Les Confessions de la Hache (3) : Que la bête meure !

Résumé de l’épisode précédent : Bastien Lanvin, rédacteur à la Gazette du Royaume, se trouve devant André Colart, le bourreau de la ville qui vient d’abandonner sa fonction. Son but est de le faire parler de lui, de son rude métier, de ce qui l’a poussé à le choisir…

— J’avais huit ans. À cette époque j’habitais Clarengy, un petit village dans le Givernay. Mes parents étaient de modestes fermiers, qui gagnaient peu mais suffisamment pour nourrir leurs trois enfants et être heureux. Heureux, je l’étais. Du moins jusqu’à mes huit ans. À l’époque, Éloïse, ma petite sœur, n’en avait que quatre. C’était une fillette du genre de celles qui illuminent un lieu ou un instant dès qu’elles paraissent ou ouvrent la bouche. Mon frère Benjamin et moi-même aurions volontiers tué pour la protéger. Un soir, nous étions tous, elle exceptée, dans notre maisonnette. Ma mère cuisinait, mon père se reposait, la bouffarde à la bouche. Quant à moi, j’étais assis sur le sol, occupé à jouer aux dés avec mon frère. La soirée était douce, paisible. Nous avions laissé la porte ouverte pour laisser pénétrer le doux air frais. Encore aujourd’hui, quand j’y songe, j’ai la sensation de sa caresse sur ma joue. Malheureusement, cela ne dura pas. Aux tranquilles pépiements des oiseaux, le vent nous apporta un autre bruit, plus inquiétant celui-là. Le rugissement d’un chien en colère. Le chien de notre voisin, bête que l’on entendait assez peu. Ma mère, penchée sur sa cuisine, se retourna, surprise. Mon père souleva ses paupières tandis que Benjamin et moi tournâmes machinalement la tête vers l’entrée avant de revenir à notre jeu. Je ne sais à quoi pensa mon frère mais moi, durant les quelques secondes qui passèrent, j’attendais, terrorisé, espérant de toutes mes forces qu’il ne parvienne pas à nos oreilles un autre bruit, plus tragique celui-là.

— Où est Éloïse ? demanda ma mère, elle aussi incapable de se remettre complètement à son occupation.

Aussitôt, comme pour lui répondre, un cri strident perça le crépuscule qui commençait à nous envahir. De nouveau nos quatre regards se braquèrent sur l’entrée. Le cœur subitement de glace, il ne nous est pas venu à l’idée de nous ruer dehors pour nous porter au secours de celle qui hurlait de panique maintenant. Le bruit de ses pas nous parvenait, dans un instant elle allait faire son apparition dans l’encadrure de la porte, héroïne d’un de ces spectacles morbides et sanglants que les artistes se plaisent parfois à jouer dans les foires.

Ce fut un spectacle dont nous nous serions bien passé.

À sa vue, mon frère, d’une nature toujours plus sensible que la mienne, perdit connaissance. Éloïse se tenait debout, au milieu de l’entrée, n’osant plus faire de pas pour s’approcher, de peur sans doute de tacher de son sang notre plancher qui pourtant en avait vu bien d’autres. C’est que sur son visage, une partie de sa joue gauche avait été lacérée et pendait lamentablement, retenue seulement par un bout de chair. Que s’était-il passé avec le chien pour que cette bête, qui nous connaissait, qui s’était habituée à notre présence et à celle de ma sœur, la morde ainsi au visage ? Lui avait-elle tiré la queue ? lancé une pierre ? attaqué avec quelque branche ? Nous ne l’avons jamais su. Ce qui était sûr, c’est qu’Eloïse vivrait désormais à jamais défigurée.

Alertés par les hurlements qui ne se calmaient pas, nos voisins – les propriétaires du chien – vinrent voir ce qui en était à l’origine. Dès qu’ils comprirent que leur bête en était la cause, ils furent admirables de dévouement. Nous, nous étions comme sonnés par le spectacle impressionnant d’une adorable fillette blonde que nous chérissions et dont le visage laissait apparaître un trou sanglant qui nous faisait voir les dents. L’homme possédait un cheval qu’il utilisait pour quelques travaux ruraux mais aussi pour des promenades. Il décida aussitôt de le monter pour se rendre au village voisin où se trouvait un paysan qui avait la réputation d’avoir recousu de vilaines blessures.

Pendant ce temps, nous essayâmes d’abrutir Eloïse de paroles réconfortantes pour la calmer. Ce n’était pas grave, quelqu’un allait venir pour lui soigner sa joue ! Chut ! Chut !

À la fin, elle-même épuisée par sa crise, elle finit par estomper ses cris qui se transformèrent en pleurs qui eux-mêmes finir par s’éteindre. On l’allongea sur le premier lit venu – le mien –, la tête posée sur la cuisse de ma mère qui s’y était assise et, du bout des doigts, avait pris le bout de chair pour le poser dans l’écrin ravagé. Mon frère, sorti de sa torpeur, s’était approché pour lui prendre la main et lui dire des choses gentilles tandis que mon père, avec un linge propre imbibé d’eau, s’efforçait de lui laver les contours de la plaie. À son arrivée, le paysan ramené par le vousin n’aurait plus qu’à coudre.

Quant à moi que fis-je ? À la vue du désastre du visage de ma sœur, gentille petite blonde que tous les paysans du village voyaient comme un cadeau venu du ciel, je me mis à trembler de rage, roulant dans mon esprit une pensée sombre, mais qui en même temps me semblait parfaitement juste. J’hésitais encore mais, à la fin, je pris ma décision. Sur la petite table où ma mère cuisinait se trouvaient trois couteaux. Je saisis le plus gros et me précipitai dehors. Le voisin avait eu beau jeu de faire l’âme dévouée en galopant jusqu’au premier village, il était hors de question de laisser le coupable impuni. Mes parents et mon frère s’occupaient de ma sœur. Bien. Moi, j’allais m’occuper du chien.

Il dormait.

Du moins, alors que je ne me trouvais plus qu’à une dizaine de pas de lui, j’eus cette impression. Mais alors que je m’approchais, je l’entendis émettre un bref pleur. Je m’arrêtai aussitôt. Il ne dormait pas. Il avait pleinement conscience de ma présence. Et son instinct lui faisait probablement deviner le but de ma venue. Du reste, je ne cherchais absolument pas à cacher le couteau.

Il faut vous dire aussi que c’était un de ces rudes bâtards comme les paysans en possèdent souvent. Pas énorme non plus, mais assez gros. Pas agressif, mais n’hésitant pas à grogner et aboyer quand passait un colporteur ou un visage inconnu. Encore une fois, je n’avais que huit ans et, s’il avait voulu se défendre de moi, je n’aurais pas pesé bien lourd. J’eus subitement conscience de cela et repris ma marche plus prudemment. Ma décision n’avait pas faibli, mais je me disais que le mieux était de s’approcher calmement pour lui flatter le chef, comme je l’avais fait bien souvent, et, au moment où il ne s’y attendrait pas, lui passer la lame sur la grosse veine du cou.

C’est ce qu’il se produisit.

Je posai un genou et, de la dextre, lui caressai la tête. L’animal, entièrement soumis, presque affectueux, continuait de pleurer doucement. Sur le coup, je me dis qu’il pleurait parce qu’il était désolé de ce qu’il avait fait. Oui, Eloïse avait dû lui faire quelque chose et il avait réagi trop vivement, il en avait conscience. Mais alors que de la dextre j’approchai la lame de son cou, les pleurs montèrent en intensité. Le chien avait conscience du couteau, il savait que j’allais le tuer, mais ne faisait rien pour m’en empêcher ! Il pleurait parce qu’il savait qu’il allait mourir. Parce qu’il savait que j’allais être son bourreau… et que le bourreau est une ombre contre laquelle on ne peut lutter.

Je l’égorgeai.

La première créature dont j’abrégeai la vie avait donc été un chien. Il fut le seul.

Colart s’arrêta enfin et se saisit de son verre pour en prendre une gorgée. Saisi par ce qu’il venait d’entendre et de retranscrire par sa plume qui s’était agitée frénétiquement sur son feuillet, Bastien éprouva le besoin de rompre le silence.

— Et Eloïse ? A-t-elle pu être sauvée ?

Un sourire plein d’amertume apparut sur le faciès de Colart.

— Sauvée, oui. On peut en effet estimer que le rafistolage grossier d’un paysan à peu près ignare en médecine l’a sauvée. Ma sœur est morte à sa vingt-troisième année. Entre les deux, peut-on dire qu’elle a été heureuse ? Je ne le crois pas. C’est que la cicatrice qu’elle arborait était véritablement hideuse. Rares furent les enfants du village qui s’y habituèrent. La majorité l’évitaient, associant la cicatrice à d’imbéciles superstitions. D’autres enfin, plus rares, mais malheureusement bien réels, se moquaient d’elle. Un garçon, surtout. Il s’appelait Gérald Meschin. J’ai encore en mémoire la prodigieuse quantité de mots blessants qu’Éloïse nous rapportait, en pleurs. « Tiens ! V’là Face-de-chien ! » « Cicatrice ambulante est bien habillée joud’hui ! » « Bonjour Tête-de-crocs ! » « Comment ça va t-y, Truffe-tordue ? » Et encore la Morduette, Face-à-vif, la Chienne et, bien sûr, la Laide. Évidemment, cela me révoltait ainsi que mon frère et plus d’une fois nous nous en prîmes à cet infâme. Nous voulions nous aussi nous en prendre à sa gueule pour lui faire passer l’envie de recommencer. Mais il s’agissait d’un des plus vigoureux gars du village et à chaque fois c’était nous qui finissions à moitié assommés. Ma mère tenta d’intervenir auprès de ses parents pour leur faire comprendre l’indélicatesse de leur garçon. Eux aussi étaient révoltés, ils comprirent fort bien la requête de ma mère. Malheureusement, Gérald était devenue une mauvaise herbe, il passait de plus en plus de temps à Thouard, la ville la plus proche de notre village, pour s’enivrer et s’encanailler avec de mauvais sujets. Il revenait pour gagner un peu d’argent quand il ne volait pas tout simplement dans la cassette familiale. Ma mère n’insista pas.

Je songeai lors à ce que j’avais fait au chien. Le tuer me semblait une action juste. C’était une âme méchante, portée sur le mal, je n’étais pas sûr d’éprouver des remords à écourter sa vie. Mais lui ne se laisserait pas tuer comme le chien. Et puis, pour révoltantes qu’elles fussent, ses moqueries me semblaient d’une gravité inférieure à la meurtrissure laissée par le chien. Avait-on jamais entendu parler d’un homme passer sous la hache du bourreau à cause de pitoyables plaisanteries ? Non. En revanche, en apprenant que Gérald se commettait en ville, une idée commença à germer en moi. Précisément, deux idées. Mais c’est assez pour aujourd’hui, j’ai beaucoup parlé. Vous m’avez parlé je crois de plusieurs articles. Il faudra bien cela en effet pour retranscrire tout ce qui m’encombre le cœur, et je pense que vous avez assez récolté pour un premier article.

De fait, les feuillets s’étaient accumulés. Plongés dans l’écriture fiévreuse pour ne pas laisser passer le moindre mot, Bastien commençait à avoir les tempes bourdonnantes. Pourtant, subjugué par ce qu’il entendait, il serait volontiers resté pour entendre la suite.

— Pourrai-je donc revenir demain à la même heure ?

Colart ne répondit pas, se contentant de hocher doucement la tête.

À suivre…

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