Résumé de l’épisode précédent : Cela va de plus en plus mal pour Diane qui s’attire les foudres de différents spectateurs, parmi lesquels rien moins que Charis, dame Odile et Clément Villon. L’humiliation commence à devenir fort embarrassante et s’apprête même à devenir totale avec l’intervention, pour défendre la gazetière, de Capucine, son amante adolescente à l’apparence replète et assez peu charismatique…
Elle n’avait pas obéi à la demande, non, à l’ordre de Diane. Elle était venue malgré tout au bal littéraire et s’était installée à l’extrémité du troisième rang. Bien entendu Diane, toute à sa parade, ne l’avait pas remarquée. Et elle se trouvait donc là, bien droite, tenant son exemplaire de L’Éventail des secrets contre sa gorge potelée, ses joues rebondies tremblant d’indignation aux injures que son idole venait d’essuyer.
De leur côté, les spectateurs avaient davantage envie de trembler de rire devant la piètre disciple qui visiblement hésitait à poursuivre, éprouvant le même sentiment que Charis après avoir sommé Diane de se taire. Oh ! Tais-toi ! Ne dis rien, idiote ! Rentre sous terre, disparais de ma vue ! priait intérieurement Diane. C’était d’ailleurs plus qu’une prière, c’était une véritable psalmodie de mots abominables (dont nous ne venons de donner qu’un échantillon relativement sage) accompagnée de visions de carnage. Capucine regarda fugitivement son amie et se trompa sur l’interprétation à donner de cette face fermée et crispée. Ne se doutant pas que Diane s’imaginait en train de la dépecer, y voyant plutôt un encouragement, la jeune fille affermit son cœur et déversa ce discours :
— Dia… Diane de Monjouy est une grande écrivelle. En tout cas elle va le devenir. Mon cœur n’a jamais autant battu qu’à la lecture de L’Éventail des secrets. Je veux dire… quand je l’ai lu, c’était comme si… comme si mon âme était transportée ! Je n’ai jamais vu une écriture aussi… enfin, aussi belle, quoi ! Il y a des mots, dans ce livre, des phrases qui m’ont fait… réfléchir… très fort. Sur la vie, sur… sur des choses importantes, comme l’amour, et aussi la trahison. Oui, parce que, franchement, ce livre est plein de… de profondeur ! Et aussi de poésie, hein, vraiment ! On sent que, derrière chaque mot, Diane met tout son cœur. Et puis, ses héroïnes sont tellement… tellement inspirantes ! Moi, elles m’ont donné envie de… enfin, de me dépasser, de devenir quelqu’un de… mieux, je crois ? Vous voyez ce que je veux dire, hein ?
Elle reprit son souffle, rouge comme un cochonet de foire trop longtemps exposé au soleil, et, croyant avoir touché le cœur du public, ajouta :
— Et même si certaines personnes ici ne comprennent pas son génie, eh bien, moi, je suis sûre que dans cent ans, on parlera encore de Diane de Monjouy comme d’une… d’une grande figure de nos Belles Lettres. Oui, voilà, une figure incontournable !
Le silence qui suivit fut si lourd qu’on aurait entendu une plume tomber. Charis, qui avait éprouvé un petit accès de mauvaiseté, qui était satisfaite du déconfit que connaissait Diane, n’eut pas le cœur à se moquer de la fille qui devait avoir à peu près son âge. Pourtant elle l’eût mérité assurément pour avoir osé user de l’adjectif « inspirantes », adjectif que la jeune poétesse avait en horreur. Au lieu de cela, elle ne ressentit que gêne et pitié, se demandant : « Mais pourquoi parle-t-elle ainsi ? Tout cela est tellement triste ! Ignorons-la plutôt. »
Oui, mieux valait l’ignorer. C’est d’ailleurs ce que tous les spectateurs présents se dirent. Il était pourtant tentant de la montrer du doigt, de se gausser, de faire tomber dru des ris pour confondre de honte la gazetière et sa championne, mais un reste de bienveillance, après les émotions des échanges qui venaient d’avoir lieu et qui avaient prouvé, à ceux qui en doutaient encore, que parler littérature pouvait être aussi sanglant qu’une bataille rangée contre le vieil ennemi kirklandais, un reste de bienveillance donc faisait que l’on préférait rester sage. Mais c’était sans compter sur une spectatrice qui n’avait pas eu son content de vengeance.
Aalis.
Aalis satisfaite, certes, de la déconvenue de Diane grâce aux multiples interventions du public.
Mais Aalis insatisfaite de ne pas en avoir été.
Enfin Aalis traversée d’un trait lumineux.
Cinq mot, oui, juste cinq mots à prononcer bien fort pour rattraper non, dépasser Sybil et Charis dans l’art de couvrir de boue une gazetière sans talent. Sans réfléchir, elle inspira longuement, ouvrit la bouche et lança bien fort le dernier trait de la sinistre soirée :
« Hé ! Le Paon et le Crapaud. »
Voilà. Juste cela. Le titre d’une fable que tout le monde connaissait. Une fois encore, un instant de silence se fit, mais fort bref celui-ci. Les esprits ne mirent pas longtemps à saisir tout le sel piquant que l’allusion offrait. Le Paon et le Crapaud, oui, cette fable où un paon se voit moqué par la basse-cour parce que ridicule dans sa manière d’étaler sa superbe et qui se voit défendu par un crapaud, le rendant encore plus ridicule ! Hé ! Mais en vérité, c’était tout à fait ça, crevant !
Un premier ris fusa, suivi d’un autre, puis d’un autre, et encore un autre. On ne se gêna plus pour les montrer du doigt. Aussi, quand on avait une aussi piètre alliée, c’est que l’on méritait d’être gaussée ! La pluie dura dix secondes. C’est peu, dix secondes, mais pour Diane, c’était le temps pour sentir son corps comme chuter d’une haute falaise. Figée en un vilain masque dont on ne savait s’il était blanc ou jaune, elle sentit des larmes de honte et de rage mêlées lui couler, accentuant encore sa déconvenue ainsi que la jubilation du méchant public. Quant à Capucine, elle s’était aussitôt retournée pour distinguer qui avait fait l’allusion à la fable pour lui donner le rôle du crapaud. C’était une jeune voix qui avait clamé le titre, une voix qui avait retenti tout près, à quelques pas seulement.
Au milieu de personnes bien plus âgées, Capucine distingua une fille de son âge, rousse, avec d’incroyables yeux verts. Elle irradiait de joie, dardant ses prunelles sur la scène, en direction de Diane, tandis que sa voisine, une belle blonde, lui tirait plaisamment l’oreille, comme une maîtresse houspillant son élève de trop chercher à faire l’intéressante.
Tout cela était tellement logique, tellement habituel ! Capucine, malgré la joliesse de son prénom, malgré ses efforts pour se rendre gente, avait passé sa jeune vie à essuyer les commentaires désobligeants de jeunes filles mieux pourvues par la nature. La rousse n’était pas différente des autres. Et encore moins son amie la blonde. Il n’y aurait décidément aucune exception. Aucune.
Elle se trompait car une certaine brunette ressentit une vive pitié en entendant les ris fondre sur elle. Quant à dame Odile, qui avait bien sûr reconnu la voix d’Aalis, elle sentit une vive colère et se promit de bien lui laver la tête devant tout le monde quand elle la retrouverait.
En attendant, les ris continuaient, égrenés par dix secondes qui paraissaient à Diane interminables. Dix secondes durant lesquelles l’écrivelle se répétait non sans angoisse cette question : que faire après ?
S’en aller ? Quitter le lieu, avec ses larmes et sa rage ? Et faire répandre le bruit qu’elle s’était tellement sentie vaincue et ridicule qu’elle avait préféré fuir ? Plutôt mourir !
Mais alors… rester ? S’installer à sa table avec les exemplaires de son livre et subir l’affront de voir que tous iraient plutôt à celle de Vilet ? Être ridicule à attendre seule ? À essuyer des regards moqueurs et des Le Paon et le Crapaud chuchotés et accompagnés de coups de coude complices ? Plutôt crever !
Les ris se calmèrent, enfin se turent, laissant place au brouhaha de conversations. Alors, presque de lui-même, sans attendre les ordres de l’esprit, le corps de Diane, après n’avoir fait qu’un avec le fauteuil, s’en détacha pour se déplier lentement. Une fois debout, il pivota en direction des marches qui permettaient de descendre de la scène, et les jambes se mirent à effectuer des pas. Diane eut l’atroce impression d’être toujours observée et moquée. Descendre les quatre marches n’était rien, mais il lui semblait que c’était comme traverser une mare emplie de crocodiles en prenant appui sur quelques grosses pierres. À tout moment, une cheville pouvait se tordre ou bien une marche allait se fendre pour la faire trébucher lamentablement. Heureusement, cela n’advint pas et, les deux pieds sur le sol, elle fila lors, tout en essayant de se draper d’une belle aura de dignité blessée mais pas vaincue, en direction de la porte la plus proche qui permettrait de quitter la vaste pièce.
Elle allait y parvenir, il ne restait plus que trois pas à faire, quand une voix retentit tout près d’elle.
« Diane ! »
Pas la voix d’un crocodile, non, plutôt celle d’une brebis.
Une grasse brebis.
Diane se retourna.
Devant elle, Capucine, les yeux larmoyeux, les joues flasques tremblant d’émotion.
« Rentrons ensemble, veux-tu ? »
Elle osait ! Après avoir participé à sa honte, elle osait lui demander de rentrer, bras dessus, bras dessous ! Et après, quoi ? D’aller sous la courtepointe, de lui baiser encore ses lèvres épaisses, de lui lécher son corps sentant la graisse ? Non, cette comédie était bien terminée. Et dans la mer d’avanies dans laquelle Diane pataugeait depuis trop longtemps, elle entrevit la joie de s’en décharger partiellement sur les épaules de l’adolescente. Elle donna à sa face (car difficile de parler de visage tant Diane paraissait méconnaissable, éloignée de ce qu’elle avait été une heure encore auparavant) une expression affectueuse qui emplit d’amour la pauvre Capucine, et, se penchant, déversa des paroles qui, elles, n’eurent rien d’affectueux :
— Capucine, gentille Capucine, mais tu n’y penses pas ! Je ne t’ai jamais aimée. Tu m’as toujours levé le cœur, avec ta gorgette adipeuse, tes cuisses épaisses comme des jambons de basse-cour et ton faciès de poularde imbécile. Entre tes yeux enfoncés, ton nez en trompette ou ta bouche en cul de poule prête à glousser des sottises, rien ne me plaît en toi. Tu n’as pas d’amis, je le sais (tu me l’as assez dit, comme une supplique pathétique), mais que crois-tu ? Qui pourrait s’intéresser à toi ? Moi ? Mais pauvre sotte, si je l’ai fait c’était uniquement pour certaines recettes. D’ailleurs, je te traite de sotte, mais le mot est faible. Si tu savais comme tu es stupide ! Ridicule ! Tu ne comprends rien, tu n’as jamais compris, et te voir ici, me défendre, m’achève d’un désespoir que je n’ai même plus la force de cacher. Tu es une erreur vivante, Capucine, et te croire proche de moi est la plus grande absurdité que ton pauvre esprit ait pu concevoir. Pourquoi continuer d’exister ? Pourquoi ne vas-tu pas te tuer quelque part ? Crois-moi, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Même un maquonceau ne voudrait pas de toi comme putain. Oui, va donc te tuer, imbécile ! Ah ! si tu savais comme ta vue m’insupporte ! Tes pauvres parents ont eu bien de la joie à t’avoir sous les yeux dès ta naissance !
On s’en doute, si la belle apparence de Diane était partie en déliquescence tout le long de la journée, il en alla pareillement du cœur de Capucine. Charis, qui avait laissé Odile pour retrouver Aalis et Sybil, n’avait pas quitté des yeux Diane et la pauvre fille qui avait maladroitement essayé de la défendre. Les ris lui avaient fait mal pour elle, à tel point qu’elle commençait à regretter d’être intervenue pour laver l’honneur de Gobert, c’est-à-dire d’un auteur qui, là où il se trouvait, c’est-à-dire entre quatre planches et à trois pieds sous terre, se moquait bien de l’ironie d’un Vilet ou d’une Monjouy. Surtout, en distinguant de loin cette même Monjouy parler avec un sourire glaçant, elle devina d’instinct de belles horreurs. D’ailleurs, la gazetière s’arrêta et tourna les talons pour quitter la salle, laissant derrière elle la jeune fille qui n’esquissa pas le moindre mouvement. D’où elle se trouvait, Charis ne distinguait pas son visage. Mais son désespoir, oui, elle le percevait complètement. Elle hâta le pas afin de lui poser une main sur l’épaule et lui parler. De quoi ? N’importe, lui adresser la parole, Charis sentait que c’était là le plus important.
Mais alors qu’elle n’avait traversé que la moitié de la salle, empêchée par les spectateurs qui s’étaient levés pour rejoindre la scène ou quitter eux-mêmes la salle vers les autres portes à disposition, elle vit la jeune fille emprunter elle-même celle juste à côté. La tête était basse et le pas, lourd. Très lourd.
Sans savoir pourquoi, croyant que ses yeux avaient suffisamment pleuré lors de cette éprouvante heurette, Charis sentit les larmes de nouveau lui monter.
À suivre…