Résumé de l’épisode précédent : Bastien doit assister au long calvaire d’une jeune femme azarite. Il ne lui reste plus qu’à subir quelques supplices sur les dix que la torture dite « expiatoire » prévoit. Évidemment, Bastien n’en mène pas large. De plus en plus confus, il ne voit pas comment après tout cela il pourrait reprendre son métier de gazetier ou bien avoir une vie sentimentale heureuse, persuadé qu’à un beau corps aimé sera toujours superposé le terrible souvenir de celui de l’Azarite…
Les yeux pleins de larmes, il fixa alors le visage. La douleur avait déformé ses traits. Les yeux, rouges et gonflés, semblaient éteints, éteints par la souffrance infinie qu’elle avait endurée. Les contours de sa bouche, figés en un rictus de désespoir, témoignaient de ses cris étouffés et de ses malédictions murmurées. Pourtant, une étrange douceur subsistait dans l’expression de ses traits, une beauté poignante et tragique, qui rendait son visage ravagé encore plus déchirant à regarder. Si elle survivait au dixième supplice, que deviendrait cette jeune femme ? À quoi lui servirait-il de continuer à vivre ? Mais, Bastien le sentait, à voir cette pauvre gorge se lever et s’abaisser péniblement, les chances étaient fortes pour qu’elle ne passe pas la journée. Au milieu de son brouillard de larmes, l’Azarite, sentit que le jeune homme qui avait obstinément regardé dans le vague tout le long des supplices, l’observait enfin. Elle avait bien compris qu’il n’était pas heureux de se trouver là et que sa souffrance ne lui procurait aucun plaisir, qu’au contraire il souffrait terriblement, lui aussi. Il n’était sans doute pas azarite mais au moins ce point commun en faisait-il un compagnon dans la douleur. Elle fit un effort et le rictus se mua en un frêle mais beau sourire qui, associé à un plissement bienveillant des yeux qui fit couler sur les joues de nouveaux sillons, acheva de fissurer la dérisoire armure que Bastien s’était efforcé de se constituer.
Et son désespoir creva.
D’abord, ce fut son menton qui se mit à trembler et, très vite, les pleurs et les gémissements, ponctués de pardon ! à peine articulés tombèrent sur la jeune femme. Il n’y eut d’ailleurs pas que cela qui tomba puisque les jambes de Bastien refusant de le porter, il s’affala sur la table, se lovant contre le buste de l’Azarite, la tête sous la gorge, la dextre posée sur son ventre, se maculant du sang qui couvrait son corps. Le visage de l’Azarite rayonnait de joie. C’est que dans les ténèbres où elle se débattait depuis une heure, perçait enfin un sentiment fait peut-être pas pour la sauver, mais pour l’accompagner sereinement vers la fin, sans regret, avec plus de foi envers son dieu et les hommes. Si ses mains n’avaient pas été entravées par leurs manchons de cuir, nul doute qu’elle les eût portées sur la tête de Bastien pour la caresser comme une mère l’eût fait avec son enfant.
Bien entendu, l’inquisiteur eut une toute autre réaction.
Les yeux comme des soucoupes, le bas du visage figé en un trait oblique, il voyait mais ne comprenait pas.
— Qu’est ceci ? Mais qu’est ceci ? répétait-il en quête d’une réponse qui ne venait pas. Colart, que fait votre apprenti ? Colart, réagissez donc !
Mais Colart ne réagissait pas. Comme l’inquisiteur, il était stupéfait par la scène. Évidemment, depuis le début de sa longue carrière, c’était la première fois qu’un tel fait se produisait. Et sans doute la dernière puisque dans deux septaines il ne serait plus bourreau. Lui aussi était bouleversé, mais pour une autre raison. Car en découvrant Bastien prostré sur le corps de la jeune femme, il se rappela un autre tableau, un tableau lointain mais qu’il n’avait jamais oublié. Il remontait du temps de la mort d’Éloïse, plus précisément de la veillée funèbre, de son corps exhibé sur son lit avant de le cacher pour toujours dans son cercueil. Bien sûr pas de corps dénudé et torturé. Mais un visage arborant la cicatrice laissée par le chien, cicatrice qui lui avait valu une longue torture morale. Colart avait alors eu la même réaction que Bastien, il s’était affalé contre sa sœur pour la prendre dans ses bras et déverser longuement ses larmes. En voyant Bastien faire, en se voyant projeté près de quarante ans en arrière, il y vit une sorte de message mystique. C’était une boucle qui s’achevait et il eut lors la certitude qu’il avait bien fait de décider d’arrêter sa charge de bourreau. Il avait passé sa vie à torturer, à couper des têtes afin d’assainir la société. On ne pouvait pas dire que l’entreprise avait été payée de succès puisqu’on lui avait aussi donné à torturer des êtres dont le seul tort avait été d’aimer une autre religion. Eh bien désormais, il vouerait sa vie à panser les malheurs des autres, que ces autres soient azarites ou non. Et à lui aussi, des larmes vinrent. Il ne ferait rien pour ôter Bastien du frêle corps et – la décision était bien arrêtée dans son esprit – il n’appliquerait pas les derniers supplices. De toute façon, non seulement l’Azarite ne renierait pas sa foi, mais elle n’avait pas une heure à survivre tant elle avait perdu du sang.
Mais comme pour lui rappeler sa fonction, l’inquisiteur, passé un temps de stupéfaction, se rua sur Bastien, le saisit par les épaules et le tira de toutes ses forces vers l’arrière, le faisant choir rudement. Ses yeux lançaient des éclairs de haine et de mépris tandis qu’il hurlait :
— Traître ! Toi aussi, tu es de leur espèce, n’est-ce pas ? Tu es un des leurs, un infâme Azarite ! Misérable ! Comment oses-tu montrer de la pitié pour cette engeance maudite ? Les Azarites n’ont aucune place parmi nous, et encore moins dans le cœur d’un homme de justice ! Qui es-tu pour embrasser la souffrance de cette créature abjecte ? Réponds, misérable ! Tu oses toucher cette abomination ! Est-ce que tu cherches à nous tromper, à souiller notre justice ? Sais-tu seulement ce que cela signifie ? Que fais-tu ici, traître ?
Bastien ne répondit rien. Prostré, il recevait les insultes, à demi inconscient. Derrière eux, Colart observait, silencieusement, et, tandis que l’inquisiteur poursuivait à déverser sa mauvaise bile, il prit une décision. Doucement, il s’approcha de l’Azarite et, se penchant vers elle, lui chuchota :
— Pauvre jeune femme, vous ne survivrez pas à vos blessures. Si vous le désirez, je puis vous délivrer tout de suite de votre injuste malheur. Vous ne souffrirez pas.
Hébétée, l’Azarite oberva le visage qui la surplombait et, comprenant que le bourreau était sérieux, ouvrit grand ses yeux. L’heure était venue pour elle, enfin ! L’heure de quitter ce monde d’horreurs pour connaître la paix de celui auquel une pieuse Azarite comme elle ne pouvait qu’accéder. Elle hocha légèrement la tête, inondant le bourreau d’amour et de reconnaissance.
Alors Colart, calmement, entoura la tête de ses mains, posant certains de ses doigts sur des points précis derrière la nuque et, tout en les enfonçant, entama une torsion du cou dans un certain angle. Le mouvement ne dura qu’une seconde. À la fin, le visage de Sarra Garhel se figea en une indicible expression de félicité, saluant probablement des visages amis dans le lieu où elle vivrait désormais.
Colart eût aimé admirer, se repaître de cette vision. Malheureusement, l’autre continuait de s’en prendre à Bastien, qui ne réagissait toujours pas, prostré qu’il était sur le sol. L’inquisiteur le surplombait les jambes pliées et écartées, ses petits poings serrés devant lui. Colart se dit qu’il avait la même posture que celui qui s’apprêtait à chier un colombin. La différence était que ledit colombin lui sortait par la bouche. Les éructations haineuses se poursuivaient, déversant l’interminable litanie à base de « maudit », « impie », « traître », « abject » et « misérable ».
Colart en eut assez.
Il s’approcha et, sans ménagement, saisit l’inquisiteur par le col et le fit reculer de deux bons pas pour l’éloigner de sa nouvelle victime.
— M… mais… que faites-v… vous ? Je ne vous permets pas ! Vous vous savez qui je… je suis ! Vous me devez respect et obéissance !
Si les mots cherchaient à lui donner une aura de supériorité, le ton pisseux et tout en bégaiements échouèrent totalement. On sentait la peur dans ses prunelles, aussi. Du moins au début car, au fur et à mesure qu’il débita ses glapissements, un autre sentiment y perça. La méchanceté, bien sûr. Il s’imaginait déjà demander justice envers ses supérieurs et se venger de l’acte de violence sur sa personne en exigeant que le bourreau soit lui aussi torturé. Il souriait déjà à cette belle vision mais…
— L’Azarite est morte.
Le rictus se figea.
— Qu’avez-vous dit ?
— L’Azarite est morte.
L’inquisiteur se précipita sur le corps.
Effectivement.
Non seulement le visage était figé dans la plus parfaite immobilité, ne laissant aucun doute sur le grand malheur de ne plus pouvoir appliquer la torture expiatoire à son terme, mais il avait l’outrecuidance d’arborer la plus grande félicité ! Ce fut plus fort que lui, il cracha dessus et, se retournant vers Colart, furieux, suspectant un acte perfide commis dans son dos, alors qu’il était occupé à chier sur l’apprenti :
— Qu’est-ce à dire ? Qu’avez-vous fait ? Vous en avez profité pour la tuer, hein ?
Il s’attendait à des dénégations piteuses et paniquées. Mais Colart, le plus tranquillement du monde :
— Ma foi, oui, je l’ai tuée.
À suivre…