La Binocleuse zélée (20) : Horribilis noctis !

Résumé de l’épisode précédent : ivre, radieuse, enchantée par ses nouvelles connaissances, Lucinde, échauffée par un verre de vin, se met à danser dans une taverne avec un peu trop de fougue et finit par voir ses précieuses lunettes choir avant de se voir réduites en miettes par un malencontreux pied d’un lutteur de foire…

Le gros Armand, tout imbibé qu’il était, ne l’était cependant pas assez pour ne pas avoir entendu Lucinde. Il s’écarta et observa qui avait crié ainsi. C’était une jeune femme, bientôt entourée de deux dames.

En effet, Cyrielle et Élodie, qui avaient entendu le premier cri et assisté ensuite à la catastrophe, s’étaient ruées autant pour protéger Lucinde que pour ramasser ce qu’il restait des lunettes, en espérant qu’elles soient réparables. Si la soirée avait bien commencé, elle était en train de s’achever de sinistre façon, avec une Lucinde en pleurs que Cyrielle amenait à la table en la réconfortant, tandis qu’Élodie tenait dans le creux de ses mains le cadavre des lunettes. Elle les posa sur la table et, après un rapide coup d’œil, il ne fit aucun doute à chacun des employés de La Gazette qu’elles avaient rejoint le paradis des lunettes et que Lucinde n’avait plus qu’à s’en procurer de nouvelles.

Elle n’avait plus qu’à… oui, c’était bien facile à dire. Sachant le coût que pouvaient avoir ces objets ne pesant pas plus de trois onces, on se garda bien de formuler ce conseil qui ne l’eût pas vraiment consolée.

Dévastée, désormais entourée de visages fantomatiques et de formes dont elle n’apercevait que des contours incertains, Lucinde se mit, entre deux sanglots, à déballer confusément sa vie, de son départ à Nantain jusqu’à son installation. Les efforts de ses parents pour lui permettre de vivre à la Capitale, ses privations mais aussi toutes les dépenses commises une fois son travail obtenu tantôt…

— Oh ! Tout cet argent dépensé ! Si j’avais su !

— Mais il doit bien t’en rester un peu ? demanda Cyrielle.

— Oui, mais pas assez pour avoir de nouvelles lunettes.

— Je ne vois pas d’autre moyen que de mettre de côté pour les mois à venir.

Effectivement. Des mois à coller le visage à trois pouces de feuillets afin de les lire et de les annoter. Cela promettait d’être charmant.

Enfin Lucinde se calma et cessa de sécher ses larmes (c’était bien pratique, elle n’en avait plus à verser !). On proposa de la raccompagner mais elle refusa obstinément. Elle habitait à deux pas, elle ne voulait déranger personne. On acquiesça, un peu inquiet tout de même, puis ce petit monde la laissa partir.

Si Lucinde habitait en effet à deux pas, il faut ici préciser que sa mauvaise vue lui fit prendre de mauvais chemins et ce ne fut qu’une heure plus tard, au bout de six-mille-cent-trente-cinq pas qu’elle arriva chez elle.

Et durant tous ces pas, il lui advint évidemment mille et une avaries. Elle se trompa ainsi plusieurs fois de chemin pour se retrouver dans quelque ruelle sombre et peu ragoûtante.

Mais s’il n’y avait eu que cela !

Car elle trébucha plusieurs fois (sept en tout) sur des racines d’arbres ou des pavés mal ajustés. Ah ! Elle se cogna aussi contre un poteau (deux fois) parce qu’elle était concentrée à regarder où elle mettait les pieds, tout simplement parce que juste auparavant, elle avait marché dans une flaque d’eau boueuse (précisons qu’alors qu’elle se trouvait dans la taverne, les nuages en avaient profité pour beaucoup pleurer). Les flaques d’eau furent d’ailleurs assez joueuses avec elle, puisque par trois fois, en tentant d’éviter l’une d’elles, elle mit le pied dans une autre, encore plus grande.

Mais s’il n’y avait eu que cela !

Ainsi, durant un bon quart d’heure, elle se perdit dans un dédale de ruelles et tourna en rond sans s’en rendre compte. À un moment, elle bifurqua à droite et entra dans la cour d’un bâtiment. Pas de chance, s’y trouvait un gros molosse qui, réveillé par ses pas, se mit à gronder et à lui courir après pour la dévorer vive ! Lucinde, terrifiée,  fit aussitôt demi-tour et ne dut son salut qu’à la longue chaîne qui retenait l’horrible bête. Mais elle ne fut pas quitte à si bon compte de sa frayeur puisque juste après, elle marcha sur la queue d’un chat de gouttière qui siffla et lui donna deux coups de griffes à son mollet.

Mais s’il n’y avait eu que cela !

Car elle tomba carrément dans un fossé, se faisant fort mal et achevant de salir complètement ses habits. À un moment, totalement éperdue et abrutie par ses mésaventures, elle confondit un arbre avec… un homme, pensant lui demander son chemin et, réalisant son erreur, s’excusa auprès de lui ! Empruntant une autre ruelle sombre, elle s’y retrouva coincée, incapable de voir la sortie et de plus en plus étranglée par l’angoisse (peu s’en fallut qu’elle criât à l’aide). Elle confondit aussi un mendiant avec un sergent de ville et, enfin, se vit alpaguer par un recruteur d’horizontales qui, à la vue de la mise crottée de Lucinde, pensant qu’elle se trouvait dans la plus grande des nécessités, lui proposa d’entrer à ses services. Mais quand Lucinde lui montra aussitôt un visage de vierge outrée, il s’amusa à lui salir les oreilles (au point où elle en était…) en lui tenant ces dégoûtants propos :

— Le zague-zague d’un joujou, tu gagneras cinq sous. Pour le gamahuchage de canal, j’t’en laisserai dix. Et même quinze si tu gobes le merlan. Vingt-cinq sous si tu t’laisses rembourrer le bas. Quant au galipotage de fondement, j’peux aller jusqu’à cinquante sous ! Songes-y ma p’tite fille, c’est pas rien, ça, cinquante sous.

Langage horrible et même doublement pour une jeune fille qui avait quasiment dépensé tout son argent et qui allait devoir très vite en regagner pour se procurer des lunettes. Heureusement, l’homme n’était pas méchant et n’essaya pas de la violenter. Il se contenta à la fin de la laisser partir en l’accompagnant de ses ricanements, achevant de faire monter les larmes aux yeux de Lucinde qui, quelques minutes plus tard, déboucha miraculeusement dans la rue où elle habitait.

Entrée dans son bâtiment, sale, échevelée, épuisée, elle mit un certain temps pour monter à son troisième étage. D’un côté, voir les marches de l’escalier défiler était réconfortant puisqu’à chaque pas elle se rapprochait de son modeste logis et de son lit. De l’autre, les marches, elle les voyait floues et de sombres pensées commencèrent lors à lui venir.

À suivre…

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