Correctrice faisant pleurer des larmes de sang au manuscrit dont elle a la charge
Résumé de l’épisode précédent : Après avoir pris dans les archives le Précis Fondamental de Romanian de frère Jérôme, Lucinde se rend à la petite salle attenante pour y effetcuer son premier travail de correction…
Dans la petite pièce où dorénavant Lucinde travaillerait, elle était déjà là. Elle, c’est-à-dire celle qui serait peut-être sa nouvelle amie, Élodie, et dont les gages de vertu avaient été rudement mis en doute par Sylvie. Lucinde se souvint par ailleurs d’un certain éventail orné sur son manche de couples effectuant de savantes gymnastiques, ce qui pouvait effectivement corroborer les dires de la commère. N’importe, une chose ne supportait nulle doutance : l’élégance de la jeune femme et là, Lucinde se félicita doublement de ne pas avoir osé se vêtir de sa nouvelle robe. Plantez de belles plumes chamarrées sur l’épiderme d’une dinde, ce n’est pas pour autant qu’on la prendra pour une faisane. Il faudra d’abord que la personne acquière mille et un ajustements dans sa manière de se coiffer, de se maquiller, de se tenir droite, de se mouvoir pour que l’accordance se fasse. Or, pour le moment, Lucinde préférait jouer l’écolière à l’école d’Élodie qui avait été elle-même à l’école de dame Adèle. Elle saurait bien profiter au fil des septaines de la proximité de cette belle blonde aux cheveux fort bouclés qui était occupée à écrire dans une posture d’élégante nonchalance, la plume tenue par la dextre avec l’auriculaire gracieusement relevé.
À l’entrée de Lucinde, elle leva mollement les yeux en sa direction et laissa choir un bonjour qui, sans être non plus de glace, donna d’emblée l’impression à Lucinde d’être mise à sa juste place en comparaison de l’habituée des lieux. C’était dans l’ordre, mais notre binocleuse avait parfois de ces poussées de courage qui pouvaient accompagner celles de petits boutons rouges propres à son âge et qui apparaissaient de temps à autre sur ses joues. Elle tenta d’attaquer la morgue de la jeune femme en jouant la fille enjouée et volubile, tempérament qui ne lui allait que médiocrement et qui eut pour conséquence ce curieux échange :
— Bonjour. Je me nomme Lucinde.
— …
— Je vais être la correctrice grammatologique.
— …
— Nous allons partager cette petite pièce. Je compte sur votre indulgence si parfois je vous interromps dans votre travail pour vous demander conseil.
— Si cela peut vous faire plaisir (cela dit avec un air traînant assez peu engageant mais Lucinde vit ces quelques mots prononcés comme un encouragement).
— Après tout, j’ai appris que vous veniez de l’école des apprenties Callaïdes, je suppose que vos lumières sont bien plus brillantes que les miennes.
Paroles pas nécessairement heureuses car elles eurent pour effet de retrousser la lèvre supérieure d’Élodie et de laisser apparaître une expression de franc ennui teinté de dédain. Lucinde le comprit et essaya de rattraper sa bourde :
— Mais pardonnez-moi, je m’aperçois que vous êtes en train de travailler, je vous dérange, nous aurons bien le temps de faire connaissance au fil des journées.
En réalité, le « travail » d’Élodie consistait à « faire ses lettres » comme elle disait, c’est-à-dire distribuer les bons et les mauvais points à ses admirateurs, de leur donner espoir pour mieux, le jour suivant, leur lacérer le cœur. Elle était en train de répondre à une lettre d’un de ses six soupirants officiels ou officieux, rougissant son feuillet d’abominables traits faits pour donner envie à celui qui le recevrait de choisir entre trois voies : se jeter en haut d’un pont, se poignarder le cœur ou s’aplatir aux pieds de la cruelle pour être à jamais son esclave. Nous écrivons « rougissant » car Élodie avait choisi de tremper la plume dans son encrier rouge, sans doute celui dont elle usait pour faire ses corrections. C’est bien simple, on avait l’impression que le feuillet était lacéré de blessures, ou bien qu’il pleurait des larmes de sang. En tout cas, que cette occupation fût perçue comme un travail de la part de Lucinde la fit sourire, sans aller toutefois jusqu’à lui adresser la parole. Ce que voyant, Lucinde n’insista pas et s’installa à sa table pour passer le peigne au manuscrit de Cyrielle.
Comme elle s’y attendait, il n’y avait guère de corrections à faire. Tout au plus quelques légers oublis qui, dans l’état où se trouvaient les règles d’alors concernant l’orthographie, pouvaient ne pas être corrigés. Soucieuse de bien faire, Lucinde les annota tout de même et alla même jusqu’à ouvrir le gros livre rouge pour quelques vérifications.
Son premier travail de correction achevé, elle allait se lever pour voir aux archives s’il ne s’y trouvait pas quelque récit qu’elle pourrait commencer à lire en attendant d’autres manuscrits lorsque la porte s’ouvrit et qu’un rédacteur entra. C’était cet Alaric qui lui avait fait mauvais visage et qui passa devant elle, sans un regard, pour apporter quelques feuillets à Élodie. Si son visage lui parut toujours bien déplaisant, elle y décela aussi un je ne sais quoi de péteux qui l’incita à observer discrètement sur sa droite la scène qui allait se jouer.
Car si le visage d’Alaric semblait être fait pour exprimer la morgue, celui d’Élodie excellait dans le dédain le plus impertinent, le plus insultant, le plus outrageant, le tout accompagné d’une jolie tête à mornifles comme la donzelle était capable d’en arborer – défaut qui avait d’ailleurs fini par élimer la patience des bonnes maîtresses de l’école de dame Adèle et qui lui avait justement valu quelques mornifles et quelques séjours au cachot (terrible endroit dans lequel on permettait tout de même aux châtiées d’apporter leur poupée et d’avoir droit à un thé accompagnant leurs repas). Sa lèvre supérieure se retroussa cette fois-ci en un souris pour découvrir aussi bien des incisives que deux canines carnassières se repaissant d’emblée du sang qui allait couler. Cela fit froid à Lucinde, mais encore plus froides furent les paroles prononcées par la jeune armide :
— Eh bien ! Qu’est ceci ? Encore un brouillon de brouillon de brouillon, encore une charpente toute effondrée qu’il va me falloir relever ! fit-elle en jetant un regard moqueur sur les feuillets qu’Alaric lui tendait, mais qu’elle ne daigna pas prendre.
— Ah ! Tais-toi, je n’y peux rien si le style m’échappe encore.
— Mais non, il ne t’échappe pas, car cela signifierait que tel un chasseur tu t’en es approché et que tu as été sur le point de t’en saisir. Or, le style t’a en fait abandonné, il a fait sa malle depuis bien longtemps pour entreprendre un voyage autour des huit royaumes.
— Élodie… ne parle pas si fort…
De fait, elle semblait prendre un plaisir évident à parler de manière à être entendue de Lucinde.
— Mais ne t’inquiète pas, Antoine sachant bien à quel terrible travail je dois m’atteler en déchiffrant tes feuillets a décidé d’engager Lucinde pour me prêter main forte. Grâce à nous, ton style va ressusciter de parmi les morts, un phénix qui va bientôt irradier les pages de la gazette !
— Élodie…
— Attends, je n’ai pas fini. Tes mots jadis embourbés dans la médiocrité, resplendiront désormais telles des étoiles dans la nuit noire de l’ignorance…
— S’il te…
— Ou plutôt, comme un jardinier qui désherbe les mauvaises herbes, je dégagerai le chemin pour que tes idées fleurissent comme de magnifiques roses dans le parterre du style…
— Tu…
— Tes mots, jadis perdus dans les ténèbres de l’ineptie, brilleront désormais telles des lucioles égarées dans la forêt des mots, éclairant le chemin vers les Belles Lettres. Grâce à moi, ton style émergera des profondeurs de la banalité tel un poisson aveugle qui découvre soudain la lumière du jour. Avec mes corrections, ton style s’éveillera tel un amant passionné, caressant chaque mot avec tendresse et éveillant les sens des lecteurs, leur susurrant dans le creux de l’oreille une promesse de plaisir littéraire. Cela dit, concernant cette dernière comparaison, je ne saurai que trop te conseiller de ne pas trop espérer, eu égard à une certaine lettre reçue il y a deux jours et dont je n’ai toujours pas compris le moindre mot. Le style, messire Alaric, le style, il n’y a que cela de vrai. Travaillez, travaillez, nous pourvoirons alors, peut-être, à une réponse. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai un taudis à charpenter.
Et d’arracher les feuillets des mains d’Alaric et de faire mine de se plonger dans le travail, sans le moindre espoir pour le jeune homme de reprendre, ou plutôt d’entamer une conversation et non un monologue. Il tourna donc les talons et quitta la pièce sous le regard éberlué de Lucinde, finalement assez heurtée par le ton d’Élodie.
Celle-ci s’en aperçut et estima enfin utile de condescendre à lui parler.
— Ne soyez pas étonnée par mes propos. Il faut vous dire une chose, Alaric, noble par son père, a la possibilité de se rendre au Château. C’est donc lui qui s’occupe des chroniques sur la vie à la cour et comme il est de naturel vaniteux, cette tâche le rend souvent impossible – bien plus que je ne viens de l’être, croyez-moi. Mais ce qui est drôle, c’est que Monsieur a beau fréquenter les hauteurs de la société, son écriture végète dans les bas-fonds du style et – vous vous en apercevrez – de l’orthographie. À cela s’ajoute le fait qu’il prétend avoir une liaison avec une dame du Château mais que cela ne l’a pas empêché dernièrement de se décider à m’écrire une certaine lettre. En pure perte croyez-le bien car j’ai d’autres prétendants bien moins fats qu’un Alaric qui a l’outrecuidance de croire qu’évoquer une possible liaison avec un fantôme va m’empresser d’accepter ses avances.
Cela relativisait en effet la fâcheuse impression qu’Élodie venait de donner à Lucinde. Cette dernière voyait surtout une personnalité bien trempée et peut-être pas si terrible envers les personnes de son sexe. En tout cas la jeune fille, qui avait soif de se faire une amie, apprécia la tirade – qui avait pris soin de n’utiliser que le vouvoiement mais ce n’était qu’un début…
— Je comprends… Je me disais aussi qu’il y avait en lui un je ne sais quoi d’outrecuidant.
— Un je ne sais quoi ? Juste cela ? Vous êtes bien aimable ! Mais il est vrai que vous ne le connaissez que d’aujourd’hui.
— Rien de tel en revanche concernant madame Cyrielle je suppose. Quelle agréable personne !
— Oh ! Vous verrez, il n’y a pas qu’elle. Méfiez-vous cependant de Sylvie, ne lui confiez pas trop vos secrets.
— Oui, je l’ai encontrée, elle m’a expliqué la nature de son travail, je m’en garderai au nécessaire d’amabilités.
— Et vous ferez bien. En vérité, elle est insupportable.
— Mais j’y songe… si je puis me permettre, vous qui venez de l’école de dame Adèle, pourquoi avez-vous consenti à accepter ce travail ?
Un nuage passa sur le front d’Élodie. C’était là délicate question. Cependant elle répondit.
— Tout simplement pour deux raisons : d’abord par désœuvrement, ensuite par amitié envers dame Odile et dame Isolde, celle à qui appartient la gazette.
La vérité était plus prosaïque. Le désœuvrement affiché se trouvait en réalité fort bien des quelques écus pour sa subsistance, la rente minuscule envoyée chaque mois par ses bons bourgeois de parents – déçus par l’échec de leur fille à l’école de dame Adèle mais aussi par autre chose – ne suffisant pas pour payer toutes les luxueuses dépenses que commettait Élodie.
— Je comprends. Et l’école des Callaïdes ? Je suppose que vous aviez atteint l’âge de la limite ?
Et un deuxième nuage, un peu plus chargé celui-là, passa sur le front d’Élodie qui, après avoir tant consenti à parler, s’apercevait qu’il eût été ridicule de se taire subitement.
— Je… j’ai quitté l’école l’année dernière, lors de mes dix-neuf ans. Il ne me restait plus qu’une année à attendre, à espérer que l’actuelle Callaïde blonde se retire de sa charge. Croyez bien que j’eusse pu avoir mes chances car j’ai une jolie voix pour tragédier et, vous l’avez vu tantôt avec ce pauvre Alaric, mon visage peut avoir de belles expressions toutes de cruauté. Mais j’en ai eu assez et, voyant que la Callaïde n’était pas disposée à partir, j’ai préféré occuper différemment ma vie.
Élodie omettait de préciser que sa jolie voix avait de plus en pleine de peine à se mesurer aux multiples talents d’autres élèves…
— Je ne sais si j’ai eu raison de le faire, mais je me porte bien ainsi. En tout cas, si dame Anna venait à quitter sa charge, je crois savoir qui lui succédera. Il est dans l’école une jeune fille de deux ans ma cadette qui a toutes les qualités pour être la prochaine.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûre ! Mais laissons cela, voici du travail qui vient à nous (Ambroise et Bastien venaient d’entrer pour remettre des feuillets.) Tenez, débroussaillez-moi d’abord l’incurie orthographique d’Alaric, je vous prie. Ah ! Sachez-le, les messieurs chargés de composer le texte avant l’impression ont demandé de faire les rectifications orthographiques avec de l’encre rouge tandis que celles concernant le style seront en noir. Ne vous étonnez donc pas de votre encrier à votre table.
De fait, en y plongeant sa plume par curiosité, elle la retira enduite d’une encre sanglante. Décidément, si l’on songeait à la couleur de la reliure du Précis de frère Jérôme, il fallait croire que l’heure était venue de partir en guerre contre tous les laisser-aller orthographiques qui avaient été perpétrés depuis tant de siècles.
Lucinde comprit très vite que tous les rédacteurs n’étaient pas comme Cyrielle qui maîtrisait déjà assez bien les nouvelles bases de l’orthographie moderne. Elle aurait du travail, ça oui ! et même doublement, voire triplement à en juger la prose d’Alaric truffée de chardons, d’orties voire d’amanites. Encouragée par l’attitude d’Élodie, elle le prit d’ailleurs en antipathie et se promit bien de faire l’impertinente la prochaine fois qu’elle le verrait.
— Alors ? Que t’en dit ? La prose du sieur Alaric est-elle assez agréable à lire ? lui demanda malicieusement Élodie. Décrotte bien les cailloux avant que je ne les polisse.
Lucinde sourit, autant pour la saillie que pour ces premiers tutoiements.
À suivre…