La Plume viciée (38) : Orage dans une chaise à porteurs

Épisode 1

Résumé de l’épisode précédent : l’humiliation de Diane est totale. Après Charis, après Odile, après Clément Villon, c’est au tour de la gentille Capucine de faire tomber son amante dans la boue. Croyent bien faire, l’adolescente a en effet défendu publiquement le travail de Diane, suscitant force ricanements dans l’assistance, surtout après une ultime pique envoyée par Aalis. Honteuse, Diane quitte le bal littéraire…

Diane quitta le bal littéraire sans même dire au revoir à Clément Gollard, ce qui lui fit dire que la gazetière était bien ingrate, mais que ça ne l’étonnait pas. Comme de bien entendu, il fut mis au courant de sa déconvenue par Vilet. Il haussa les épaules mais garda pour lui ses pensées. La de Monjouy, il l’avait pressée comme un citron, c’était l’essentiel. Là, mieux valait mettre le citron de côté et attendre, attendre que le citron regorge encore de jus, que les gens oublient. Certains ridicules sont tenaces, d’autres finissent par être oubliés. Ce qui venait d’arriver à son écrivelle appartenait à la deuxième catégorie. Du moins il l’espérait. Ah ! Maudit Gobert ! Tout cela était de sa faute ! Lors de la dernière heure avant la fermeture du bal, il baissa le prix de dix sous et vendit le livre avec ces paroles : « Vous hésitez à l’acheter ? Essayez-le ! L’écrivelle vient de faire un beau scandale ici même, en disant pis que pendre sur Gobert. Oui, Gobert, l’illustrissime auteur des Attritions ! C’est que mon écrivelle est un esprit impertinent tout de feu, et belle femme avec ça ! Regardez-donc son portrait ! »

Cela fut dur, mais Gollard parvint à écouler les derniers exemplaires de L’Éventail des secrets.

Diane retourna donc chez elle avec, on s’en doute, moins de satisfaction que de honte. Elle héla la première chaise à porteurs venue, s’y engouffra et tira les rideaux pour s’enfouir dans l’obscurité. Elle essaya lors de faire le point sur ce qu’elle venait de vivre. En vain. Sa situation se résumait en un mot, déliquescence, et elle comprit que ce ne serait pas dans les mouvements heurtés de la chaise qu’elle pourrait réfléchir. Ou de trouver la quiétude. Des visions, des phrases prononcées (d’elle-même ou de ceux qui l’avaient attaquée) lui revenaient, lui bouffaient l’âme et le cœur. En dehors de la déconvenue lors de la joute théâtrale – déconvenue qui n’avait pas été si grave à bien y réfléchir –, la journée avait été pleine de radieuses promesses pour l’avenir, avant que tout ne soit compromis par quelques remarques imbéciles. Elle se demandait si, parmi les personnes présentes, ne s’y étaient pas trouvées des amies du château, amies qui iraient bientôt répandre sa déconvenue avec force détails croustillants. Et Diane connaissait trop bien la propension des gens du château à faire leur miel des ridicules pour comprendre qu’il lui serait dur, pour ne pas dire impossible d’y retourner dans les prochaines septaines.

Tout en pensant à son avenir, elle se prenait les mains, s’entremêlait les doigts, se les tordait, s’enfonçait les ongles dans les chairs tandis que, plus haut, elle se mordait les lèvres jusqu’au sang et imprimait au chef de brusques soubresauts. Mais en était-elle bien maîtresse ? Il semblait qu’elle ne le contrôlait plus, qu’il ne faisait juste que répondre à de terribles pensées qui s’entrechoquaient à l’intérieur.  À un moment cependant, devant un souvenir plus insupportable que d’autres, ce fut Diane qui fit le mouvement de heurter par trois fois, avec l’arrière de son crâne, la paroi de la chaise à porteur. À tel point que l’homme qui tenait derrière les barres de la chaise demanda :

— Tout va bien, Madame ?

Tout va bien ! Et comment donc ! Malgré tout, Diane répondit :

— Oui, oui.

Juste deux mots mais qui, si des connaissances les avaient entendus, leur eussent fait dresser les cheveux sur le chef tant ils étaient déformés, étranglés, hideux, comme sortis de la gorge d’une gargouille. Bien sûr, Diane en eut conscience, mais elle ne s’en effraya pas, mettant leur déformation sur le compte de la colère qui la submergeait et qui lui faisaient échapper de deux lèvres sèches des puterelle, cornard, enfant de putain et autre enfondé. À un moment, un chierie de pute sortit plus sonore que les autres ce qui, là aussi, fit réagir le porteur :

— Tout va bien, Madame ?

Et, derechef, d’une voix encore plus difforme :

— Oui, oui.

Mais non, tout allait mal. Diane ne voyait pas comment elle allait surmonter son humiliation, comment elle allait pouvoir continuer de se rendre au Château où sa déconvenue allait se répandre comme une mare de pisse sous les pieds d’un ivrogneux déchargeant sa vessie. Et pourtant, était-elle bien sûre qu’il y avait des nobles présents lors de sa rencontre avec Vilet ? Elle avait tout de même porté quelques regards sur l’assistance, avait vu quelques beaux habits, mais rien de comparable à ce qui se portait au Château. D’un autre côté, elle le savait bien, quand les nobles – les femmes, surtout – descendaient en ville, se mêlaient au commun, ils se vêtaient volontiers d’habits bourgeois. Combien de personnes s’étaient installées dans la grande salle ? Deux cents ? Trois cents ? Pouvait-on imaginer qu’une noble daigne se mêler à une telle masse épaisse ? Et d’un autre côté, pourquoi pas ? Après tout, deux septaines avant le bal littéraire, Diane avait bien tout fait dans ses articles et dans ses discussions aux bains du Château pour inciter ses lectrices à s’y rendre. L’idée que sa propre petite vanité était la principale artisane de sa chute fut trop douloureuse : elle bascula violemment la tête à l’arrière, heurtant la paroi, avant de se ramasser sur elle-même et de se heurter la poitrine du poing tourné de manière à mimer un coup de poignard, faisant pleuvoir sur elle-même des coups accompagnés d’une pluie de mots inarticulés.

Cette fois-ci, le porteur à l’arrière ne réagit pas. Ils étaient presque arrivés, la course avait été un peu longue, il avait envie de ménager son souffle.

Diane, elle, ne ménageait pas les hypothèses pour essayer de se convaincre que son avenir au Château n’était pas compromis. Après tout, ce n’était qu’une escarmouche comme il y en avait tant dans la Monarchie des Lettres. Elle n’aurait qu’à mettre cela sur le compte de son inexpérience. Sur un ton badin bien sûr, pour bien montrer que cela ne la touchait pas. Au contraire, ce serait un bon souvenir, une anecdote qu’elle aurait joie à faire resurgir en compagnie de son bon ami Guillaume Vilet. Oui, en imaginant qu’une dame du Château ait été présente, elle n’aurait qu’à prendre les devants en racontant tout, mais à sa manière, même si…

Sa bouche se pinça, lui faisant prendre une épouvantable mine de sorcière s’apprêtant à plonger un poignard dans le torse d’un enfant pour en arracher le cœur.

… même si la présence de l’autre, là, la dame Odile qui montait de temps à autre au Château pouvait contrecarrer ses plans. Elle ne chercherait certainement pas à atténuer sa déconvenue. Quant à ses trois chiardes colorées qui l’accompagnaient, méfiance là aussi. Certaines dames du Château pourvoyaient de leur engeance l’école de dame Adèle et il y avait fort à parier que la brunette, le rouquine et la blondasse étaient un jour sorties du con d’une de ces nobles dames. Et alors ? lui chuchota une voix. Ces gamines retourneront dans leur école d’apprenties Callaïdes, et ce serait tout. Mais Diane rugissait, donnant à sa déconvenue des conséquences disproportionnées, comme si chaque personne présente allait s’empresser de conter à ses proches, à ses voisins ou à son chien que la talentueuse Diane de Monjouy s’était opprobrée devant tout le monde.

Le talent… tandis qu’elle continuait de s’écorcher les peaux autour des ongles, émaillant ceux-ci de perles de sang, le mot lui fit mal. Du talent, elle ne doutait pas qu’elle en disposait. Elle en avait même à foison. Hé ! Les Secrets de l’éventail ne le prouvaient-ils pas ? Enfin, L’Éventail des secrets plutôt… elle se mit à douter. Quel était le titre, déjà ? Comme une mauvaise conscience toute de fiel, elle entendit alors la voix de la rouquine lui crier : « Est-ce si important de le savoir ? Les deux titres annoncent le contenu, du vent, rien que du vent ! » Comment pouvait-on dire cela ? Elle savait qu’elle écrivait bellement. Toutes les lectrices de la Gazette qu’elle avait rencontrées durant la journée le lui avaient assez bien répété. Mais la rouquine avait installé un autre doute, doute qui prit l’apparence d’un homme. Un homme austère et rugueux, qui en imposait. Pas un Guillaume Vilet, certes. Non, c’était Clément Villon qui, doucement mais fermement, lui avait fait la leçon devant tout le monde. Diane connaissait sa poésie, bien sûr. Ce n’était pas exactement le style de poésie qu’elle appréciait. Comme l’homme, elle était un rien âpre, trop masculine, ne cherchant pas la joliesse. Mais Diane reconnaissait volontiers qu’il s’agissait là d’une littérature appartenant aux sphères supérieures des Belles Lettres. Autrement dit, il disposait de quelque chose dont elle était dépourvue. Aussitôt une voix intérieure – pas celle de la rouquine, une autre, plus bienveillante – lui murmura : « Hé ! Mais c’est bien normal, que cela ! Villon a le double de ton âge. Toi, tu n’as que vingt-deux ans, L’Éventail des secrets est ton premier roman. Il est déjà bien joli, tes autres œuvrettes ne peuvent qu’être encore meilleures ! »

« Bien joli », « tes autres oeuvrettes » ! Qu’était-ce donc que cette voix qui lui déchirait l’âme plutôt que de l’apaiser ? Le doute prit davantage d’importance. Sur son talent. Sur sa capacité à atteindre le Beau alors qu’elle ne faisait que dans le « joli ». Mais non, non ! Elle en était sûre, ce n’était qu’une question de temps, de travail acharné. Elle avait écrit L’Éventail des secrets peut-être avec trop de facilités. Pour le suivant, il faudrait y passer davantage de temps, polir le style. Ne pas chercher forcément à développer mais oui, faire en sorte que chaque phrase soit comme un poème. On verrait alors si Diane de Monjouy n’était qu’une gazetière qui se piquait de Lettres ! On verrait si l’on osait faire preuve d’impertinence à son égard !

La chaise s’arrêta, les coursiers étaient arrivés devant l’adresse de Diane.

« Enfin ! » grinça-t-elle. Elle n’avait qu’une envie : se précipiter dans son appartement, prendre sa plume et un feuillet afin de se mettre déjà au travail. Elle fouilla dans son sac, en sortit un écu et ouvrit la petite porte face à elle. Puis, sans un mot, elle tendit la pièce au porteur et fila droit à son logis. Dans sa précipitation, elle ne prit garde à la mine interloquée de l’homme, presque horrifiée, lorsqu’il la vit. Et en marchant moins vite, peut-être eût-elle entendu ces paroles destinées au deuxième porteur : « As-tu vu son visage ? »

Diane monta les deux étages comme jamais elle ne les avait montés. Écrire, écrire, il lui fallait écrire, autant pour oublier ce qu’il venait de se passer que pour façonner la deuxième étape de sa gloire. Là aussi, dans sa précipitation, elle ne prit garde au petit garçon des voisins du premier qui, sortant de chez lui, se figea à sa vue comme s’il venait de tomber sur quelque méchant spectre.

Arrivée chez elle, elle toisa sa petite table d’écriture, déjà prête à en découdre avec les muses. Mais avant cela, il lui fallait au moins se défarder. Avec les larmes de rage qui avaient coulé, elle devait être bien laide.

Elle s’installa à sa coiffeuse et se regarda dans le miroir.

Le bâtiment dans lequel habitait Diane faisait cinq étages. Tout le monde, sans exception, entendit alors le terrible hurlement qu’une femme se mit à pousser. Hurlement de douleur, de terreur, ou de rage, c’était ce qu’il fut difficile de déterminer. Une chose était sûre, on y avait senti le plus vif désespoir.

À suivre…

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