Résumé de l’épisode précédent : Diane fait la rencontre d’Aurore des Touches, mère de Capucine, qui lui explique que sa fille a tenté de se tuer en se jetant du haut d’un rempart du Château. Elle est sortie de la chute vivante, mais ne pourra probablement plus jamais marcher. Dévastée, Diane exprime sa volonté de venir le lendemain au chevet de son ancienne amie…
Le lendemain, Diane refit son apparition au Château sans que l’on prête attention à elle. On ne parlait que de la chute de la fille des Touches si bien que les récents déboires de l’écrivelle gazetière paraissaient en comparaison à la fois bien lointains et insignifiants.
Du reste, pour les rares personnes qui la croisèrent ce matin-là, elle ne semblait pas le moins du monde gênée à l’idée de se montrer après sa déconvenue. Mais point d’orgueilleuse assurance non plus. En vérité elle semblait nichée dans un ailleurs, indifférente à tout, comme vidée d’une partie de sa substance, substance qui faisait d’elle encore fraîchement une sorte de lampion qui attirait les regards. Elle était pourtant toujours la même, à savoir une jeune femme agréable à regarder, mais quelque chose en elle semblait avoir fané, si bien qu’on la remarqua à peine.
De son côté, Diane ne chercha pas à engager la conversation avec les quelques connaissances croisées ce matin-là, préférant en rouler d’autres, dans son esprit, avec l’être qu’elle allait retrouver. Pour l’occasion, elle s’était vêtue d’un simple bliaud blanc et avait attaché ses cheveux en une unique tresse, lui donnant un air de vierge faisant sa première communion. Enfin, plus important, nul fard au visage. Pas la moindre trace de couleur sur les paupières, ni sur les joues, ni sur les lèvres, rien. Ce qui expliquait peut-être pourquoi elle attirait moins l’attention même si, à la voir ainsi, on ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elle restait un joli brin de fille. Enfin, un joli brin de jeune femme plutôt, car on voyait bien que le corps avait un peu encouru les attaques du temps. Pas tant que cela puisque Diane n’était âgée que de vingt-trois ans mais, avec les récentes épreuves et les facéties de certains baumes, elle avait bien pris trois années de plus.
Elle se rendit directement aux appartements de la famille des Touches. Devant la porte, elle toqua. Le temps qu’un serviteur vînt lui ouvrir, elle se revit en pensées marchant sur les cases d’un gigantesque jeu de l’oye. Elle était tout près du but. Mais pas un but voué à sa propre gloire, non, il était cette fois-ci tout autre. Estrangement calme, elle suivit le serviteur qui l’amena au salon où se trouvaient les deux parents. Aurore fut favorablement impressionnée par l’allure simple et modeste de Diane, mais elle ne le montra pas, préférant lui expliquer tout de suite la situation. Capucine s’était réveillée la veille en fin de journée… Elle alternait depuis de brefs instants d’éveil avec des phases de somnance de quelques heures… Elle ignorait l’état réel de ses jambes et ce qu’en avaient dit les deux maistres médecins… Il fallait pour le moment le taire… La compréhension était faible, comme si elle était désintéressée de tout…
Diane écoutait à peine. La bouche d’Aurore déversait force observations et recommandations, et Diane hochait la tête, faisant mine de comprendre. En réalité elle se moquait de tout fors d’une chose : qu’on lui permette enfin d’accéder à la chambre de Capucine.
Ce moment arriva.
Si elle dort, restez près d’elle je vous prie, et attendez son réveil.
Diane hocha la tête, percevant à peine le léger ton de supplication dans la voix.
Enfin, elle entra, ferma la porte et contempla ce qui était allongée dans le lit.
Capucine, vêtue d’une robe de songes blanche de laquelle sortaient ses habituels bras potelés, mais recouverts cette fois-ci de contusions, de bleus indiquant assez que sa chute du rempart avait été ponctuée de nombreux coups avant que le corps n’arrête enfin sa course, et de nombreuses lacérations du fait du nid à ronces où elle était tombée. Et il en allait de même du visage, ce visage dans le fond ingrat et qui l’était encore plus. Mais aussi visage dans lequel Diane fut stupéfaite de voir combien des traits, empruntés à ceux de la mère armide, ne demandaient qu’à percer, à s’imposer. Cette peau criblée de meurtrissures lui évoquait la mue de ces animaux qui finissaient par arborer une splendide apparence. Oui, peut-être que la beauté perçait, poussait derrière ces crevasses rougies, ces plaies boursouflées et ces bleus violacés. D’ailleurs, il ne suffisait pour s’en convaincre que de quitter les bleus de la peau pour s’attarder sur celui de ces yeux qui fixaient Diane.
Car la jeune fille était réveillée. Diane avait d’abord hésité, d’où elle se tenait, à quelques pas du lit, en voyant ces paupières abaissées et gonflées par la douleur et la fatigue. Mais non, en avançant d’un pas, elle comprit qu’elles étaient levées d’un tiers et que son amie, sans exprimer la moindre surprise, la regardait.
Son amie… Le lecteur pourra être surpris de l’expression, mais c’est pourtant bien de cela qu’il s’agissait. Diane s’avança jusqu’au lit et s’agenouilla sur le côté. Alors, saisissant la senestre, sans mot dire, elle posa ses lèvres sur la première écorchure venue. Elle avait le goût d’un baume cicatrisant qu’un maistre médecin avait appliqué. Pas de quoi dégoûter la jeune femme qui, patiemment, toujours silencieusement, partit en quête d’une autre meurtrissure à baiser, puis d’une autre, et encore d’une autre. Méthodiquement, elle remonta le bras jusqu’à l’épaule tandis que d’une main elle dénouait le lacet de la robe de songes. Cela fait, elle ouvrit les pans et entreprit là aussi d’embrasser les marques, petites ou grandes, laissées par la chute. Elle ne mit nulle lascivité à poser ses lèvres sur un bleu jouxtant le téton droit. Il s’agissait juste de marquer un sentiment qu’elle n’osait encore formuler, mais pour qui l’eût vue faire, elle évoquait de ces servantes soumises et entièrement consacrées au culte d’une idole. Quand elle en eut terminé avec le buste, elle relaça la robe, parcourut l’autre bras, en quête d’autres souvenirs de la chute pour y rassasier ses lèvres. Alors, assise sur le bord du lit, elle put se redresser afin de surplomber le visage de Capucine et, enfin, oser se plonger dans ses yeux. Elle ne s’y noya pas non plus, l’eau salée qui avait tant jailli la veille de ceux de Diane s’y trouvant en bien plus petite quantité. La jeune fille était émue, oui, mais l’on sentait qu’à cette émotion était mêlée la retenue de celle qui avait été bafouée et qui savait à quoi s’en tenir sur la nature de l’être qui se tenait en face d’elle.
Diane saisit cette réticence. Elle eût pu se contenter de formuler quelques honnêtes paroles de contrition, de demande de pardon avant de retourner à son existence de gazetière. L’assurer aussi de son soutien et, quoi qu’elle eût pu en penser, de sa bienveillance, de son amitié.
Mais Diane fit plus. Bien plus.
Elle en était sûre, ce visage qu’elle avait sous les yeux, à portée de lèvres, constituait l’antépénultième case du jeu de l’oye. La case tragique, la case représentée par un puits sinistre qui vous fait recommencer depuis le début, et probablement perdre. Eh bien elle choisissait de tomber dans ce puits. Jamais elle n’atteindrait l’ultime case, jamais elle ne deviendrait la plus grande des écrivelles du Royaume, jamais elle ne rejoindrait la Haute Noblesse.
Elle se courba, avançant ses lèvres sur une marque noirâtre au front.
Et ce ne serait pas un puits tragique, non, au contraire, comme Capucine elle chutait et de cette chute viendrait une mue bénéfique.
Les lèvres baisèrent le front.
Tout s’était enchaîné si brutalement, si fatalement…
Les lèvres s’élevèrent, en quête d’un nouvel endroit à baiser, juste sur un coin de pommette.
Le livre de l’aïeule, les recettes, la renommée s’élevant avec autant de fulgurance que l’aigle rejoignant les sommets où se trouve son nid…
La bouche s’égara, descendit déposer un baiser sur le haut du cou où il n’y avait pourtant nulle meurtrissure.
Les Secrets de l’éventail, le bal littéraire, les trois pestes apprenties Callaïdes…
Une dernière fois, son visage se releva légèrement, juste de quoi surplomber de ses yeux ceux de l’adolescente.
Enfin, les déconvenues, les humiliations, la chute, son ignominie envers Capucine, le désir de cette dernière de s’acorer et, ultime conséquence, la compréhension pour Diane de ce que serait sa destinée, destinée qu’il convenait maintenant d’amorcer par un geste et, enfin, des paroles. Les yeux fichés dans ceux de l’adolescente, les lèvres à portée des siennes, Diane troubla lors le silence par une poignée de mots qui n’étaient pas des mots quémandant le pardon puisque ses larmes qui tombaient dans les yeux de Capucine témoignaient assez bien de sa peine à l’idée d’avoir été la cause de son malheur. Non, ce fut une formule pus inattendue qui fut murmurée.
« Laisse-moi nous sauver. »
Alors, doucement, comme le font certains animaux, elle effleura de la tête le visage de Capucine, y imprimant des caresses, faisant passer les quatre yeux au plus près pour y entremêler les larmes. Puis ce fut au tour des lèvres de se rejoindre. Le baiser fut chaste. Innocent. Pur.
Cela fit tout drôle à Diane.
**
*
ÉPILOGUE
Deux septaines plus tard, les gens du Château eurent la surprise de voir dans les différents jardins la fille des Touches promenée dans un fauteuil à roulettes par Diane de Monjouy. Et ils eurent le même spectacle les jours suivants. Elles paraissaient inséparables. Et charmantes. La gazetière s’était bien un peu affadie, mais elle conservait son agréable beauté. Surtout, elle semblait auréolée d’une dignité qu’on ne lui avait jamais connue. Et il en allait de même pour l’estropiée qui, promenée par ce qui avait tout l’air d’être une excellente amie, rayonnait d’une douce lumière, de cette lumière bienfaisante que le soleil diffuse au printemps après la froidure de l’hiver. Cette chaleur l’avait fait fondre, sa rondeur s’était creusée, faisant naître des courbes plus aériennes et rappelant celles de la mère. Et il en allait de même de son intelligence. Autrefois pâteuse du fait d’une association rudimentaire de l’amour à l’âge fol de l’adolescence, elle avait acquis une tranquille maturité qui choisissait ses mots avec un naturel qui faisait plaisir à qui l’entendait. Ainsi une certaine dame Odile de notre connaissance qui, alors qu’elle était assise sur un banc, occupée à attendre une personne dont nous nous garderons d’établir l’identité, vit passer devant elle la curieuse paire et perçut ces paroles :
— Regarde, Diane, cette ancolie… elle a la couleur des crépuscules d’été.
— Et la grâce d’une danseuse qui incline la tête juste avant le salut.
— Une révérence pour saluer le printemps… Tu crois qu’elle sait qu’elle est belle ?
— Qui sait ? Peut-être est-elle comme certaines femmes… Plus belle encore quand elle ne le sait pas.
Et Odile vit alors l’écrivelle se pencher pour baisr tendrement la joue de la jeune paralytique. Elle avait bien sûr reconnu Diane et fut très agréablement surprise de découvrir que la laideur d’un être n’était pas nécessairement définitive.
Diane avait retrouvé son travail à la gazette. Elle était toujours aussi polie qu’auparavant, mais cette fois-ci avec davantage de naturel, moins de prétention rentrée. Et comme on avait eu vent de sa grandeur d’âme pour s’occuper de cette petite noble qui avait essayé de s’acorer, on n’eut plus du tout envie de lui envoyer des piques. Ainsi Élodie lui proposa-t-elle un soir d’aller boire un thé à la Traversaine, comme deux amies, et Henri cessa-t-il enfin ses Diââne de monnjouï.
Elle continuait bien sûr ses rubriques féminines, même si l’on remarqua que les articles sur les recettes de beauté se faisaient plus rares. Quant à écrire une suite aux Secrets de l’Éventail, il semblait que cela n’entrait plus dans ses projets.
Bien entendu, il fallut expliquer à Isolde sa relation avec Capucine. Et là aussi, elle sut s’y prendre avec cette grâce touchante qui semblait désormais l’habiter.
« Isolde, notre chemin commun s’arrête ici, non par mépris, mais parce qu’une autre route m’appelle, une route où l’ambition cède la place à quelque chose de plus grand. Je ne serai plus à tes côtés comme autrefois, mais sache que jamais je ne cesserai de te tenir en estime pour tout ce que tu as fait pour moi. Et, bien sûr si tu le désires, je souhaite que nous nous revoyions car ta compagnie m’a été précieuse et le sera toujours. Nos routes divergent, mais elles n’ont pas à s’effacer l’une pour l’autre. »
Le cœur de la noble armide fut bien un peu pincé mais, ayant été touchée comme tout le monde par le dévouement de son amante envers la pauvre Capucine des Touches, elle accepta la rupture sans récriminations. Cependant elle exigea en compensation une dernière nuit d’amour.
« Isolde, rien ne me ferait plus plaisir d’offrir une dernière fois mon corps à tes baisers. Mais, tu le comprendras, je ne pourrai te les rendre car les miens sont désormais réservés. »
Finalement, elles se contentèrent de s’enlacer la nuit durant, nue à nue, peau contre peau, et ce fut très bien ainsi.
Enfin, Diane avait quitté son appartement miteux pour une petite maison dans le quartier des Buttes. Elle y avait mis toutes ses économies, aidée par Aurore des Touches qui estima qu’après tout, la relation contre-nature entre sa fille et Diane n’était que bien peu de chose lorsqu’il s’agissait de connaître le bonheur. La nouvelle maison était de plain-pied et permettait au fauteuil à roulettes de circuler plus librement. Les deux amantes s’y retrouvaient deux fois la septaine, toutes deux brûlantes de se couvrir de caresses. Diane mettait une volupté troublante à baiser et lécher ces jambes paralysées, comme cherchant à les sortir de leur torpeur, et Capucine était heureuse de sentir que ces caresses opaques provoquaient malgré tout un semblant d’eschauffure dans sa matrice. Un jour prochain, elle recouvrerait l’usage de ses jambes, elle en était sûre.
En attendant, elle profiterait pleinement de sa nouvelle existence qui suffisait amplement à son bonheur. Rien ne pouvait l’agréer davantage que cette vie simple et tissée d’un amour partagé. Ce qu’elle expliqua d’ailleurs un soir à Diane, entre deux embrassades.
« J’en veux pour preuve que nous venons d’apprendre que notre chère aïeule – à qui je dois le bonheur d’être tienne comme toi tu es mienne –, avait un bout du pied dans la Haute Noblesse par je ne sais quel quartier de notre arbre. Il suffirait d’un ou deux décès au sein de cette glorieuse caste pour que notre famille y accède. Eh bien je vais te dire une chose, mon amour, cette perspective ne m’est de rien tant je ne veux autre chose que cette vie simple mais si prodigue en baisers que nous menons. »
La gazetière hocha la tête, pensive, avant de s’approcher avec un lumineux sourire pour donner une nouvelle becquée de baisers à son amie.
Les caresses de Diane se firent, le soir même, plus ardentes.
25 février 2025