qu’il s’est passé pour le mauvais rêve de Charis dans le Livre I ainsi que pour ceux émaillant le Livre II. Et je n’ai jamais trop su si ces récits étaient en contact avec mes humeurs de l’instant ou bien si j’étais parvenu à faire en sorte que ma plume touche directement l’âme de mes personnages.
Tout cela pour dire que, pour une fois, cela me fait tout drôle d’avoir à prendre la plume pour narrer un de mes rêves. Bien sûr, au moment où elle trace ces mots, tous les événements de cette curieuse histoire ont eu lieu et je sais bien ce que peuvent avoir de sous-entendus et de prophétiques certains détails. Il n’empêche, si j’ai toujours ressenti une certaine ivresse à dévoiler les secrets oniriques de mes personnages, j’éprouve en cet instant une violente réticence à conter ce qui a habité mon esprit, alors que j’avais la tête confortablement installée entre les tétins de ma Pauline. Mais allons ! respirons un grand coup et essayons tout de même…
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Dans ce rêve, je me réveille dans mon lit et me lève l’esprit vaillant, décidé à me rendre à Nantain afin de voir mon éditeur pour… en fait je ne sais trop, suite aux révélations de la veille, je suis mécontent et je veux jouer à l’auteur courroucé afin d’obtenir quelque changement dans mon avenir, je suppose que c’est tout.
J’arrive dans notre salle à manger et tout de suite, je vois Pauline, de dos, occupée à préparer un mets sur la petite table du fond, à côté de la fenestre.
Immédiatement, je suis saisi d’un malaise. Cette femme est Pauline, aucun doute là-dessus. Et pourtant, quelque chose ne va pas dans cette silhouette. J’observe, je scrute, et je finis par comprendre : ce n’est point là la silhouette d’une femme grosse de huit mois mais celle d’une femme qui n’a en rien été levurée.
Je m’approche, un rien anxieux, alors qu’elle semble s’affairer à couper une denrée en menus morceaux. Il ne me vient pas à l’idée de lui dire bonjour. Quelque chose dans l’atmosphère m’incite à me taire.
J’arrive à ses côtés et je m’aperçois de deux choses : son ventre est plat et elle est occupée à hacher un quartier de viande. Les morceaux, à en juger la flaque sanglante qui couvre la table et répand une odeur nauséabonde m’ont l’air suffisamment menus comme cela. Mais Pauline, imperturbable, continue malgré tout de les frapper du tranchant d’un grand couteau que je n’avais jamais vu dans notre cuisine.
Je ne lui dis toujours pas bonjour, non. En revanche je lui demande :
Mais où donc est parti ton ventre ?
Elle s’arrête de hacher et tourne la tête vers moi.
Je m’aperçois alors que les iris de ses yeux sont aussi rouges que le cloaque puant qui inonde ses mains.
Mon ventre est là, que veux-tu dire ?
Non, je veux dire ton gros ventre, celui avec notre enfant.
Oh… Le petit poulet a décidé de se faire petit pour habiter dorénavant dans mon cœur… ne t’inquiète pas… il en sortira bientôt pour revenir dans mon ventre.
Je ne comprends rien à ces mots. En vérité, je suis pétrifié par la froideur du ton. Et je manque de hurler quand je m’aperçois qu’elle reprend son hachage et qu’il me semble que, dans la bouillie sanglante au milieu de la table, elle hache ses propres doigts ! Je n’en suis pas sûr cependant. L’idée me vient de lui ôter brutalement son couteau et de saisir ses poignets afin de vérifier l’état de ses mains, mais je me méfie. De voiere, j’ai peur de son couteau et de ses yeux rouges. Aussi je me contente de lui demander :
Mais que prépares-tu donc de si matin ?
Elle a un singulier sourire qui, lui aussi, me fait horreur.
Oh… ça ?… Une simple volaille. Nous la mangerons ce soir… de toute façon elle ne méritait pas de vivre…
Une violente nausée me prend. Je n’ai qu’une envie : quitter cette chaumière et m’enfuir à toutes gambes. Malgré cela, il me vient une idée : Clément ! Oui, la vue de cet enfant a tout pour m’apaiser. Je quitte Pauline qui a l’air maintenant de se hacher la senestre jusqu’au poignet pour me réfugier dans la chambre de notre fils. Mais j’ai à peine actionné la poignée de sa porte qu’un pressentiment me submerge. Alors que la porte commence tout juste à s’ouvrir, je sais que ce que je vais voir va me déplaire. Ici le temps semble se dérégler et imposer un autre flux. Une porte qui s’ouvre, ça ne prend qu’un peu plus qu’un battement de paupière. Là, j’ai tout le temps de voir la porte s’écarter pour me donner à voir la chambre de Clément. Son lit étant situé tout à droite, je sais qu’il me faut ouvrir complètement la porte pour le voir. Mais alors que je n’en suis qu’à la moitié et, encore une fois, que ce mouvement semble s’étirer, couler aussi lentement que du sel dans un sablier, je suis traversé d’une peur terrible qui me crie d’arrêter le mouvement et de refermer brutalement la porte. Mais le mouvement est lancé et je ne parviens pas – ou ne veut pas, comme saisi d’une curiosité malsaine – à le retenir.
Il m’est impossible de décrire avec précision ce que je vis. D’abord parce que cela ne dure qu’un instant. Au moment où la porte me fait apparaître Clément, le temps reprend son cours et je la referme aussitôt. Ensuite parce que la pénombre ne me fait pas bien tout distinguer. Clément se tient assis sur son lit, c’est là chose sûre. Mais… il n’y a pas que lui. Quelque chose semble grouiller sous son lit mais aussi derrière lui, tout contre le mur. Encore aujourd’hui, je ne suis toujours pas sûr de ce que je vis, mais je n’ai qu’à fermer les yeux pour que se dessinent, comme gravés dans mon esprit, deux longs bras spiralaires, l’un contre le mur, l’autre sous le lit, se mouvant telles deux couleuvres. Je suis en revanche incapable de dire si ces bras appartiennent à quelque créature cachée dans la chambre où s’ils sont rattachés à Clément. À dire vrai je ne vois distinctement qu’une chose : un visage qui, au bruit que je fis en ouvrant la porte, se tourne aussitôt dans ma direction pour me fixer de ses yeux rouges, comme ceux de Pauline, et me transpercer d’une expression d’une incroyable méchanceté.
Je retraverse la cuisine à grandes enjambées pour sortir de la maison. Pauline est toujours devant sa table, à hacher, encore et encore, la masse sanglante qui coule maintenant de la table et tache le sol. Je ne cherche pas à observer dans quel état se trouvait la viande qu’elle nihile ainsi. Une idée à ce sujet me traverse et je suis terrifié à l’idée de la confronter à la réalité, et peut-être de la confirmer. Aussi passé-je à côte d’elle et m’engouffré-je par la porte d’entrée pour fuir ce nid qui me semble subitement fait d’orties et de ronces. J’ai juste le temps d’entendre Pauline me glisser ce ricanement d’adieu…
Hin ! Il s’en va ! Il va retrouver l’autre !
Le lecteur le sait, j’endure bien souvent et j’aime à endurer les sarcasmes de Pauline. Mais celui-ci me fait mal car il émane d’une personne consumée d’aigreur et chez qui l’affection a définitivement tari.
Alors que je viens de franchir le seuil, j’hésite. Dois-je faire demi-tour pour demander raison à Pauline du sens de cette remarque et de son ton ? L’hésitation ne dure pas car un aiguillon me darde et m’incite à avancer. Je sais que j’ai le ventre vide, que je n’ai pas pris le temps de m’habiller convenablement mais tant pis, tout plutôt que de retourner dans cette maison.
Je marche vite, je cours presque pour atteindre le sentier qui ne me permettra de ne plus être vu de la maison.
Être vu de la maison… oui, alors que je m’approche du sommet du sentier, j’ai la sensation qu’elle me regarde. Là aussi, comme avec la porte de la chambre de Clément, je me retourne alors que je sais que je ne devrais pas. Je m’attends à voir une maison avec ses deux fenestres teintées de rouge en guise d’yeux. Je ne tombe pas très loin du compte. Sur la fenestre à côté de la table où Pauline était occupée à répandre du sang, je vois quatre points rouges. Deux côte à côte vers le haut, deux autres plus bas. Je comprends aussitôt que ce sont les yeux de Pauline et de Clément.
Et je comprends aussi que ces regards ne cherchent pas seulement à m’accompagner jusqu’au sommet du sentier. Leur but est simplement d’envoyer leur haine pour tenter de me tuer.
Fou d’incompréhension, je me retourne et m’empresse de franchir en courant le sommant afin d’échapper à leur portée.
Et je ne me secouai pas de mon rêve, non, hélas ! Tout ceci n’était qu’un prélude.
À suivre…