La Plume viciée (10) : De la difficulté à être éditée

Résumé de l’épisode précédent : Agacée par la liaison entre Élodie et Bastien, Diane s’est rendue chez Berthe Récamier, une parfumeuse susceptible de lui fournir les ingrédients afin de concocter une des recettes de beauté trouvées dans le carnet d’Astasie de Mirambeau (que le Très Grand la garde en sa Sainte Protection) …

Une fois sortie, se disant qu’elle avait bien encore une heure à tuer avant de rentrer chez elle et attendre le commis, Diane se rendit à la librairie Gollard qui se trouvait à deux pas. Aussitôt arrivée, elle fit comme chez elle, c’est-à-dire qu’elle fendit vitement les pièces qui constituaient le vénérable établissement pour se rendre au bureau d’Antoine Gollard. Elle toqua tout de même trois coups brefs à la porte et, sans attendre de réponse, entra.

Gollard était à son bureau, occupé à compter des écus et des louis. La journée n’était pourtant pas terminée, il restait à ses employés deux heures de travail, mais Gollard, pour s’occuper, aimait à ce qu’on lui apportât trois fois dans la journée ce que la caisse à l’entrée principale avait glané. Ça l’occupait, mais surtout, il avait assez peu confiance en l’efficacité des sergents de ville. Deux bandouliers pouvaient très bien entrer armés de longs couteaux, se saisir de la caisse et partir en courant. C’était déjà arrivé dans certaines luxueuses boutiques de la Traversaine. Si cela devait advenir, ils seraient bien farauds de constater le maigre contenu de la caisse !

Gollard épongeait donc, comme il disait. Et même doublement puisque la vue des beaux écus lui procurant toujours de vives émotions, il essuyait avec un mouchoir sa face congestionnée et toute ruisselante de sueur. En vérité, Diane l’aurait surpris à lire un livre sale qu’il n’aurait pas arboré une autre trogne. La vue dégoûta bien la gazetière mais elle sut ne rien en montrer et, de son visage le plus bienveillant :

— Bonjour, cher Monsieur Gollard. Je voulais vous féliciter pour la sélection de vos ouvrages. Ce dernier roman que j’ai critiqué pour La Gazette a reçu des éloges unanimes. Vous avez décidément le flair pour dénicher les auteurs qui captivent le public.

En fait, Gollard n’avait aucun flair puisqu’il ne lisait jamais. Mais il avait un collaborateur en lequel il avait une entière confiance. Le gros homme s’inclina respectueusement. Pas trop non plus car son ventre était empêché par l’arête de son bureau.

— C’est aussi parce que vos mots ont certainement contribué à ce succès, Mademoiselle. Votre plume est aussi perçante qu’appréciée. Vous savez, les lecteurs suivent vos recommandations à la lettre.

Cela, Diane le savait fort bien. Mais comme manifestement c’était l’instant ronds de jambes, elle inclina poliment la tête.

— Je suis ravie d’entendre que mes efforts ne sont pas vains, reprit-elle. Cela dit, Monsieur Gollard, il me semble que nous avions évoqué un projet il y a déjà quelques septaines. Mon manuscrit… vous m’aviez assuré que sa publication serait envisagée sous peu.

Le manuscrit en question était un roman intitulé Les Secrets de l’éventail. Il avait pour but de donner accès aux salons que fréquentait Diane sous couvert de la fiction. Il ne s’agissait pas  d’utiliser des personnes réelles mais de tisser une histoire cruelle et sentimentale, à grand renfort d’effets poétisants. Le collborateur l’avait lu et avait rendu ce verdict :

— C’est aussi mauvais que du Villet et par conséquent, ça peut se vendre. Mais attendons  toujours que la drôlesse gagne en réputation.

Du coup, Gollard fit le dos rond en entendant la requête et, feignant de s’intéresser à un défaut sur un de ses écus :

— Oui, bien sûr, Mademoiselle, bien sûr, je sais ce que nous avons convenu. Cependant, je dois vous avouer que je m’interroge encore. Vous êtes une figure de plus en plus influente, c’est indéniable, mais je pense qu’il serait sage d’attendre encore un peu. Votre nom, associé à vos critiques, grandit chaque jour. Imaginez les retombées lorsque vous aurez atteint le sommet de votre notoriété… la publication n’en sera que plus marquante. Et puis, vous n’avez pas idée de la somme qu’il faut pour lancer un nouvel écrivain, à plus forte raison une écrivelle ! Mieux vaut attendre pour être sûrs de notre coup.

Parler d’argent était d’autant plus malvenu qu’un joli tas d’or ventripotent était étalé sur le bureau. Et le à plus forte raison une écrivelle était passablement odieux. Jusque là, Diane était parvenue à maintenir un semblant de sourire. Si elle y parvint encore, elle ne sut rien faire pour empêcher son joli teint de rose blanchir vilainement. D’ailleurs, sa voix aussi, blanchit :

— Ah ! Monsieur Gollard, toujours cette éternelle prudence ! J’apprécie vos conseils, croyez-moi, mais je crains que le public ne finisse par s’impatienter. J’ai déjà évoqué à maintes dames du Château la publication prochaine de L’Éventail des secrets et toutes (vous entendez ? toutes !) ont exprimé leur désir de le lire. J’en ai d’ailleurs aussi parlé aux propriétaires du Livre qui se sont montrés fort int…

Si le teint de Diane avait pâli, celui de Gollard vira aussitôt au rouge en entendant le rival honni ! Le Livre ! la librairie des ridicules Péquin & Boudur ! (1) Il ne manquait plus que ça ! Cela dit, il n’avait pas non plus envie de baisser son pantalon d’un coup, comme ça, face à la drôlesse, comme il l’appelait.

— Je comprends vos préoccupations, Mademoiselle, voirement. Mais je vous assure, croyez-en mon expérience, un peu de patience sera largement récompensé. J’ai lu votre ouvrage, il est merveilleux et soyez certaine que je le veux publier. Votre roman mérite un lancement à la hauteur de votre renommée (et oubliez donc Le Livre qui est incapable d’imprimer plus d’une trentaine d’exemplaires).

Le compliment sembla porter. Sembla seulement car, si la voix de Diane se fit plus douce, on y sentait aussi une note de froide détermination :

— Peut-être. Mais n’oublions pas que la notoriété est une chose qui se nourrit constamment. Si je cesse de mettre en lumière vos publications, il faudra bien que j’abreuve ma plume autre part. Vous ne voudriez pas que La Gazette commence à faire l’éloge des œuvres d’un concurrent, n’est-ce pas ?

Qu’en dis-tu, gros cornard ? Puisses-tu t’étouffer avec tes écus ! songea Diane.

— Bien sûr que non, Mademoiselle. Soyez assurée que je tiendrai compte de vos remarques. Je vais revoir le calendrier de publication, et nous trouverons bien un moyen de faire briller votre roman comme il le mérite. D’ailleurs, une idée me vient : publier votre roman dans deux septaines serait tout à fait stratégique. Cela coïnciderait avec le grand bal littéraire annuel auquel toutes les figures influentes du Royaume seront présentes. Imaginez le bénéfice : votre ouvrage discuté dans les salons le soir même de sa sortie, circulant parmi les esprits les plus brillants du royaume. C’est une occasion à ne pas manquer, je vous assure !

Ça boursoufle de partout dans l’écriture et ça se permet de me menacer, moi ! Petite puterelle des lettres de ma braguette, va ! songea Gollard.

De son côté, les pensées de Diane s’éclaircirent aussitôt à cette proposition.

— J’en serais fort aise, Monsieur Gollard. Je suis persuadée que nous saurons tirer le meilleur parti de cette collaboration.

C’est alors que la danse des ronds de jambes reprit de déraisonnable manière :

— Sur ce, Monsieur Gollard, je vous souhaite une belle journée. Je suis infiniment reconnaissante pour votre très éclairée proposition.

— Madamoiselle de Monjouy, votre confiance en mon humble jugement me touche profondément.

— Mais bien sûr ! il est si naturel de suivre les avis d’un homme de votre expérience et de votre discernement.

— Et vous, chère amie, votre plume est une bénédiction pour notre librairie. Chaque mot que vous écrivez est un joyau.

— Vous êtes trop aimable, Monsieur Gollard. Je n’ai que trop de plaisir à soutenir un établissement aussi raffiné que le vôtre !

— Ah ! que serions-nous sans le soutien indéfectible de personnalités aussi brillantes que vous, Mademoiselle ? Votre loyauté nous est précieuse.

— Et votre fidélité à ma modeste personne, Monsieur, est pour moi une source inestimable d’inspiration et de motivation. Belle et lumineuse journée, mon cher.

— C’est un honneur que de travailler avec une dame de votre envergure, chère Mademoiselle. Nous allons faire de grandes choses ensemble, je n’en doute pas. Belle journée aussi à vous, vous le méritez.

C’était une des habitudes langagières de ces gens-là. Pour marquer leur différence, ils avaient la rage de se souhaiter une belle journée plutôt qu’une bonne, adjectif sans doute jugé pas assez joliet, trop mesquin, par trop commun, devenu insupportable à entendre. Ils ne se rendaient cependant pas compte qu’entendre belle journée, belle matinée, belle soirée, belle nuit pouvait l’être bien plus, ajoutant même une couche de ridicule certaine.

Quoi qu’il en soit, satisfaite, Diane tourna les talons et quitta la librairie.

Mais en passant à côté d’une ruette déserte, elle fut tout près… de s’y engouffrer pour débagouler tout ce qu’elle avait dans la poche à bile.

Oh ! Vivement que ce jeu se termine et que je sois enfin reconnue à ma juste valeur ! Que ce livre soit publié, et après tout suivra, j’en suis sûre !

À suivre…

(1) Péquin & Boudur : ces deux intéressants libraires apparaissent en ouverture du tome I (La Geste Paladine) du Livre II (Des Errances de Mari) du Cycle des Callaïdes. Ils y rencontrent plusieurs des héroïnes du Cycle mais font aussi leur apparition dans la précédente nouvelle des Chroniques de la Gazette, Les Confessions de la Hache.

 

Leave a Reply