Résumé de l’épisode précédent : Diane, dont la vanité tient à laisser bien secrète sa liaison avec Capucine, demande à cette dernière de ne surtout pas la rejoindre au bal littéraire. Pendant ce temps, trois adolescentes de l’école des apprenties Callaïdes ont décidé de s’y rendre afin de jouer quelque mauvais tour à la gazetière qui les insupporte…
Le bal littéraire de la Capitale fêtait son dixième anniversaire.
Sa création avait coïncidé avec l’instauration des duels d’état qui permettraient aux huit royaumes de régler leurs différends en faisant s’affronter leurs meilleurs guerriers en des duels plutôt que de puiser dans les forces vives de leurs jeunesses pour les envoyer se faire massacrer joyeusement sur un champ de bataille. On pouvait donc souffler un peu, passer à des divertissements moins éprouvants parmi lesquels la lecture et la pratique des arts. Oh ! Une certaine caste portant épée maugréa bien un peu devant le déploiement, dans toutes les couches de la société, de ces objets remplis de pages interminables et de minuscules caractères dont les dames avaient la rage, mais enfin, de fil en aiguille, elle finit bien par s’en accommoder elle aussi.
Lors des deux premières années, le bal littéraire ne connut qu’un médiocre succès. Il faut dire que les organisateurs s’étaient contentés d’aménager une grange – grande, il est vrai, mais grange quand même – et que parler Belles Lettres environné d’une tenace odeur de foin n’aidait pas forcément à l’évasion de l’esprit. De plus, il n’y avait qu’une petite unité d’écrivaillons pour présenter leurs œuvres et aucune autre festivité en dehors d’acheter des exemplaires des œuvres desdits écrivaillons n’avait été proposée aux curieux.
Les choses changèrent d’un coup durant la troisième année. Les mœurs se polissaient et la reine Catelyne, soucieuse d’entretenir ce polissage, remit au goût du jour l’ordre des Callaïdes, d’après le nom des nymphes incarnant les arts et désignant par extension cinq dames de compagnie choisies pour leur ressemblance physique avec les déités (par la couleur de leur chevelure et celle de leur peau) et leur maîtrise de pratiques artistiques. C’était un ordre qui existait depuis longtemps, bien avant l’instauration des duels d’état, mais qui avait connu des sommeils passagers au gré de reines qui avaient préféré dire « mes dames » plutôt que « mes Callaïdes » – et qui surtout n’avaient été que médiocrement intéressées par les arts. Au retour en grâce des Callaïdes s’ajoutait un intérêt croissant de la bourgeoisie pour les choses de l’esprit ainsi qu’une volonté de développer l’école. Au moment où se déroule cette histoire, chaque quartier de la Capitale disposait d’une école, à l’exception des quartiers de Claquart et de Traillon, quartiers misérables et dangereux dans lesquels la lumière n’avait que peu de chances de s’installer.
Les choses changèrent, donc. On écrivait plus, on imprimait davantage et on lisait beaucoup. Et forcément, on avait envie de faire d’autres découvertes, de partager, voire de communier dans un lieu dédié aux Belles Lettres une fois dans l’année.
Conscients de cela, les organisateurs du bal littéraire abandonnèrent leur grange pour trouver un endroit plus vaste et confortable. Leur dévolu tomba sur une grande manufacture de textiles désaffectée. En la réhabilitant habilement, ils surent la transformer agréablement et en faire un splendide écrin pour le bal littéraire. Il put ainsi disposer de huit pièces, de tailles très variables, chacune affublée d’un nom évoquant une activité : ainsi La Cour des écrivains, La Salle des Métamorphoses, La Galerie des Ombres, Le Salon des Muses, Le Jardin des Mots, La Fabrique des idées, Le Cabinet de Curiosités et, notre préférée, La Chambre des Murmures.
En vérité, le bal littéraire rendait tout le monde content. Le public parce qu’il pouvait vaguer d’un endroit à l’autre et passer ainsi une bonne journée à faire des découvertes, de belles rencontres ainsi que de beaux achats livresques ; les organisateurs parce qu’ils se réjouissaient de tout ce monde qui affluait en s’acquittant d’un droit d’entrée d’un écu ; enfin les auteurs parce qu’ils se voyaient octroyer la possibilité d’aller à la rencontre de leurs lecteurs – mais aussi de leurs futurs lecteurs, s’ils parvenaient habilement à vanter les mérites de leur marchandise.
De la troisième à la cinquième année, le bal littéraire connut une certaine grâce, une certaine pureté dans l’ambiance qui y régnait. Les choses se gâtèrent à partir de la sixième. Car s’il n’y avait plus de batailles grâce aux duels d’état, dans le bal littéraire, en coulisses, le sang coulait d’abondance sur les murs. Pourquoi ? Tout simplement parce que les libraires, autrefois discrets et courtois entre eux, s’étaient transformés en redoutables stratèges, chacun tentant d’imposer ses auteurs comme les nouvelles étoiles du firmament littéraire. Les poignées de main devenaient des promesses empoisonnées, les sourires affables cachaient des lames prêtes à être plongées dans le cœur d’un pauvre nigaud. Alliances secrètes et trahisons perfides se succédaient, chaque libraire cherchant à saboter les chances de ses rivaux.
Les tables où étaient présentés les ouvrages se transformaient en véritables champs de bataille, avec des ouvrages déplacés, cachés, ou même crapuleusement endommagés. Les rumeurs les plus folles circulaient, ainsi cette histoire d’espions que chaque maison envoyait pour scruter les moindres faits et gestes des concurrents – mais n’était-ce vraiment qu’une rumeur ? Ce qui devait être un échange érudit et affable devint une guerre de nerfs, où le triomphe d’un auteur se soldait souvent par la ruine d’un autre, et où chaque succès littéraire laissait derrière lui un sillage de rancunes amères et, pour les plus sensibles, de pleurs honteux
Aussi bien les gracieux sourires qu’arboraient les auteurs au bal littéraire ne devaient-ils pas tromper, oh que non ! Comme dit le dicton, « Souris aux lèvres, chiasse au ventre ». S’ils venaient plein d’espoir, la plupart avaient l’impression de passer un examen de passage crucial pour la bonne continuation de leur art. On eût pu leur rétorquer que peu importait le bal, il s’agissait avant tout d’écrire et de prendre plaisir en voyant se développer un univers intime, mais non, ils ne l’entendaient pas ainsi. Écrire sans que cela ne se sache était pour eux le comble de la médiocrité. Il fallait le montrer et, pour certains, le claironner partout : auprès de leur famille quitte à leur gâcher leur dîner, des maîtres d’école de leurs enfants, de leur logeuse, de leur boucher, du boulanger qui leur préparait des croissants avec un sourire entendu, du barbier qui devenait soudain leur premier critique littéraire, du prêtre à qui ils confessaient surtout leur vanité, du chien du voisin qui, s’il avait pu, aurait sans doute reçu un exemplaire dédicacé avec un petit mot flatteur, du mendiant à l’angle de la rue qui, pour une pièce, devait non seulement écouter mais aussi applaudir avec enthousiasme, et même d’une prostituée à qui ils laissaient non seulement une obole, mais aussi une œuvre à lire entre deux clients. À ce sujet, citons le cas d’un écrivain – dont nous tairons le nom par charité – qui, convaincu de la puissance érotique de sa prose, proposa à une horizontale de lire à haute voix des passages de son roman en guise de préliminaires. Cruelle mortification ! Elle n’avait pas lu depuis deux minutes que, loin de s’extasier, elle bâilla discrètement et lui demanda s’ils allaient bientôt « passer aux choses sérieuses » !
C’était donc une quête sans fin pour être davantage connus et gratter péniblement quelques écus sur les ventes de leurs ouvrages. On pourrait imaginer que les écrivains, dans cette épreuve de souffrance, témoignaient entre eux une certaine bienveillance. Entre galériens des Belles Lettres, on se comprenait et on se serrait les coudes, quoi ! En fait, ils se haïssaient cordialement. Entre eux, c’était toute une parade d’expressions aimables. C’était comme un jeu, le jeu de celui qui couvrirait l’autre de plus d’amabilités pas du tout sincères. Plus haut, la jeune S*** avait taxé C*** de « lèchemielle ». C’était tout à fait ça. Derrière les sourires polis, les accolades de façade, les poignées de main chaleureuses, les tapes amicales sur l’épaule et les clins d’œil complices, c’était une tempête de mots aigre-doux et d’inavouables pensées.
C’est ça, souris, fais semblant… Pense à son livre lamentable et souris.
À chaque accolade, je me demande comment elle ose encore écrire.
Son élégance est indéniable, mais son style est aussi aussi creux qu’un papier mâché.
Poignée de main ferme… ferme ta gueule, surtout.
Mon libraire m’a dit de rester aimable, mais là, j’ai envie de renarder sur ses souliers.
Elle a cette audace dont j’envie l’élan, même si son talent semble aussi profond qu’une flaque d’eau
Chaque mot échangé était une pique déguisée, chaque compliment une insulte voilée. Leur rivalité se nourrissait continuellement de regards en coin, de rumeurs distillées avec soin, et de coups bas échangés en coulisses. Le moindre éloge offrait prétexte à une joute verbale, et les applaudissements devenaient des armes plus acérées que n’importe quelle plume. Le bal littéraire, loin d’être un havre de paix intellectuelle, se transformait en arène où chaque auteur rêvait secrètement de voir l’autre trébucher dans sa propre prose – et c’était encore plus drôle quand il s’agissait de vers.
Évidemment, Diane était passablement bien cuirassée pour affronter l’événement, même s’il lui manquait encore la pratique. La veille, elle avait reçu de Gollard une liste des activités pour la journée. Outre les habituelles séances d’autographes consistant à avoir son derrière posé sur une chaise, face à une table recouverts d’exemplaires, en espérant qu’un passant daigne s’arrêter pour en acheter un, Diane devait participer à une « joute de lectures », donner une « classe de maistre » et enfin dialoguer avec Guillaume Vilet.
Diane était enchantée, d’autant que Gollard avait accompagné la liste de ces mots :
Mademoiselle,
C’est avec une admiration sans bornes que je vous transmets cette liste d’activités, en espérant qu’elle saura égayer votre journée autant que votre présence illumine notre monde littéraire. Je ne doute pas que votre éclat et votre raffinement seront les véritables joyaux de ce bal, et chaque événement a été minutieusement conçu pour honorer votre incomparable magnificence.
Avec toute la déférence due à une étoile aussi resplendissante,
Votre dévoué,
Antoine Gollard
Le gros se surpasse, à ce que je vois, pensa Diane. Il doit vraiment avoir peur que j’aille voir ailleurs si l’herbe est plus verte, il veut tout faire pour me garder.
Et, dans l’esprit de Diane, s’il tenait à la garder ce n’était que pour une raison : « C’est parce que mon livre est prodigieux ! »
Continuer d’être imprimée chez Gollard ne la dérangeait pas. Mais pour cela, il y aurait quelques conditions à remplir, notamment concernant sa part sur les ventes. Bon, elle verrait ça à la fin de la journée.
À suivre…