La Binocleuse zélée (19) : Le diable est dans les lunettes

Résumé de l’épisode précédent : dans la petite salle où elle  va désormais effectuer son travail, Lucinde fait la connaissance d’Élodie, blonde avenante spécialisée dans les corrections liées au style. Le caractère semble particulier mais, après l’avoir vue humilier Alaric en sa présence, Lucinde finit par l’apprécier…

 Une heure passa, puis deux. Gentiment, Cyrielle, qui était montée de nouveau afin de remettre d’autres travaux, en avait profité pour poser sur la table de Lucinde une tasse de thé, prise dans le petit salon de délassement du premier étage, salon que la jeune fille avait oublié dans la fougue de ses élans correcteurs. Elle se promit, pour le jour suivant, de s’octroyer une pause dans ce délicieux refuge.

Puis deux autres heures passèrent à la fin desquelles les rédacteurs quittèrent la gazette, laissant Lucinde, Élodie et les imprimeurs achever le travail de la journée.

Ce fut le moment que Faumiel choisit pour monter afin d’inspecter le travail de la nouvelle venue. Étant moins porté sur l’orthographie que frère Jérôme, il se contenta de lire un feuillet chargé de corrections en opinant gravement.

— C’est bien, continuez ainsi, fit-il, toujours très avare de compliments.

Alors qu’il quittait la pièce, ce fut Henri qui fit son entrée. Lucinde, qui s’apercevait que quatre heures de lecture attentive et de correction pouvaient être éprouvant pour ses yeux, le vit venir avec joie, sa présence lui promettant un ultime délassement avant d’attaquer les sept derniers feuillets qui s’étaient entassés sur le coin de sa table.

Il fit vite car il était pressé disait-il – mais un œil attentif eût pu apercevoir sur le visage d’Élodie certaine lèvre supérieure retroussée laissant supposer que des traits pouvaient être lancés et qu’Henri n’avait nulle envie de les recevoir en présence de la jolie binocleuse –, il était pressé donc, mais il était chargé par les autres rédacteurs de prier Lucinde et Élodie de venir les rejoindre plus tard à la Taverne de Maistre Bordier pour faire connaissance autour de quelque bon verre. Si elle ne savait où se trouvait la taverne, Élodie saurait l’y mener.

Autant dire que Lucinde n’eut plus du tout mal aux yeux pour les sept derniers feuillets qui furent vitement corrigés. Elle dégoulinait d’ailleurs tellement de joie et d’excitation qu’Élodie, qui se limait les ongles en l’attendant, devina dans quelle solitude elle devait s’être vautrée depuis son arrivée dans la Capitale. Elle ne la jugea pas pour autant ; après tout, elles étaient compagnonnes de corvée puisqu’elles avaient toutes deux la pénible tâche de démouscailler les sinistres écrits d’Alaric.

Son dernier mot corrigé, Lucinde s’étira avant de se frotter longuement les yeux. C’était plus rude qu’elle ne l’avait imaginé mais il suffirait de s’y habituer et de prodiguer quelques conseils aux rédacteurs pour que certaines erreurs ne soient plus reproduites et l’allègent ainsi dans son travail. Dans tous les cas, elle était intérieurement radieuse d’avoir terminé sa première journée. Tellement radieuse qu’elle jeta un regard presque affectueux en direction du Précis de l’autre qui lui avait été utile pour surmonter quelques hésitations sur deux ou trois cas. Plutôt que d’aller le remettre dans la salle des archives, elle se dit que le plus simple était de le laisser sur sa table. Elle s’étira une deuxième fois et, voyant qu’Élodie s’était levée pour lui proposer de partir, elle la suivit afin de remettre le reste de leurs feuillets corrigés pour la composition.

Quand Élodie débarquait dans l’atelier de Gustave, c’était toujours moment de fête dans les yeux et le cœur de ses deux ouvriers. Mais on avait appris à se méfier, la langue de la blonde armide étant moins avenante que les belles courbures de ses boucles blondes. Comme c’était la première fois que Gustave recevait des feuillets avec une double correction, le vieil imprimeur donna quelques conseils afin de ne pas lui faire perdre de temps à trop décrypter le mélange de couleurs d’encre. Enfin, les deux jeunes femmes quittèrent la gazette.

Il fut fort doux au cœur de Lucinde de marcher pour la première fois dans les rues en compagnie de quelqu’un d’à peu près son âge. Encore un peu intimidée, elle se contenta de quelques paroles insignifiantes afin d’entamer un semblant de conversation. Surtout, elle essayait de se rapprocher au plus près d’Élodie, un peu comme elle l’eût fait si elle s’était promenée avec une grande sœur. Malheureusement la blonde ne l’entendait pas ainsi, sans doute gênée de marcher en compagnie d’une fille sentant encore un peu fort sa province et surtout bien malparée. Aussi à chaque pouce que Lucinde faisait pour se rapprocher, Élodie faisait-elle un léger pas de côté pour la tenir à distance, un peu comme s’il se fut agi d’une lépreuse ou d’une pestiférée. Elle trouva la promenade un peu longue.

Enfin, elles arrivèrent.

Lucinde se tenait devant la taverne, émerveillée par les grandes vitres éclairées par lesquelles des reflets dansants illuminaient la nuit, révélant des silhouettes mouvantes et des éclats de rire joyeux. Pour elle, c’était un théâtre de mystères où chaque personne cachait une histoire à découvrir, où chaque chanson jouée par les ménestrels était une invitation à l’aventure. Elle craignait bien les vapeurs de bière, elle qui ne buvait que de l’eau plate, du thé ou du lait, mais elle ne sentit pas moins son cœur palpiter d’excitation et d’appréhension mêlées, comme si elle se tenait à l’orée d’un monde nouveau, prête à en explorer chaque recoin avec émerveillement.

Et si l’extérieur était plein de promesses, que dire de l’intérieur ? Dès la porte d’entrée franchie, Lucinde fut subjuguée. Ce n’était pourtant pas grand-chose, ce n’était que la Taverne de Maistre Bordier, taverne plutôt familiale, loin des bouges les plus tapageurs ou estudiantins (c’est d’ailleurs un peu la même chose) de la ville, mais pour la jeune fille, les couleurs, les odeurs, le brouhaha mêlé à des notes qu’un troubadour jouait sur un flûtiau, tout lui parut merveilleux (précisons qu’en jeune fille bien éduquée, Lucinde n’avait jamais osé entrer par elle-même dans une des tavernes de la capitale, estimant que cela était malséant ; la réalité était qu’à ses yeux, entrer dans une taverne était comme entrer dans une louvière ou un bordel à ogres).

Élodie aperçut une grande table où se trouvaient les gazetiers et les deux jeunes filles s’y frayèrent un chemin au milieu des autres tables.

Pour ne pas gêner Lucinde, on ne chercha pas à l’accabler de questions. Il s’agissait avant tout de la mettre à l’aise, on la considérait comme une camarde et en lui donnant un échantillon de leur esprit, de leurs connivences ou de leurs petites discordes. Et Lucinde ne demandait pas autre chose. De nature réservée, elle s’efforça d’être gaie et volubile, et y parvint assez bien, atténuant le côté taupe sérieuse que lui donnaient ses lunettes. Voulant copier Élodie, elle commanda un verre de vin plutôt que de bière. Ce n’était pas nécessairement le meilleur choix car peu habituée à la boisson, elle sentit rapidement une douce échaudure lui cuire le visage et lui faire tourner la tête, alors qu’elle n’avait bu qu’une moitié de verre. Sagement, elle décida que ce serait son seul verre de la soirée, s’apercevant qu’il lui était subitement plus difficile de donner un sens à la conversation qu’elle entendait. Difficulté pas nécessairement déplaisante, d’ailleurs. Elle scrutait tous ces nouveaux visages, – même celui d’Alaric qui, lui, avait surtout bu sa honte pour oser paraître à la même table qu’Élodie – et se disait que grâce à eux, il en était enfin terminé de sa solitude. Elle avait un travail, des amis, une nouvelle vie s’offrait à elle, elle n’avait plus qu’à… qu’à… Lucinde hésita et, saisissant son verre : à boire de félicité !

Elle ne le termina pas mais en but une belle gorgée, achevant ainsi d’enflammer ses joues, de troubler sa vue, d’empêcher sa langue de se mouvoir convenablement bref, de dérégler toute sa frêle personne. Dans le brouhaha et sa chaleur embrumée de vapeurs d’alcool, on n’y prit pas forcément garde, à l’exception de Cyrielle qui, soucieuse comme une mère, était prête à intervenir pour conseiller Lucinde de ne pas commander de deuxième verre, et surtout d’Henri qui hésitait entre justement faire venir ce deuxième verre ou bien l’inviter à danser. Car le flûtiau se voyait maintenant accompagné d’une vielle et d’un tambourin incitant quelque jeunesse à rire et à s’ébattre par de maladroits et néanmoins euphorisants pas de danse. Henri attendit un peu, histoire de saisir son courage par poignées et, comme Lucinde venait d’engloutir la dernière gorgée de son verre :

— Viens, allons danser, tu vas voir, c’est amusant.

Pour le coup, la jeune fille recouvra ses esprits. Danser, elle ?

— Mais je n’ai jamais dansé de ma vie !

— Raison de plus pour commencer. Tu vas voir, c’est bossant. Ne caponne pas, j’vais te piloter.

Un peu parti lui aussi, Henri ne s’apercevait qu’il utilisait le même langage qu’avec ses compères de rue. Bossant signifiait amusant, caponner, avoir peur et piloter, diriger. Henri assaisonna sa démonstration de moult conseils, mais il s’agissait de bien estranges conseils. En effet, « prends ma main », « tourne ainsi », « croisons nos gambes » ne nécessitaient pas nécessairement d’effleurer les fesses, de mettre la main sur une hanche ou bien de se presser au point d’appuyer son buste sur les gorgeots de sa partenaire. Mais dans l’état d’ébriété joyeuse où se trouvait Lucinde, elle ne remarquait pas les intentions cachées derrière les gestes courtois d’Henri. Pour elle, c’était simplement une danse, un moment de bonheur partagé avec un compagnon de fête. Ainsi tournoyaient-ils ensemble dans un tableau de joie et de légèreté, ignorant les murmures secrets qui se cachaient sous les notes de musique et les éclats de rire de la taverne.

À la longue, elle finit tout de même par se dire que le terme « piloter » avait perdu son –i au cours de la danse pour laisser place à une autre voyelle. Il y avait bien une certaine inconvenance à danser ainsi, mais d’un autre côté… savoir qu’un joli garçon s’attachait à sa personne, que cette dernière était remarquée, suscitait des contacts qu’elle n’avait jamais eus en dehors de sa maman, elle ne pouvait pas se dire que cela lui déplaisait complètement. Et puis, les pas de danse accélérant la circulation de son verre de vin dans le sang, elle faisait tomber dans son esprit toutes les barrières séparant convenance et inconvenance, allant même jusqu’à se demander si, à la fin du morceau, elle ne tomberait pas dans ses bras pour lui tendre ses lèvres.

Et tandis qu’elle y songeait, le vin, associé aux mouvements suivant le rythme croissant de l’air joué par les musiciens, acheva de lui faire larguer les amarres. Son esprit chavira, partit subitement au large… et heurta brutalement le récif d’un homme deux fois plus large d’épaules qu’elle.

Si elle ne s’y fracassa pas, elle partit dans l’autre sens de manière forte et si inattendue, que ses lunettes se détachèrent de ses oreilles et de son nez pour effectuer en l’air de jolis tournoiements avant de s’écraser quelque part.

D’un coup, le sang sonna la charge contre les particules de vin qui le polluait depuis trop longtemps, et Henri vit une Lucinde totalement dégrisée ouvrir de grands yeux et se jeter à terre à quatre pattes, criant « mes lunettes ! mes lunettes ! » tout en scrutant à travers des paires de gambes qui continuaient de danser. Mais nous l’avons dit, la jeune fille avait la vue tellement courte que sans ses lunettes, tout n’était que grumeau de formes indistinctes. Elle regardait dans tous les sens, affolée, tout en avançant ses mains, prête à se saisir de son précieux bien dès que leur fine structure lui apparaîtrait. Soudain, un cri.

« Devant toi, Lucinde, vite ! »

Henri venait de les apercevoir. Les lunettes étaient effectivement tout près, à portée de bras de Lucinde qui, elle aussi, parvint enfin à les distinguer. Soupirant de soulagement, elle tendit la main…

Pas assez vite.

Puisque, sous ses yeux, elle vit le pied droit d’un certain Armand le poing de fer, lutteur de foire bien connu du marché de Tabarin, elle vit donc ce pied soutenant un poids de deux-cents-soixante livres se poser sur les lunettes, broyer la monture en métal et fendre en mille morceaux les deux verres.

Le hurlement que poussa Lucinde fit croire à Henri que le mastodonte lui avait marché sur la main.

Mais non, après les jolies notes des musiciens, l’homme avait fait entendre à la jeune fille un autre son. Pas le son d’un instrument, non, juste ce que l’on pourrait appeler le son du malheur. Car pour Lucinde, ces lunettes, que ses parents étaient parvenus à lui procurer à coups de longues privations, étaient bien plus que ses yeux.

Elles constituaient son avenir.

À suivre…

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