Résumé de l’épisode précédent : Antoine Faumiel, chef-rédacteur de La Gazette du Royaume, a une brillante idée : faire une série d’articles sur la vie du bourreau André Colart qui a décidé d’abandonner sa rude profession. Il demande à son rédacteur Bastien Lanvin, spécialisé dans les faits mystérieux, de rencontrer l’homme pour recueillir le récit de sa vie. Un peu hésitant, Bastien, encouragé par les commentaires émoustillés d’Élodie, la belle correctrice, se rend dans la rue où vit le bourreau et toque à sa porte…
L’homme qui apparut devant Bastien dans l’encadrure de la porte n’avait pas à la main une hache ou des tenailles fumantes. Non, à vrai dire, rien d’impressionnant. Du moins à première vue car à y regarder de près c’était un visage de caractère, avec ses traits anguleux et ses rides profondes. La mâchoire carrée, signe de volonté, allait bien à un homme dont le métier avait nécessité d’exécuter de terribles gestes sans réfléchir, et ses yeux perçants n’étaient pas sans donner à son regard une aura de gravité. Évidemment, sans être de grande taille, il était râblé et en dépit de sa chevelure grisonnante, il était d’une robustesse et d’une force capables de mater cinq jeunes hommes comme Bastien.
— Que voulez-vous ?
La question n’était pas proférée brutalement mais avec fermeté. Bastien s’attendait à une voix d’outre-tombe, c’était au contraire une voix claire, un peu rocailleuse. Elle encouragea Bastien à parler.
— Bon… bonjour. Excusez-moi de vous déranger. Je me nomme Bastien Lanvin, je suis rédacteur à la Gazette du Royaume. Nous avons appris que vous abandonniez votre fonction et nous nous sommes dit qu’il serait intéressant pour nos lecteurs d’avoir un témoignage de…
Sans en écouter davantage, l’homme ferma la porte. Ou plutôt, tenta de la fermer car Bastien, pris d’une curiosité subite pour les petits yeux intenses, avança son pied sans réfléchir dans l’encadrure.
— At… attendez, laissez-moi vous expliquer, ce n’est pas ce que vous croyez. Il ne s’agira pas de donner aux lecteurs une collection de faits sordides mais de… de donner à voir l’homme derrière le bourreau. De comprendre pourquoi une personne choisit d’épouser ce métier, de saisir son utilité, peut-être même… sa profondeur. Vous savez, en venant je me suis senti comme tout le monde, c’est-à-dire que personne ne veut vraiment côtoyer un bourreau, encore moins l’avoir comme voisin, ce qui explique sans doute pourquoi vous vivez isolé dans un quartier comme Claquart. Mais en vous voyant, je ne sais pas, je me suis dit que tout cela est bien injuste, qu’après tout vous êtes comme tout le monde. Je veux dire, vous savez ce que l’on raconte, que les bourreaux, à force d’être au contact du sang et de cadavres, sont des êtres impurs, presque des suppôts du diable. Ne vous déplairait-il pas de montrer la vérité ? À savoir que vous êtes juste quelqu’un d’ordinaire qui pratique un métier extraordinaire. Je vous assure que mon article sera très scrupuleux, très respectueux de ce que vous voudrez bien me dire. Ce ne sera pas la voix du gazetier Bastien Lanvin montant en épingle la vie d’un bourreau. Ce sera la voix d’André Colart qui jettera la lumière qu’il souhaite sur sa vie et qui, ensuite, dira au lecteur de le juger comme bon lui semble.
C’était sorti d’un coup, comme ça. Dans les premières phrases, Bastien avait eu l’impression de s’enfoncer, de dire n’importe quoi. Mais au fur et à mesure qu’il parlait, il sentait aussi que derrière la porte, on l’écoutait attentivement, et que ces mots, balancés à l’instinct, n’étaient finalement pas si mauvais, qu’ils portaient.
La porte ne s’ouvrit pas tout de suite. Bastien chercha d’autres arguments à formuler, mais comme ils ne venaient pas, il fut à deux doigts de supplier, comprenant alors combien il tenait à s’entretenir avec l’ancien bourreau.
Il n’eut cependant pas à la faire car ce dernier ouvrit de nouveau la porte.
« Entrez. »
Juste un mot. Il fallait espérer que lorsqu’il parlerait de sa vie il soit moins économe, mais Bastien garda pour lui cette réflexion et se dépêcha d’entrer, à la fois frissonnant et excité, encore que cette excitation fût d’une autre nature que celle que lui faisait ressentir Élodie.
Ah ! Élodie ! Quelle jolie lumière émanait d’elle ! Ce qui n’était certes pas le cas de la pièce sombre et austère dans laquelle il pénétra, à l’image finalement de l’ancienne profession de son hôte. Les murs, de pierre brute, étaient à peine éclairés par la lueur vacillante d’une chandelle posée sur une table en bois massif. Un grand foyer dominait un côté de la pièce, ses flammes mourantes projetant des ombres inquiétantes sur les murs. Devant le foyer, un vieux tapis élimé offrait un maigre confort, tandis que quelques chaises bancales entouraient la table centrale, encombrée de parchemins et de livres épais, attestant de quelques connaissances chez cet ancien bourreau, métier souvent pratiqué par des êtres frustes et ignares. Une seule fenêtre, petite et grillagée, laissait entrer une lumière chiche et blanchâtre, rendant l’atmosphère encore plus oppressante.
Mais ce ne fut rien lorsque Bastien aperçut, sur une étagère poussiéreuse, des bocaux remplis de substances étranges côtoyant des crânes humains. Le bourreau aperçut le regard horrifié du jeune homme, un léger sourire fendit son visage.
— Quelques vestiges d’exécutions passées, fit-il. Ces crânes ont une histoire, peut-être vous les conterai-je.
Cet André Colart parlait décidément assez bien et confirmait la bonne impression laissée par les livres.
Soudain, le tempérament du gazetier s’empara de l’esprit de Bastien qui, sans y être invité, s’approcha de l’étagère pour observer de près les livres qui y étaient entassés : de vieux tomes de médecine, mais aussi de droit et de théologie. Ils s’empilaient à côté de manuscrits plus récents, reflet de l’érudition inattendue de cet homme aux mains qui avaient dû être recouvertes par bien des setiers de sang. Une carte ancienne de la ville était clouée au mur, marquée de notes et de symboles mystérieux, peut-être traces de ses anciennes activités ou de ses réflexions sur la justice…
Que tout cela est fascinant, se dit Bastien, Faumiel a bien fait de m’envoyer ici.
Et là aussi, s’il sentit un frisson lui parcourir l’échine alors qu’il prenait place sur l’une des chaises, sous le regard intense et scrutateur d’André Colart, il ne put s’empêcher d’éprouver une forme d’excitation.
Face à lui, l’ancien bourreau posa une bouteille de vin avant de se rendre dans une petite pièce attenant et en revenir avec deux verres, qu’il posa avant de les remplir.
— Je ne vous demande pas si vous en voulez ou non. Ce n’est pas par impolitesse, mais juste parce que je pressens qu’il vous sera de réconfort.
En plus d’avoir des lettres, le bourreau pratiquait l’humour.
— En effet, fit Bastien, amusé, se saisissant volontiers d’un verre pour le rapprocher de lui.
Il sortit alors de son manteau quelques feuillets pliés ainsi que sa plume et son encrier de voyage.
— Je ne sais s’il est bon ou non de parler de moi. Les bourreaux ne sont pas des hommes qui parlent, voyez-vous, nous sommes des ombres qui accomplissent leur sombre office au milieu de la lumière de la place publique, sous les yeux de tous et en même temps cachées par un capuchon de toile. Mais il arrive parfois que même l’ombre souhaite être vue. Ou plutôt, qu’elle souffre de ne pas l’être complètement. Vos mots ont réveillé en moi cette envie de parler de moi, d’expliquer ce que signifient ces mots : « Je suis le bourreau. »
André Colart s’arrêta un instant, comme pour jauger la réaction de Bastien, puis reprit :
— Vous devez comprendre que ce métier… oui, ce métier est une malédiction autant qu’une vocation. Ce n’est pas seulement la main qui se lève et s’abat, c’est aussi l’âme entière qui, parfois, doute, frémit alors que vous perce un cri arraché par un être qui, parfois, est davantage victime que coupable. Pourtant, année après année, votre âme se cuirasse et les cris ont bien du mal à la pénétrer. Mais c’est lorsque vient la nuit que ces cris se vengent en vous arrachant de votre sommeil. Pour le commun, le bourreau est celui qui tue et torture, c’est là chose entendue. Mais ce n’est pas si simple, non, ce n’est pas si simple. Il faut que l’on sache ce que cela fait, ce que cela coûte.
Il prit son verre en en but, lentement, une gorgée. Puis il tourna la tête vers l’âtre, son regard se perdant dans les flammes mourantes du foyer.
— C’est étrange de se dire que dorénavant, la vue des flammes ne sera plus associée à une peau à tisonner. Là aussi… une peau à tisonner… sur le coup, l’armure est solide. Mais la nuit, les grésillements et les odeurs vous reviennent, et alors là…
Bastien, la plume déjà à la main, attendait, captivé et circonspect, ne sachant quoi répondre. Il savait que ce qu’il allait entendre serait difficile, mais aussi précieux. Et fascinant. Il était prêt à écouter, à comprendre, et surtout à transcrire fidèlement les paroles de cet homme voulant se défaire de son ombre.
— Monsieur, fit-il, nous verrons tout cela, nous n’en sommes pas encore là. Pour aujourd’hui, je vous propose de raconter comment vous en êtes arrivé à devenir bourreau. Plus précisément, est-ce que ce choix avait ses racines dans une période lointaine de votre vie ? Qu’est-ce qui vous a amené à devenir ce que vous êtes ?
Colart baissa les paupières, comme pour se recueillir, plonger dans son passé. Quand il les leva, voici le flot qui sortit de ses lèvres :
À suivre…