La Plume viciée (32) : Aalis et la problématique de la fiction fictionnalisante

Résumé de l’épisode précédent : Aalis, Sybil et Charis assistent à la rencontre littéraire entre Diane de Monjouy et Guillaume Vilet, au milieu d’un public tout acquis à leur cause. Si l’ennui guette, Aalis et Sybil semblent malgré tout déterminées à trouver un moyen pour jouer un tour à Diane…

Enfin, il fallut bien cesser les compliments et commencer à livrer de pertinentes analyses sur l’art de créer. Mais comme cela était bien fatigant, Diane préféra réutiliser des bribes de l’article qu’elle avait écrit sur le dernier roman de Vilet. Un peu comme pour la cuisine : on peut toujours utiliser les meilleurs morceaux pour un bon plat, mais garder les mauvais pour faire une soupe convenable, il n’y a rien de déshonorant, tout le monde le fait après tout. Voici ce que cela donna :

— Guillaume, avant de venir, j’ai relu — voyez si j’ai bien fait mes devoirs, je suis une bonne élève — (Vilet faillit rétorquer : « oui, fort bonne, même ») Les Larmes de l’étoile. Eh bien j’ai de nouveau été frappée par l’art que vous avez de rendre vos héroïnes complexes, toujours entre passion et retenue, force et fragilité. Sont-ce des modèles que vous avez encontrés ou bien une règle que vous vous êtes imposée pour créer vos personnages ?

Et voici la réponse :

— Excellente question, ma chère Diane. Quand je crée un personnage, il n’est d’abord qu’une ébauche. Il peut effectivement être inspiré de personnes que je rencontre. Par exemple, en vous voyant, qui me dit que vous n’allez pas me donner l’occasion d’imaginer une héroïne brillante et séduisante ? (rires complices dans la salle)

— Mais j’en serais très honorée, cher Guillaume.

— Alors c’est dit, ma plume vous visitera (remarque dont l’ambiguïté n’échappa ni à Diane, ni à des apprenties dessalées telles que Sybil et Aalis). Mes personnages ne sont donc d’abord que des écorces avant d’être fictionnalisés. C’est le processus par lequel la fiction s’empare de mon histoire, la tord, la désarticule pour intuitivement recomposer une nouvelle réalité. Une réalité qui n’existe que dans le champ fictionnel, bien sûr, mais qui, paradoxalement, peut se révéler plus réelle que le réel lui-même. Je m’interroge souvent sur ce qui est fictionnalisable ou non : est-ce une question de texture narrative, de potentiel symbolique ? Les fragments du réel que j’insère dans mes héroïnes ne se contentent pas d’être transposés ; ils deviennent les strates sur lesquelles se bâtit leur identité fictive. En somme, mes héroïnes sont des êtres transfictionnels, des passerelles entre le tangible et l’imaginaire, où chaque geste, chaque pensée est une allégorie des tensions entre le monde brut et l’univers que j’ai choisi de fictionnaliser. Leur multiplicité est essentielle : une héroïne unidimensionnelle serait une trahison envers l’essence même de la fiction, qui est de multiplier les perspectives, de fracturer l’unité pour laisser jaillir une infinité de possibles fictionnels. Ainsi, mes héroïnes ne sont pas seulement des personnages ; elles sont des récits en devenir, des fictions en quête d’elles-mêmes. Vous comprenez ?

Ceci demandé en marquant une pause théâtrale, l’air de se féliciter intérieurement de cette envolée, tandis que Diane esquissa un sourire figé, oscillant entre admiration et exaspération.

— Oui, je vois. En vérité c’est fascinant.

Aalis et Sybil aussi étaient fascinées, mais pour d’autres raisons. Comment pouvait-on avaler un tel tissu d’inepties ? Si la rencontre avait eu lieu au marché de Tabarin, Vilet aurait pu être sûr qu’on l’aurait pris pour un bouffon de foire et qu’on l’aurait applaudi pour ce que l’on aurait saisi comme une tirade comique. Aalis regardait les spectatrices alentour : elles avaient l’air fascinées ! En revanche, pour les spectateurs venus pour la Monjouy, un franc ennui se lisait sur leur visage. Bon, c’était rassurant.

— Alors, Charis ? fit-elle en se penchant vers sa voisine. Toi qui aimes les hautes vues bien exprimées, ça ne te donne pas envie de réagir ? Tu lui poseras une question embarrassante tout à l’heure, n’est-ce pas ?

— Hmm…

Charis n’écoutait pas, Charis lisait. Et quand elle lisait, le monde pouvait s’écrouler ou résonner des pires tirades viletesques, elle s’en souciait comme d’une guigne.

— Ah ! Ce que tu m’agaces ! s’exclama Aalis en revenant à Diane qui s’essayait à tirer sur soi la courtepointe.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire (en fait elle ne voyait rien du tout mais comprenait l’intérêt qu’il y avait à singer la fumeuse argumentation de Vilet). Dans Les Secret de l’éventail, il m’a parfois semblé que mon héroïne se fictionnalisait d’elle-même, c’est-à-dire que dans sa réalité qui était pour nous la fiction elle créait des passerelles vers une sorte de surfiction qui m’échappait, même s’il m’arrivait de comprendre que cette surfiction entretenait des rapports étroits avec ma réalité. D’ailleurs, c’est intéressant quand on y songe : qu’est-ce que la réalité pour nos personnages ? Un songe-songe ou un songe-fictionnel ?

Aalis et Sybil se regardaient avec de grands yeux médusés, partagées entre consternation et envie d’hurler de rire, de ces rires libérateurs qui rassurent, vous font sentir bien dans votre couenne et pas englués dans une réalité fictionnalisante qui fictionnalise les riens fictionnables. Aalis tourna la tête à sa droite : Charis lisait toujours. Ah ! Ouf ! Ça, au moins, c’était du tangible, du concret rassurant. Charis qui lit, tout va bien. Il n’aurait plus manqué qu’elle levât la tête pour écouter de grands yeux émerveillés le tissu d’âneries ! Puis elle se retourna pour observer le gros garçon : elle le surprit à relever vivement la tête et comprit que le drôle était occupé à observer son cul ! Hé ! Ça aussi c’était rassurant ! Qu’un garçon de son âge se perde dans la contemplation de ses jolies formes, quoi de plus normal ? Son adorable petit poitron, ce n’était pas une fiction, certes ! Elle eut cependant envie de lui jouer un tour.

— Dis donc, toi ! Je te surprends ! regarde autre chose, espèce de dégoûtant !

Confusion de Gontran Petibeurre qui ouvrit de grands yeux et allait s’apprêter à se répandre en bégaiements dénégatoires quand Aalis arbora subitement un visage amusé et lui envoya un baiser complice avant de se retourner.

Les deux autres là, sur la scène, continuaient leurs palabres. Il fallait trouver une ruse, une question à poser pour les ridiculiser, mais quoi ? Vilet avait saisi on ne peut plus sérieusement la remarque absurde de la Monjouy pour en faire son miel et tisser une démonstration que même le génie de Montsorlin aurait hésité à employer pour créer une tirade caricaturale. Elle voulait poser une question alambiquée jusqu’à la bouffonnerie pour embarrasser la Monjouy, mais comme elle avait l’air d’avoir compris la mécanique fictionnaliso-erudito-pédantesque de Vilet, et comme elle se souviendrait de la petite rousse impertinente qui lui avait manqué de respect tantôt, c’était courir le risque de se voir envoyer en retour une remarque embarrassante. Et puis, c’était sans compter que le public semblait acquis à sa cause. Car la délimitation entre les spectatrices, qui ne juraient que par Vilet, et les spectateurs, qui ne voyaient que Diane, avait évolué. Les dames qui n’étaient venues que pour Vilet trouvaient que son interlocutrice, en louant le travail de leur auteur favori et en faisant de belles remarques, n’était pas aussi insignifiante qu’elles l’eussent cru au premier abord, qu’elle méritait même de la considération. Beaucoup se dirent qu’une fois l’entretien terminé, elles se procureraient son ouvrage qui ne devait pas être sans intérêt.

Aalis le devinait, elle voyait beaucoup de grosses dames hocher la tête d’un air intéressé quand Diane prenait la parole. Tout cela était bien fol. Elle observa la salle. On lui avait appris à l’école que tout objet possédait trois dimensions. Cet espace n’échappait pas à la règle. Mais tout se passait comme si… oui, comme si une quatrième dimension s’y était immiscée pour dérégler, rendre déraisonnable l’esprit des occupants de cet espace.

Aalis soupira. Inutile de lutter contre cette quatrième dimension ! Ce serait donc Sybil la grande victorieuse de la journée. Bon, il n’y aurait qu’à se montrer belle joueuse et on n’en entendrait plus parler au bout de deux, non, trois jours. Quand même, quelle occasion manquée !

La suite se passa mornement pour notre rousse héroïne dénuée de pulsions fictionnalisatoires. N’écoutant plus les palabres accompagnées de ronds de jambes, elle se saisit au hasard d’un des livres de Charis pour le lire. De quoi s’agissait-il ? Tiens ! Les Confessions Intimes de Dame Pommes d’Amour ! Allons, voilà qui l’occuperait agréablement. Sacrée Charis, quelle grande sale derrière ses airs de choupeton ! Elle feuilleta tranquillement les pages, tombant parfois sur un passage poivré, observant attentivement l’inventivité des gravures. L’illustrateur, par son art de la perspective, avait bien maîtrisé les trois dimensions. Mais plus impressionnantes étaient celles allouées à une certaine partie anatomique que les personnages masculins arboraient. La jeune fille se sentit monter le rouge aux joues. Allons, mieux valait arrêter la lecture, ça allait se voir et susciter des moqueries de la part de Sybil. Par contre, elle demanderait à Charis de lui prêter l’ouvrage…

Soudain, des apaumements ! Encore ? Le cauchemar allait donc reprendre ? Elle leva la tête pour observer la scène. Vilet et la Monjouy, vautrés dans leurs fauteuils, hochaient le chef, satisfaits, pour remercier le public, tandis qu’un homme, probablement l’organisateur de la rencontre, s’approchait du devant de la scène pour attendre que les applaudissements se calment et prendre la parole. Ce qu’il fit après deux bonnes minutes de battements enthousiastes :

— Bien. Je remercie Mademoiselle de Monjouy et Monsieur Vilet pour cette rencontre de haute tenue, rencontre pour laquelle le public sera d’accord pour dire qu’il s’agissait d’une véritable fête de l’intelligence. Mais il ne tient qu’à vous d’y participer activement en posant des questions à nos invités. Pour ce faire, je vous demanderai juste de lever la main et, quand je vous désignerai, de vous lever, de vous présenter et de poser votre question. Quelqu’un veut-il commencer ?

À suivre…

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