La Plume viciée (33) : Commedia dell’rhetorica

Résumé de l’épisode précédent : Qu’il est dur pour Aalis (accompagnée de Sybil et de Charis) d’assister à la rencontre littéraire entre Guillaume Vilet et Diane de Monjouy ! C’est un festival de compliments visqueux et de théories fumeuses sur la littérature. Et le pis, c’est que le public semble conquis. Mais la discussion se termine et arrive le moment des questions du public…

Nul besoin de le demander deux fois. Aussitôt une main se leva sur la droite. Une femme, la quarantaine, mais essayant désespérément de paraître moins, comme l’attestaient son fardage un peu épais et une robe colorée que même une gamine eût peut-être hésité à porter. Mise embarrassante mais qui ne l’empêcha pas de se lever, de tortiller du croupion et de bomber le buste, toute fiérote d’être vue de tous, et en particulier de Vilet à qui, après avoir battu des cils d’écœurante manière, elle posa cette question :

— Monsieur Vilet, vos héroïnes sont toujours si jeunes, si gentes, si pleines de vie. Pensez-vous que vous pourriez un jour écrire sur une femme… disons, dans la fleur de l’âge ? Quelqu’un qui aurait la maturité et l’élégance d’une femme qui, eh bien, a vécu, sans pour autant perdre tout son charme ?

Elle avait bien dû lire son Vilet, puisqu’en cambrant ses reins pour faire encore ressortir, s’il était possible, le buste, elle afficha sur sa face un « sourire énigmatique » (formule consacrée utilisée en moyenne par Vilet quinze fois dans chacun de ses romans) mais qui, aux yeux impitoyables d’une Aalis et Sybil, parut surtout fort crétin.

C’était d’ailleurs ce que se dit Vilet mais, aimable en toutes circonstances, s’étant surtout donné comme règle d’or de ne jamais se gausser ou ironiser sur le dos d’une de ses lectrices, il prit sa plus belle mine, plissa ses yeux comme s’il se trouvait devant une Callaïde (se disant aussi qu’après tout, si la Monjouy ne succombait pas, celle-là avec ses gros seins ferait aussi bien l’affaire pour la soirée), et répondit :

— C’est une très bonne question Mademoiselle (l’appellation fit plaisir à la dame qui n’était plus guère demoiselle depuis bien longtemps). J’ai le goût effectivement des jeunes héroïnes, mais vous savez, la jeunesse n’est pas qu’une affaire d’âge, de chiffres. C’est une vibration, une lueur dans le regard, une attitude face au monde. C’est… c’est… oui, c’est une fiction en soi, une construction de l’esprit et de l’attitude. Certaines femmes, d’une maturité éclatante, parviennent à fictionnaliser cette jeunesse intemporelle, à la rendre vivante, palpable… Peut-être, un jour, l’une d’entre elles m’inspirera-t-elle un personnage à multiples facettes. Et je suis convaincu qu’il existe des femmes d’une maturité resplendissante qui incarnent cette jeunesse qui échappe au temps… Oui, peut-être qu’un jour l’une d’entre elles permettra à ma plume d’explorer ces nuances.

Il ponctua sa réponse d’un regard appuyé vers la spectatrice, savourant l’effet qu’il avait produit. La dame, le rouge aux joues, avait pris sa décision : sitôt la rencontre terminée, elle trouverait le moyen d’accéder aux coulisses pour voir si Vilet serait le soir même capable d’explorer ses nuances avec sa plume.

Une autre main se leva, cette fois-ci juste devant Charis – qui continuait de lire, imperturbable, mais sans doute est-il inutile de le préciser. Il s’agissait d’une vieille dame qui ne semblait plus être capable de soulever autre faix qu’un livre, et encore un livre pas trop lourd ! Impossible pour elle de soulever les épais volumes des Callaïdes, de mon cher confrère Gaspard Auclair.

Elle était bien attendrissante, cette petite vieille. Vilet l’observa se lever d’un air bienveillant, et Diane se mit à sourire tendrement, comme si son esprit se remembrait de quelque mère grand qui l’avait gâtée dans son enfance de pots de confiture et de douceurs sucrées – en réalité, elle espérait secrètement que la question lui soit destinée.

L’ancêtre ouvrit la bouche et, en dépit d’une collection de dents qui lui manquaient aux deux tiers, parvint à articuler ce message :

— Monsieur Vilet (mouvement de dépit chez Diane), j’ai remarqué une chose : vos héroïnes pleurent toujours sous la pluie. Pourquoi cela ? Vous ne pensez pas qu’elles pourraient pleurer au soleil, pour changer un peu ?

Rires dans la salle. Elle était marrante, cette vieille ! Vilet, lui, eut une pensée moins amène en dépit du sourire qui lui barrait la face. Il allait répondre mais la décatie, poussée par tous les regards bienveillants, poursuivit :

— Attendez… car je me suis demandé si ces larmes sous la pluie n’étaient pas une manière d’évoquer celles d’Achlys, déesse de la brume et du deuil, ou peut-être celles de Pluviana, vous savez, cette nymphe oubliée qui, selon certaines traditions, pleura sur l’amour impossible entre le ciel et la terre.

Murmures admiratifs. Mince ! l’ancêtre avait encore toute sa tête, c’était beau d’entendre ça ! Charis elle-même, pourtant absorbée dans sa lecture, avait perçu des bribes et relevé la tête, vaguement intéressée. Mais pas longtemps puisqu’à la fin, elle marmonna « ce n’est pas Pluviana mais Nébelia » avant de retourner à son livre.

Aalis, elle, jeta un regard malicieux à Sybil, avant d’ajouter :

— Hé ! voyons ce qu’il va répondre à cela. Il serait drôle qu’il y ait dans ce public de gobards des gens un peu plus censés et capables de mettre la Monjouy dans l’embarras !

Malheureusement, l’interprétation mythologique n’embarrassa guère Vilet :

— Effectivement Madame, vos connaissances vous honorent. J’ai toujours apprécié ces deux légendes (c’était faux, Vilet avait toujours été d’une ignorance crasse en mythologie). Mais au-delà de l’allusion, je perçois surtout une autre raison : mes héroïnes pleurent sous la pluie parce que la pluie est une métaphore du réel qui se dilue dans l’imaginaire. Elle fictionnalise le chagrin, le rend collectif, universel. Pleurer sous le soleil, voyez-vous, serait une trahison de ce processus. Le soleil illumine, fixe, réduit. La pluie, elle, est mouvante, insaisissable, une invitation à la dissolution de l’émotion dans une temporalité ouverte.

Il fit une pause théâtrale, laissant son auditoire savourer la profondeur de sa réflexion. La dame quarantenaire qui avait posé la précédente question était assaillie de bouffées de chaleur.

— En somme, reprit Vilet, la pluie n’est pas qu’un décor : elle est le troisième protagoniste de mes romans, une sorte d’entité fictionnelle qui pleure avec elles !

Et la dame passa de la chaleur à la moiteur.

La vieille, elle, hocha la tête, pensive. Accrochée à ses connaissances mythologiques, elle s’aventurait là sur un terrain abstracto-conceptuel qui était moins sa tasse de thé. On l’entendit cependant marmonner : « Je vois, je vois » – ce qui était bien exagérée à la vue de ses petites lunettes qui lui faisaient des yeux de taupe.

Quelques personnes applaudirent devant le brillant de l’explication viletesque. Aalis serrait les mâchoires. Ainsi, devant n’importe quelle question, qu’elle fût sotte ou pertinente, on pouvait donc toujours s’en sortir pour peu qu’on avait de l’aplomb et que l’on restait à naviguer dans des brumes pédantesques ? Rageuse, elle se tourna vers Charis :

— Charis, fais quelque chose ! Pose une question embarrassante, je t’en prie !

— Hmm…

— Ah ! Ce que tu m’arales quand tu es comme ça !

Mais une autre main se leva. Une main cette fois-ci couverte de poils. Enfin, d’un peu de poils seulement, ce n’était pas non plus Clément Villon mais une sorte d’estudiant de Lettres qui devait écrire chaque soir une cinquantaine de lignes à la chandelle en espérant de devenir le nouveau Vilet. Assez ridicule d’apparence d’ailleurs, Diane espéra que la question n’allait pas lui être adressée.

— Oui ? Parlez jeune homme, invita l’organisateur de la rencontre.

— Je… j’ai une question pour Diane de Monjouy.

Diane se retint à grand-peine de lever les yeux au ciel (mais pas de se mordre fugitivement la lèvre).

— Faites.

— Euh… Madame… enfin, Diane… (il rougit) dans Les Secrets de l’éventail, vos descriptions sont si… précises et évocatrices. Est-ce que… est-ce que vous puisez dans vos propres expériences pour écrire des scènes aussi… intenses ? Ou est-ce que… c’est surtout… vo… votre im… imagination qui… travaille ?

Si la vieille avait suscité des rires affectueux, l’estudiant ne provoqua que des ricanements. Bon sang ! Quel pitoyable drôle ! Ça sentait par trop son puceau occupé à se fabriquer des désirs fumeux par les mots plutôt que d’avoir le courage de tenter sa chance auprès de la première jolie passante venue. Après, vu le faciès, mieux valait pour lui en rester là. Hé ! Qui savait ? Peut-être qu’il devait être émoustillé par la joliesse de la gazetière ?

Effectivement, l’estudiant avait été saisi par le beau portrait de Diane que Gollard avait placé devant son étal. Il s’était empressé d’acheter un exemplaire des Secrets de l’éventail, se promettant de le faire signer après afin de voir l’armide de plus près. Mais ayant appris qu’une rencontre allait avoir lieu avec Vilet, il s’était empressé de lire dans un coin les cinquante premières pages afin d’avoir une idée de question à poser.

À dire vrai, il n’était pas allé la chercher bien loin, sa question bredouillée. Touché par la beauté de Diane, il avait voulu faire son intéressant en posant une question légère mais qui, formulée par une voix aigrelette et malaxée par une syntaxe bredoubafouillée, parut bien lourde et épaisse au public.

Diane hésita. Fallait-il se montrer magnanime ou sacrifier l’agneau estudiantin au goût du sang que le public lettré pouvait par moment avoir ? Elle choisit la deuxième voie.

Se redressant légèrement, arborant un gracieux visage, elle esquissa un sourire qui, malgré son vernis de bienveillance, vibrait d’un léger éclat de cruauté.

— Oh, jeune homme, quelle charmante question ! (Elle fit mine de réfléchir un instant, savourant le silence dans la salle.) Disons que l’écrivain fictionna… (elle se retint, elle commençait à en avoir assez de ce mot) l’écrivain est un peu comme… une araignée. Il tisse sa toile à partir de tout ce qui l’entoure : des bribes de réel, des fils d’imaginaire, et parfois même… des maladresses d’autrui.

Les derniers mots furent prononcés en fixant dans les yeux le puceau lettré. Des ricanements retentirent, ce qui encouragea Diane à enfoncer un peu plus le couteau dans l’animal, non sans arborer un sourire presque maternel aux lèvres :

— Cependant, désolée de vous décevoir, mes expériences intenses resteront, elles, bien à l’abri des indiscrétions. Cela ne vous empêche pas d’imaginer, n’est-ce pas ? Après tout, c’est bien cela que la littérature nous permet. Imaginer ce que l’on ne peut connaître.

Derechef des ricanements entourèrent le pauvre jeune homme, ce qui déplut à Aalis. C’est qu’elle avait reconnu le jeune homme : un certain Léandrin Ballotin, gamin doux et rêveur qu’elle avait connu du temps de son enfance à Tabarin. Or, adresser des gausses piquantes à un camarade de son cher quartier, c’était un peu aussi comme piquer son cul à elle. Et ce n’était pas fini puisque Diane, impitoyable, enfonça le poignard jusqu’à la garde :

— Et peut-être qu’un jour, cher jeune homme, vous trouverez dans la littérature de quoi vous… déniaiser sur bien des aspects de la vie. Et dans le cas contraire, rassurez-vous, il y a un charme certain à cette innocence que seule la jeunesse peut offrir.

Les ricanements se muèrent en franc éclat de rire. Vilet lui-même fit mine d’applaudir la pointe, achevant de sceller la cruauté feutrée de cette réplique.

Exaspérée, Aalis regardait autour d’elle, pas un n’avait l’air de désapprouver la moquerie. Charis ? Elle lisait, toujours… même si, à observer de plus près, on pouvait percevoir comme une certaine dureté dans ses prunelles.

À suivre…

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