Résumé de l’épisode précédent : Diane vacille. Jusqu’alors maîtresse d’elle-même, la gazetière se met à faire preuve d’agressivité, notamment à l’endroit des Attritions, de Gobert, ouvrage que vénère Charis. L’apprentie-Callaïde intervient pour répondre à l’impudente en lui assénant de terribles vers satiriques. Diane sera-t-elle capable de répliquer ? Rien n’est moins sûr…
Mais Diane ne semblait pas prête à répondre. Son visage avait perdu ses belles couleurs tandis qu’un vilain rictus lui barrait la face. Jouer la bienveillante condescendance ? Que non pas ! ce que venait de proférer la gamine était terrible, impossible de laisser passer cela ! Mais alors, que dire ? Diane se trouvait aussi démunie que lors de la joute théâtrale avec la pisseuse blonde. Sa langue s’était gluée dès les premiers vers et ne semblait pas prête à riposter, même si, au fond d’elle-même, bouillait un tombereau de terribles insultes ne demandant qu’à être déversées sur le chef de la brunette qui, les yeux toujours larmoyants, fixait Diane tranquillement, le menton haut et la bouche dédaigneuse, du même air que si elle avait toisé quelque pitoyable barbouilleur de lettres.
D’ailleurs, comme le formulait ce genre d’écrivain, l’émotion était palpable. Tellement palpable qu’une spectatrice en eut assez et se décida à la verbaliser au milieu du silence.
« Ma petite Charis… »
Aussitôt toutes les têtes se tournèrent vers la droite en direction du mur où se trouvaient, debout, juste à côté d’une petite porte adjacente, une fort belle dame accompagnée d’un homme un peu rude d’apparence, mais non sans noblesse. Il s’agissait de dame Odile et de Guillaume Villon.
Les plus avisés, ceux qui avaient assisté à leur échange (le premier échange s’entend, celui fait en public, car pour le deuxième, exécuté dans une pièce inoccupée, il n’y eut nul témoin) les reconnurent. Pour les autres, on s’imagina qu’il s’agissait peut-être du papa et de la maman de la petite. De fait, quand Charis perçut la voix, elle tourna la tête comme tout le monde et, découvrant qu’il s’agissait de sa maistresse adorée, perdit tous ses moyens. Oubliant pour de bon Diane de Monjouy, elle fendit en courant sa rangée pour se jeter dans les bras d’Odile qui, de son côté, ne demandait pas mieux que d’enlacer sa Charis adorée qui hoquetait :
— Elle… elle s’est gaussée des At… Attritions de Gobert et elle… elle… elle a dit que je faisais de mauvais vers !
Et la choupeton de se répandre en de déchirants bou hou hou ! qui révoltèrent aussi bien les cœurs des vieux messieurs que celui des spectateurs ayant un tant soit peu de goût pour l’expression visuelle de la beauté ou celle de tendres sentiments. Car oui, à n’en pas douter, ces deux-là ne pouvaient qu’être la mère et la fille. Même finesse dans les traits, même bruneur pour la chevelure, elles étaient faites à peindre, et les voir dans cette posture où s’exprimaient aussi bien la maternité consolatrice que l’affection filiale faisait chaud au cœur… et en même temps très froid quand on songeait à la sinistre responsable du désespoir de la brunette. Comme on disait lors, elle allait manger chair salée !
Et ça ne rata pas. Car la mère, enfin Odile, après avoir achevé de calmer l’éplorée par de douces paroles consolatrices (ainsi « Mais non, mon ange, vous savez bien que vos vers sont exquis et que je les prise fort ! »), releva la tête (oui, clairement, elles étaient mère et fille !) et fixa la gazetière. Alors jaillirent ces terribles paroles :
— Madame, ma nature est ainsi faite que je suis plus encline à fermer les yeux sur des fautes qu’à m’encolérer sur icelles. Mais il en est que je ne puis pardonner. Ainsi faire verser les pleurs d’une enfant dont l’âme n’est que poésie et goût pour le Beau. Oui, cela est bien honteux, et encore plus venant d’une femme dont la plume prétend à fréquenter justement ce Beau. Malheureusement, chez vous, je le vois bien, tout est rugueux, tout écorche. Dans votre prose on sent l’effort, mais jamais la grâce. Où est l’élégance dans vos mots ? Où est l’âme ? Vous n’êtes qu’un feu de paille, Madame, et cette lumière vacillante ne trompe personne ici, pas même vous.
Un temps. Sans efforts, la belle dame avait fait résonner la grande salle de ses paroles. Et à voir le visage de la gazetière, à voir ses épaules qui s’étaient subitement affaissées, tout comme son rictus, on comprit qu’elle ne parviendrait pas à répliquer. D’autant qu’Odile, tenant toujours en ses bras sa protégée, porta un dernier coup de dague :
— À vrai dire, vos écrits me rappellent ces fausses soies qu’on tisse à la hâte : brillants de loin, mais si vulgaires de près.
Tous les hommes présents le savaient bien, les femmes sont des créatures pouvant être bien violentes entre elles. Mais rien de plus terrible que de telles paroles sortant de la bouche d’une armide voulant venger l’honneur bafoué de son enfant (même si la donzelle s’était déjà fort bien vengée elle-même).
Le rictus s’effaça tout à fait, laissant place à un trait pris de légers soubresauts. Étaient-ils le prélude à des pleurs ? à des insultes ? C’était difficile à dire tant les deux semblaient également possibles. En revanche, ce qui parut franchement improbable était, pour une jeune femme qui rayonnait encore d’armidité au début de la rencontre, cet affaissement dans la laideur. Le mot n’est pas exagéré. Si les traits avaient charmé tantôt par leur harmonie, ils semblaient maintenant avoir été jetés à la hâte, comme l’aurait fait un rapin à demi-aveugle et par-dessus le marché pris de boisson. Tout cela n’incitait guère à la pitié, d’autant qu’une lueur sauvage s’alluma d’un coup dans ses prunelles, un peu comme une sale bête prise d’enragie s’apprêtant à mordre.
Précisons ici la raison. Aux dernières paroles assassines d’Odile, Diane perçut un léger mouvement : la sale petite merdeuse, toujours inconsolable, toujours blottie contre les tétins de celle qu’elle croyait être sa mère, tourna légèrement la tête. Sa chevelure brune et légère lui recouvrait le visage, cependant pas assez pour entrevoir une joue où la tension n’avait rien de douloureux. Charis souriait. Un sourire discret mais acéré, à peine esquissé, niché au coin de lèvres qui ne tremblaient plus. Ce n’était pas un sourire innocent, mais bien un pli malicieux, chargé d’une satisfaction insolente. Plus subtil qu’un rictus, mais tout aussi provocateur, il révélait une jubilation retenue, comme un masque d’innocence fissuré par l’ombre d’une victoire.
Diane sentit monter une rage froide, mais il était dit que ce serait une pluie autrement plus glaciale qui lui tomberait dessus, puisque ce fut au tour de l’homme qui accompagnait la belle dame (homme qui fut naturellement pris par une bonne partie de l’assistance pour le père de la brunette) qui s’avança pour parler :
— Vous savez, Madame, la littérature n’est pas un théâtre d’ombres shimabies où les figures dansent pour distraire les foules. C’est un souffle, une pulsation, un cri parfois. Et Gobert, dans sa simplicité, a su capter ce cri dans ses Attritions. On peut se gausser de lui, le trouver poussiéreux ou trop porté sur son nombril, mais on ne peut lui nier une langue non, une belle langue que seuls le travail et l’expérience ont su façonner. Vous êtes encore jeune, travaillez donc, et laissez tranquilles les gloires tutélaires sans lesquelles nous ne serions rien.
Cela dit d’un ton tranquille et d’une voix grave et apaisante, sans le moindre ressentiment. Malgré tout, la leçon déplut à Diane qui, enfin, après le rictus, après une mine pincée, desserra les lèvres pour grincer :
— Mais pour qui vous prenez-vous donc ?
Même la voix devenait laide à entendre ! Tantôt feutrée et mélodieuse, elle faisait maintenant le même effet d’une charnière oubliée, réveillée trop brusquement par des années de silence. Diane elle-même, au milieu de sa colère, en eut conscience. C’était une voix qui, au lieu de charmer, irritait, laissant derrière elle un goût métallique, comme une dissonance qu’on aurait voulu effacer de l’air. En revanche, tout le monde fut conquis quand l’homme enveloppa de nouveau l’espace de sa voix chaude en répondant :
— Pour qui je me prends ? Pour Clément Villon.
Hein ? C’était lui Villon ? Le Clément Villon ? Le poète bandoulier qui avait passé on ne savait combien d’années en prison ? Et il avait pris femme avec cette noble créature et avait pour fille cette enfant poète ? En vérité c’était pure merveille ! Mais moins qu’une réponse de la gazetière, pour le cas où elle oserait en donner une, prenant l’eau de toutes parts comme une vieille barque vermoulue oubliée un jour de gros grain.
Heureusement, elle n’osa pas. Atrocement livide, elle comprenait combien lutter, s’en prendre à Clément Villon n’aurait pour conséquence que de boire davantage sa honte. Du reste, mieux valait qu’elle ne parlât pas car ses yeux, devenus brillants, trahissaient une vive émotion qui eût rendu plus ridicules les grincements qui lui faisaient office de voix.
— Bien ! Je… je pense donc que nous pouvons nous arrêter là, fit d’une voix timide l’homme qui présentait la rencontre.
— Pour ceux qui seraient intéressés, Guillaume Vilet et… et Diane de Monjouy restent encore un peu pour discuter tout en signant leur dernière œuvre.
S’il était encore possible, Diane pâlit davantage en entendant l’hésitation au moment de dire son nom, comme s’il n’était plus évident de la même sur pied d’égalité avec Guillaume Vilet. Le même Vilet qui se gardait bien de lui venir en aide. Pourtant, lui aussi avait été éclaboussé par les vers satiriques de la gamine, mais comme l’orage semblait surtout être tombé sur les épaules de la Monjouy, mieux valait se tenir à l’écart pour rester bien au sec. Il regardait vaguement les ongles de sa dextre, comme cherchant quelque petite impureté à ôter.
Quelques hommes entrèrent sur scène pour transporter deux petites tables ainsi que quelques exemplaires des œuvres des invités. Mais Diane le sentait, ses Secrets de l’éventail, personne n’en voudrait après l’éventail de camouflets qu’elle venait d’essuyer en public ! Rester là, bêtement devant sa table tandis que Vilet allait écouler tranquillement les deux grosses piles de son dernier roman, non, de cette honte elle ne voulait pas. Et, sur ce point, elle fut exaucée.
En revanche, elle ne put échapper à une ultime humiliation. Car alors que les spectateurs se levaient tranquillement, soit pour acheter le dernier chef-d’œuvre de Vilet, soit pour s’en aller causer ailleurs de ce à quoi ils venaient d’assister, une voix retentit. Après celles de Diane et de Vilet, après celles de quelques spectateurs parmi lesquels Péquin, Barde, Charis, Odile et Villon, c’était au tour d’une dernière d’exprimer sa haute conception de ce que devait être la littérature.
« Je… je ne suis pas d’accord av… avec ce qui vient d’être dit ! Les Secrets de l’éventail sont un livre magnifique ! »
À un frisson glacial qui secoua l’échine de Diane répondit un violent haut-le-cœur. Nul besoin de tourner la tête vers la droite pour voir qui s’était exprimé ainsi.
C’était la voix grêle d’une petite adolescente replète et ridicule.
C’était la voix de Capucine.
À suivre…