Résumé de l’épisode précédent : Après avoir fait la connaissance de Sylvie, redoutable commère s’occupant du courrier des lecteurs, Lucinde s’en va à son deuxième étage pour travailler, non sans s’arrêter au passage à la salle de rédaction pour se présenter aux gazetiers…
Cependant un discret bavardage filtrant à travers la porte parvint à ses oreilles, bavardage qui émanait de voix a priori posées, bien moins irritantes que celle de Sylvie. Elle secoua donc sa jolie tête pour la secouer des multiples pâtes qui lui embrumaient l’esprit, toqua poliment à la porte et, entendant un entrez ! l’ouvrit.
Elle l’ouvrit et eut immédiatement envie de la refermer. Car à quelques pas devant elle, en train de discuter avec un rédacteur à la mine hautaine, elle vit frère Jérôme qui, en l’apercevant lui aussi, n’eut plus la moindre envie de poursuivre sa discussion. Il n’alla pas jusqu’à quitter la pièce en se bouchant le nez, mais sa face arbora un mélange de courroux, de mépris, de consternation et de mille et une autres nuances très blessantes pour l’amour-propre de la jeune femme qui, maintenant qu’elle était engagée, se disait qu’elle n’avait plus à subir ce genre de faciès malaimable. Elle s’efforça donc d’arborer une moue chargée de dédain mais au même moment, le moine quitta son interlocuteur pour se diriger vers la sortie, c’est-à-dire en direction de Lucinde. Or, si faire l’impertinente avec Jérôme posté à cinq pas était une chose, continuer de l’être avec le terrible moine à portée de bras était une autre. Aussi l’impertinente moue se fana-t-elle en un clin d’œil et Lucinde fut-elle sur le point de bredouiller un piteux pardon ! pardon ! pour son audace. Cela n’advint pas cependant, Jérôme atteignit la porte sans lui adresser le moindre regard, laissant juste gronder en lui un grommellement qui donna l’impression à Lucinde que la poitrine de cet homme était une vaste caverne dans laquelle ronflait quelque troll dangereux. Au passage, il fit sentir à Lucinde des effluves viriles et musquées de son épiderme. Elles aussi incitaient à la prudence, rien à voir avec le délicat parfum de dame Odile, certes.
Cependant le gros nuage sombre était passé et Lucinde, qui avait honteusement baissé la tête, put la relever pour constater qu’une paire d’yeux bien plus souriante l’observait. C’était le moment, le moment de se présenter, de commencer à nouer de nouveaux liens d’amitié, en plus de ceux déjà contractés avec Henri, Gustave et André le dessinateur qu’elle aperçut à sa table, plongé dans l’élaboration d’un beau dessin.
— Bon… bonjour, je me nomme Lucinde Jennequin et je… je suis…
— Vous êtes notre nouvelle correctrice. Enchantée Lucinde, je suis Cyrielle, lui répondit la propriétaire du regard aimable, une femme brune dans la trentaine qui alla jusqu’à se lever pour venir poliment à sa rencontre.
Une femme… en la voyant faire, Lucinde songea à la ténue différence phonétique entre femme et dame. À un son près, les deux mots se prononçaient de la même manière. Mais par cette simple consonne, c’était tout un monde de différences. Cette Cyrielle était bien une femme, et pas forcément des plus jolies. En la voyant on se disait que la fée chargée de disposer les traits des nourrissons s’était contentée de peu. « Bon, allez, ça ira bien comme ça, avec ce que je lui donne elle aura largement les moyens de s’en sortir dans la vie » avaient dû être les mots prononcés par la fée avant de ranger sa baguette. A priori une femme brune parmi tant d’autres, que l’on voit et que l’on oublie aussitôt. A priori. Car malgré la modestie de ses traits et de sa mise, rien qu’en se levant et en prononçant ses quelques mots, Cyrielle sut y mettre une grâce naturelle qui faisait aussitôt de cette femme une dame.
Un qui n’en perdit pas une miette était André qui, détectant justement une émanation de grâce à babord, suspendit son crayon pour observer de dos les mouvements de la dame, probablement sa dame puisque Lucinde se rappela un commentaire d’Henri au sujet d’André qui avait un intérêt tout particulier à venir travailler en avance afin de retrouver plus tôt une certaine personne.
En tout cas, après ses retrouvailles avec Jérôme, Lucinde eut de nouveau honte. Honte de s’être acheté cette onéreuse robe au Bas Galant puisqu’à en juger Cyrielle, il ne suffisait pas de porter une telle mise pour avoir du goût. Celle de la rédactrice était bien plus modeste, mais là aussi, la modestie était gentelette, tout simplement.
Et il n’en alla pas autrement du geste qu’elle fit pour prendre les mains de Lucinde dans les siennes, geste d’amitié qui eût pu paraitre un brin ridicule chez une autre, mais qu’elle effectua avec une simplicité allant droit au cœur de Lucinde qui, au passage, apprécia la tiédeur réconfortante de ces mains. En revanche, elle apprécia moins la tiédeur de l’accueil d’autres rédacteurs. Une certaine Diane, spécialisée dans les articles de mode et de beauté, fut bien aimable envers elle et André lui adressa un signe complice, mais pour ce qui était des autres, elle fut déçue. Il faut dire aussi que tout à leur travail, pressés de rédiger des articles pour un nouveau numéro de la glorieuse Gazette du Royaume, ils n’avaient guère de temps à perdre en amabilités avec une inconnue qu’ils auraient bien l’occasion de connaître plus tard. Quand à Lucinde, sa nature timide faisait qu’elle était tellement préoccupée à faire bonne impression, à trouver une contenance, qu’elle écouta à peine les explications de Cyrielle concernant la spécialité de chaque rédacteur ou rédactrice qu’elle lui présentait. Elle entendait des noms (Alaric, Ambroise, Agnès, Bastien…) et des attributions (sujets mystérieux, potins, événements royaux, annonces et décrets royaux…) mais fut incapable, quand elle sortit de la salle de rédaction, de les associer mentalement aux visages rencontrés. Ah si ! Il y en avait quand même un, cet Alaric qui était celui qui s’occupait des événements au Château. Elle avait entendu Cyrielle lui expliquer que Monsieur y avait ses entrées, ce qui expliquait sans doute ses beaux vêtements et surtout cet air morgueux qu’il avait daigné lui arborer, estimant sans doute que cette insignifiante petite provinciale à lunettes ne valait guère que l’on s’y attardât. Elle le détesta d’emblée, même si elle ne tarderait pas à comprendre bientôt l’origine de son dédain…
En attendant, il fallait travailler. Cyrielle en avait profité pour lui remettre les premiers feuillets d’un conte populaire qu’elle développait à sa manière. Tout en montant l’escalier qui menait au deuxième étage, un coup d’œil sur la belle écriture vierge d’impuretés orthographiques lui fit comprendre que son travail de correction ne serait guère éreintant avec Cyrielle.
Pas si grave, songea-t-elle, alors que la porte des archives l’accueillait en haut de l’escalier. Avant de se rendre à sa modeste tâche, elle alla y jeter un coup d’œil et de nouveau le charme opéra. Mêmes étagères emplies de vieux livres, même odeur de papier, de poussière et de reliures patinées par le temps, même lumière tamisée que deux fenêtres laissaient passer afin de permettre à l’aventureux ou l’aventureuse des lettres de se lover dans des pages inconnues sans trop s’abîmer les yeux.
L’impression fut à la fois si douce et si vive que peu s’en fallut que Lucinde laissât ses feuillets sans un coin pour s’offrir une bonne séance de lecture. Cela dit, en fonction de son avancement dans son travail, de son efficacité, elle se promettait bien de se réserver de temps à autre ce petit plaisir plus tard…
Elle allait sortir quand elle eut conscience que quelqu’un ou quelque chose l’épiait. Quelque chose de déplaisant, un peu comme lorsque l’on entre dans une pièce chez soi et que l’on se sent mal à l’aise parce que les yeux ou l’esprit ont fugitivement détecté une forme qui n’a pas eu le temps de bien s’imprimer jusqu’aux membranes du cerveau. Les minutes passent et à un moment, ô surprise ! on s’aperçoit que la forme en question revêt l’apparence d’une hideuse araignée poilue ou d’un gros rat crevé.
Point de rat crevé pour Lucinde mais un objet tout aussi déplaisant puisqu’en tournant la tête, elle tomba sur une gosse reliure rouge sang qu’elle connaissait par cœur : il s’agissait du Précis Fondamental de Romanian de frère Jérôme.
L’image du rugueux érudit la toisant avec mépris lui revint à l’esprit et l’eschauffa même un peu. Il faut croire que les quelques septaines passées dans un quartier populaire de la Capitale avaient déjà déteint sur la jeune femme car elle ne put s’empêcher de déplier son alliançaire afin de le tenir bien droit. Oui, la pure Lucinde se laissait aller à esquisser son tout premier alliançaire d’honneur ! Elle n’alla cependant pas jusqu’à le brandir face à l’ouvrage, se contentant de le diriger en direction du sol, la vulgarité ayant toujours été chez elle entourée de hauts remparts pour l’empêcher de proliférer.
Pour elle, il était clair qu’après l’attitude franchement inconvenante du moine, il était hors de question de leur témoigner dorénavant le moindre respect, à lui et à son maudit précis !
Elle replia donc son alliançaire (tout de même un peu rougissante du grossier geste qu’elle avait commis) et sortit en fermant soigneusement la porte… porte qui se rouvrit quelques secondes plus tard pour laisser passer une Lucinde prise non pas de remords mais d’angoisse à l’idée d’être renvoyée après quelques journées à cause d’un travail pas assez rigoureux. Oui, à la réflexion, elle pouvait bien encore s’appuyer un peu sur le Précis afin de parfaire ses habitudes de correction.
À suivre…