Résumé de l’épisode précédent : De manière il est vrai bien injuste, Bastien a maintenant à la gazette une réputation de peloteur d’armide. Le pis est qu’Élodie ne semble avoir rien fait pour contredire la rumeur. Écoeuré, notre gazetier décide de se rendre à la librairie Le Livre, des sieurs Péquin & Boudur…
Après avoir écrit une bonne heure quasiment sans respirer, notre malheureux amateur de secrets bien gardés sortit de la gazette en bénissant le frais air pur automnal qui balayait les rues de la Capitale. Il lui fit d’ailleurs tellement de bien qu’il se mit à rire de lui-même. Allons ! Suis-je assez bête de me torturer pour une pimpesouée assez déloyale pour m’avoir fait injustement passer pour un indélicat. Le diable les emporte, elle, ses boucles blondes, ses tétins arrogants et son poitron finalement sans grâce. Tiens ! Occupons-nous plutôt de ce brave Colart en nous rendant au Livre, comme je le lui ai promis, ça vaudra mieux.
C’était là tout de même remarque bien estrange venant de quelqu’un qui était sorti de son précédent malsonge les larmes presqu’aux yeux, éperdu de pitié envers Élodie qui lui semblait être une créature maudite et malheureuse. Mais le lecteur sait aussi que la diamantisation amoureuse n’est pas toujours sans contradictions…
Péquin & Boudur, les libraires du Livre, pratiquaient quant à eux une diamantisation d’un autre genre. Plutôt que de diamantiser sur les belles gorges, les charmantes lèvres ou les jolies fesses, ils le faisaient sur les Belles Lettres. Cela avait au moins l’avantage d’être moins hasardeux, moins décevant ou impatientant. Avec, là aussi, des senteurs délicates et un toucher parfois enivrant. Créée depuis un an, leur petite librairie proposait en effet des ouvrages aux capiteux parfums papérifères et aux pages douces comme la soie. Surtout, ces livres avaient tous été choisis avec soin. Chez les deux compères, impossible de trouver les ouvrages d’écrivassiers que le concurrent principal, Clément Gollard (1), étalait à pleins tombereaux dans sa gigantesque librairie. Ils ne juraient que par la qualité, quand bien même cette qualité serait quelque peu absconse, réservée à de purs esprits. Histoire d’anticiper sur une chronique qui se déroulera quelques années plus tard, disons simplement que l’un de ces purs esprits avait pour nom Charis de Verley et que son apparition, un beau matin, dans la petite librairie du Livre, décomposa le visage d’Albert Péquin, en proie alors à la plus mystique des vénérations devant la belle personne lettrée.
Bastien, lui, n’avait pas procuré le moindre effet sur la face du libraire quand il était entré pour la première fois dans sa boutique. Il faut dire que lorsqu’un passant entrait dans sa librairie, immédiatement Péquin le toisait comme s’il était un ivrogne égaré dans le Conseil du Roi. Et quand il lui demanda s’il possédait Le Secret des servantes de l’ombre, ouvrage d’un certain Guillaume de Brumont – pas très bien écrit mais fort populaire en son temps –, ce fut pis. La mine de Péquin s’allongea ; clairement, il avait l’air de se sentir insulté qu’un client puisse imaginer qu’il avait chez lui pareille médiocrité. D’ailleurs, le client risquait de ne plus l’être – client – puisque le libraire était sur le point de lui demander de quitter son honnête boutique. Heureusement, Boudur, grand homme un peu bedonnant et à la mine débonnaire, était intervenu :
— Nous n’avons pas les œuvres de Guillaume de Brumont, mais nous pouvons bien sûr nous débrouiller pour avoir votre livre dans deux jours. Voulez-vous passer commande ?
Si Boudur avait lui aussi les Belles Lettres chevillées au corps, il avait aussi conscience qu’il ne fallait pas trop se montrer intransigeant quand on commençait le métier de libraire.
L’ouvrage avait été récupéré quelque part, Bastien avait eu sa dose de mystères, Boudur & Péquin s’était attaché un nouveau client et Péquin s’était aperçu que finalement, Guillaume de Brumont, ce n’était pas si mal (à chacun ses préjugés et Péquin était surtout empli de préjugés littéraires).
Instinctivement, Bastien s’était gardé de leur dire qu’il était gazetier. Il fit bien car les deux hommes méprisaient cette race de plumitifs abrutissant le peuple de lettres mal torchées. Cependant, ils changèrent d’avis (Boudur, surtout) quand dame Isolde, la propriétaire de La Gazette du Royaume (2), descendit un jour dans leur boutique, pour leur proposer de rédiger eux-mêmes de petits encarts afin de présenter tel nouveau récit venant d’être publié, ou tel recueil de poèmes digne d’intérêt. C’eût été Antoine Faumiel qui serait venu leur faire cette proposition que Péquin l’eût immédiatement sorti de sa boutique par la peau du cou (enfin, c’est une image car Péquin, assez chétif, à peine capable de soulever dix volumes, aurait eu quelque difficulté à le faire). Là, ce fut différent. Péquin y alla bien d’un Hin ! La Gazette ! le royaume des potins ! Nous voilà tombés bien bas ! Le crois-tu, Boudur ? qui fit sourciller dame Isolde, mais cette dernière ne se démonta pas. Elle arbora un sourire qui ne toucha pas que les lèvres, illuminant son visage entier et, de sa voix la plus enjôleuse, fit ce petit discours :
— Messieurs les libraires, je comprends et respecte votre souci de préserver la dignité des œuvres que vous imprimez. Cependant, n’est-il pas du devoir des Belles Lettres de s’ouvrir à un plus large public ? Imaginez les esprits que vous pourriez toucher, les âmes que vous pourriez élever en faisant connaître vos livres à ceux qui n’ont peut-être jamais eu la chance de les découvrir.
Elle fit un pas en avant, les regardant chacun dans les yeux, un à un, la dextre posée sur la hanche, soulignant ainsi des formes bien moins rigides que celles des volumes vendus par Péquin & Boudur. Une légère rougeur apparut sur les trognes des vieux garçons.
— La Gazette du Royaume n’est peut-être pas un recueil de poèmes ou de traités philosophiques, reprit Isolde, mais elle a la capacité d’atteindre le cœur du peuple. Pensez aux jeunes esprits curieux qui, en voyant vos livres évoqués dans nos pages, pourraient être inspirés à franchir la porte de votre librairie, à goûter à la profondeur de vos œuvres.
Péquin et Boudur échangèrent un regard. L’argument faisait mouche, mais ils restaient hésitants.
Isolde, sentant leur réticence, adoucit encore plus son ton et se rapprocha encore plus près, les enveloppant de son parfum et de sa douce haleine qui évoquait le jasmin :
— Et puis, ajouta-t-elle avec une lueur espiègle dans les yeux, n’est-il pas tentant de penser que grâce à vous, même une modeste gazette pourrait s’élever, devenir un pont entre la littérature raffinée et les masses avides de savoir ? Vous auriez alors le mérite d’avoir ennobli la presse populaire, tout en assurant un plus grand accès à vos œuvres.
Elle posa une main légère sur le bras de Péquin, un geste qui le fit frémir et rougir comme un écolier dont la jolie maîtresse aurait décidé de le complimenter en lui caressant doucement le chef.
— Messieurs, fit-elle dans un souffle, n’est-ce pas là une mission digne de votre noble profession ?
Boudur, déglutissant difficilement, hocha finalement la tête. Péquin, les yeux brillants d’une émotion qu’il ne ressentait que lorsqu’il lisait en cachette des récits érotographiques, se tourna vers son ami et dit :
— Peut-être… Peut-être que cette dame a raison. Cela mérite réflexion.
Isolde les remercia avec un sourire radieux et s’apprêtait à quitter la librairie quand, arrivée sur le seuil, elle fut prise d’une idée et se retourna :
— Au fait, si vous êtes soucieux de la qualité de nos textes, sachez que nous avons engagé une correctrice de style qui a fait ses classes à l’école des Callaïdes. Et frère Jérôme, l’auteur du fameux Précis fondamental de romanian, vient parfois l’aider, en attendant d’engager un correcteur d’orthographie. Voyez si nous avons le souci que nos Lettres soient décentes. J’enverrai Elodie (notre correctrice) se présenter à vous, cela devrait vous rassurer.
Les rassurer, difficile à dire. Mais les subjuguer, c’était certain. Isolde lui ayant décrit les personnages, Élodie parla de son métier avec moult détails rassurants, mais surtout avec une voix suave, des yeux languides, une volubilité gracieuse dans les gestes qui firent que les deux libraires n’hésitèrent plus – d’autant qu’Élodie leur avait acheté deux livres et qu’elle avait suggéré la possibilité de venir plutôt se ravitailler chez eux en Belles Lettres fraîches plutôt que chez Gollard, l’infâme concurrent.
Du coup, Bastien franchit ce jour-là le seuil comme s’il s’agissait d’un territoire ami. En le voyant, les deux libraires (Péquin en train de lire un livre avec son habituelle face ratine, Boudur en train de ranger d’épais volumes en haut d’une étagère) le saluèrent. Bastien ne traîna pas : il avait apporté avec lui le résultat de ses conversations avec le bourreau. Il leur lut ses articles et leur proposa l’idée de publier les mémoires d’André Colart. L’accueil fut d’abord maussade :
— Hmpf ! renasqua Péquin. Un bourreau ! Je vous reconnais bien là, mon jeune ami, avec votre goût pour les récits tout de sang et de violence.
Mais Boudur n’était pas de cet avis.
— Cela dépend, les textes que nous a lus notre jeune ami sont assez bien écrits.
— Parce qu’il a amélioré par son art les paroles de ce Colart, répliqua Péquin.
— En fait assez peu, corrigea Bastien. Cela va vous surprendre, mais Colart parle bien, c’est quelqu’un qui a étudié. Je pense qu’avec un peu d’habitude, l’écriture ne lui poserait pas de problème. D’ailleurs, je me suis proposé pour l’aider dans les premiers temps.
Péquin cessa de renasquer. Après tout, pourquoi pas ? Il fallait voir ce que cela donnerait. Que le bourreau écrive déjà dix pages, qu’il les montre et alors ils donneraient leur réponse.
— Tiens ! fit Boudur. Puisque vous parlez de l’aider à corriger ses textes, vous direz à votre jolie correctrice que nous avons reçu son livre et qu’elle peut venir le chercher quand elle voudra.
De fait, quand Élodie arrivait avec ses boucles blondes, c’était toujours jour de fête dans la librairie.
Mais Péquin ricana.
— Ah oui ! Hin ! hin ! Le Secret des Âmes déchirées ! Un bien sombre recueil pour une jolie cliente comme votre collègue. Quelle drôle d’idée ! Enfin, c’est un livre décemment écrit, donc tout va bien. Mais enfin, plus de cinq cents pages de dévoilements de secrets plus ou moins répugnants, il faut aimer cela.
— D’ailleurs, elle est passée hier pour me commander un autre livre. Tu n’étais pas là, Péquin.
— Ah oui ? et lequel ?
Péquin & Boudur pouvaient être impitoyables envers leurs propres clients. Ils ne s’apercevaient même pas de l’inconvenance à dévoiler ainsi les achats d’Élodie devant Bastien. En tout cas, celui-ci était tout oreilles.
— L’Occulta Anatomia.
Péquin éclata de rire. Mais bien sûr ! Quoi de plus essentiel à une bibliothèque que l’Occulta Anatomia ?
— Qu’est-ce que cet ouvrage ? demanda Bastien.
— Un livre de médecine, fit Péquin. Plus ou moins toléré par les maistres de cette science, d’ailleurs. Vous qui aimez les mystères, cela devrait vous plaire. Il recense ceux du corps humain, ses afflictions et leurs traitements.
— J’y songe, ajouta Boudur, elle m’a dit que c’était pour un oncle habitant je ne sais où et collectionnant les beaux livres.
— Ah çà ! Les gravures sont de qualité. Il faut juste avoir le cœur accroché. Ou alors avoir des goûts particuliers. Je sais que c’est un livre qui a toujours eu un certain succès chez les personnes dérangées.
S’il était entré au Livre le cœur léger, Bastien en sortit l’esprit bien lourd. Décidément, cette armide, mieux valait l’oublier… du moins pour quelque temps.
À suivre…
(1) Voir le tome I du Livre II des Callaïdes : La Geste Paladine.
(2) Voir La Binocleuse zélée