Premier épisode : Dame Isolde
Résumé de l’épisode précédent : Après avoir été fort malmenée (pour ne pas dire humiliée) par l’impitoyable diatribe de frère Jérôme sur son travail, la jeune Lucinde Jennequin, postulante correctrice à La Gazette du Royaume, assiste à une improbable péroraison de dame Odile sur les bienfaits de l’orthographie féminine, péroraison accompagnée de poses lascives plus ou moins voulues afin d’achever de percer l’armure du terrible moine. Moine qui d’ailleurs ne cherche plus trop à lutter, se remembrant d’une certaine missive reçue la veille…
Son premier mouvement avait été de lire avec une gueule sarcastique. Ah ! C’était bien l’époque que cela ! Les bonnes femmes avaient découvert la préciosité calligraphique, histoire de bien montrer qu’elles asseyaient pas mal leur gros derrière sur les beaux et robustes caractères gothiques. Des courbes partout à vous lever le cœur ! À la fin de la lecture, il maugréa et, comme pris de fatigue, d’un mal de crâne du fait de toutes ces guirlandes insupportables, alla s’allonger sur son grabat… pour lire le mot une seconde fois, cette fois-ci plus à son aise. Il ne put d’ailleurs s’empêcher de humer le papier que les dames avaient l’habitude de sentoriser avec leur parfum personnel. Du moins pour les missives destinées à leurs galants tandis que là… snf ! snf ! stupeur ! lui aussi fleurait bon ! Cela voulait-il dire que ?… Tout à coup, les fioritures calligraphiques lui parurent moins niaiseuses et superfétatoires. Une en particulier attira son attention : celle accompagnant le z de « avez ». C’était la seule lettre à esquisser un cœur, la seule à être associée à un mot qui le concernait, lui. Vous avez ♡. Se pouvait-il donc que la belle dame Odile, une des plus belles maîtresses de l’école de dame Adèle (il est vrai aussi que de laides, il n’y en avait mie dans cette diable d’école), cherchât à l’affriander ? C’était bien drôle ! Elle était pourtant bien irritante… mais aussi – il ne pouvait le nier – bien charmante.
Et là, nous nous permettons de jeter le voile sur ce que fit frère Jérôme alors qu’il entamait une troisième lecture – lecture qu’il n’acheva point, en tout cas pas autrement qu’en poussant un brutal halètement. Si le moine ombrageux était tout pétri de caractères gothiques, il n’était pas non plus tout de bois, oh que non ! Oui, jetons le voile sur ce qu’il fit mais non sur ce qu’il vit, ou plutôt imagina.
Il se voyait de vingt ans non, trente ans plus jeune, à l’époque où il était un jeune moine plus accort que maintenant, avec guère de poils aux joues mais qui avait le pouvoir d’attirer les yeux des dames d’une manière bien particulière lorsqu’il faisait ses premières messes. Cela avait bien changé, les expressions qu’ils suscitait dorénavant exprimant davantage la crainte qu’un tendre intérêt. En tout cas il se voyait plus jeune donc. Et que faisait-il ? Il discutait tranquillement avec dame Odile. Dans quel lieu ? Dans son monastère, dans le réfectoire où alentour buvaient d’autres moines d’excellent verres de Préciosus, ce vin doré et sucré qui faisait rapidement tourner la tête (car dans certains monastères, on ne se refuse rien). Lieu assez peu discret pour entamer une discussion galante avec une dame telle que dame Odile mais lieu plaisant dans lequel la lettrée se trouvait fort à son aise de la bonne humeur qu’il y régnait. C’est que les moines se pourléchaient bien les babines à boire leur Préciosus. Et même doublement car devant eux l’armide avait cru bon de venir avec une robe bien indécente, avec décollade et force enrobage de tissu diaphane faisant apparaître la chair. Et pas gênée le moins du monde, Odile s’amusait, écoutait ironiquement Jérôme, un livre de grammaire dans les mains, en train d’expliquer de nouvelles règles capitales qu’il avait inventées. Et elle souriait, et elle levait les yeux aux ciel, et elle allait même jusqu’à relever sa robe au-dessus des genoux pour faire mine d’inspecter ses gambes, provoquant par la même occasion force hésitations dans la voix de Jérôme. Il lui était subitement bien dur de lire ses caractères gothiques dans son livre et, en modifiant un peu l’organisation des premiers mots de cette phrase, on pouvait ajouter aussi qu’il était bien dur, tout court ! Hé ! le moyen de ne pas l’être avec qui prenait un malin plaisir à prendre des poses pour accentuer sa décollade, et à effleurer de son pied (qu’elle avait nu) sa propre gambe ? D’ailleurs, une de ses visions la montra à un moment assise sur la table, surélevée face à lui qui se tenait posté au sol un genou à terre, presque suppliant, lever subitement ce même pied pour le poser sans façon sur son livre ouvert, la finesse de l’appendice et les déliés des orteils faisant subitement concurrence aux caractères gothiques !
— Voyons, Jérôme, cessez donc de lire ces règles ennuyeuses. Ce que je vous mets sous les yeux n’est-il pas plus intéressant ? Et ne suis-je pas moi-même le plus délicieux des ouvrages ? N’aimeriez-vous pas m’ouvrir pour déceler les mystères que je cache en moi ?
De fait, en relevant les yeux pour se délecter des délicates chevilles, du galbe soyeux des mollets, de ces cuisses à peine recouvertes d’un voile, enfin de cette taille bien moulée et de cette gorge qui semblait à tout moment près de déborder d’une décollade qu’un amigaut lacé maladroitement avait du mal à contenir, Odile donnait effectivement des envies de lecture d’un autre type.
— N’y a-t-il point ici un lieu pour vous inculquer quelques règles relatives à l’orthographie féminine ? fit-elle en ôtant le pied du livre.
Jérôme vit à regret s’éloigner les cinq petits orteils mignards, peu s’en fallut qu’il les retînt pour les baiser l’un après l’autre.
— Ou… oui. Nous pouvons nous rendre dans ma ch… chambre, proposa à grand’peine le moine.
Lors Odile se leva et, lui tendant sa main :
— Alors menez-y moins, j’ai assez entendu de vos billevesées grammatologiques, laissez-moi vous enseigner ma matière.
Sa matière ! Mais laquelle ? Alors qu’il la suivait dans un corridor, lui tenant toujours la main et observant tout à loisir un certain déhanché, il se dit que la matière ne serait pas celle qu’elle enseignait à ses apprenties Callaïdes.
Nous ne détaillerons pas trop ce qu’il se passa dans la modeste chambre du moine. Disons juste qu’Odile lui dispensa un beau cours d’orthographie féminine dont il n’eut pas à se plaindre, certes non ! C’était une belle science qui demandait à la plume grâce, vélocité et imagination. Jérôme fut bien maladroit au début mais, gentiment guidé par la main et les indications de sa maîtresse, sa plume sut très vite s’accommoder du beau parchemin qu’on lui proposait afin d’accomplir un joli travail. Tellement joli d’ailleurs qu’Odile rougit de contentement devant l’application digne d’éloge de son nouvel élève. L’encrier vidé, il fallut le remplacer et Jérôme, décidément élève studieux, retourna vaillamment à son parchemin.
Ce fut à cet instant qu’il se réveilla.
Et le lecteur comprendra maintenant pourquoi il ne chercha guère à protester quand Odile y alla de son chapelet sur les mérites de l’orthographie féminine. À l’entente des susurrements (qui avaient eux aussi des déliés) de dame Odile, et à la vue de ses seins, pardon, de ses seings, il ne chercha pas à s’encolérer, préférant figer sa gueule avec un sourire de biais tout de goguenardise.
— Et donc ? demanda Faumiel d’une voix étranglée de puceau. Que décidons-nous ? Ce qu’a détaillé frère Jérôme ne m’incite pas à…
— Voyons, Jérôme, vous avez vu comme moi qu’en dehors des és et des ez, les accords et les nouvelles terminaisons verbales que vous avez prescrites étaient respectés.
— Certes.
— Il est impossible que le déparement orthographique soit total. C’est un processus qui prendra du temps, vous le savez bien. Vous-même vous ne le verrez probablement pas de votre vivant. Le dénudage va demander patience… et application.
Jérôme eut du mal à déglutir. C’était toujours la même chose lorsque dame Odile décidait de lui ficher dans les yeux deux charbons ardents qui eussent fait rôtir jusqu’aux poils de cul de Lucifer !
— On ne peut demander à un peuple, à des écoliers, d’appliquer d’emblée un interminable chapelets de règles, poursuivit-elle. Le travail de mademoiselle m’a paru un appréciable compromis entre orthographie masculine et orthographie féminine. En vérité, tout le monde y trouvera son compte.
— Frère Jérôme, êtes-vous d’accord ? demanda Faumiel, subitement pressé de regagner sa pièce secrétaire dans laquelle la température était moins chaudaine.
Le moine soupira un peu grossièrement, mais rien que pour la forme, pour montrer que tout cela lui coûtait, pour le plaisir aussi de voir tressaillir une dernière fois l’insignifiante correctrice.
— Hé ! Le moyen de dire non à dame Odile ? Vous pouvez l’engager mais il ne faudra pas lacrimer si jamais vous recevez des lettres de désabonnement pour cause de déplorable orthographie dans la gazette.
Odile sourit. Moins de la boutade de frère Jérôme que d’avoir fait une nouvelle fois céder un mâle à sa volonté. Elle ne le gratifia pas moins d’une délicieuse œillade de merciement qui allait probablement lui faire imaginer le soir même un autre rêve calligraphique.
Quant à Lucinde… Ah ! Lucinde ! Elle n’en croyait pas ses oreilles. Après avoir été soumise à la question par l’horrible moine, elle avait été secourue par cette dame belle et généreuse, cette maîtresse de beau langage à l’école des apprenties Callaïdes ! Elle se retenait beaucoup de ne pas faire comme ses élèves quand elles peinaient à surmonter les terribles conditions de vie dans l’école de dame Adèle et qu’elles se plongeaient dans le doux buste de la bonne dame Odile. Si elle parvint se retenir, elle ne se contint pas en revanche pour exprimer sa gratitude :
— Oh ! Merci ! Merci ! fit-elle uniquement à l’adresse de dame Odile. Je suis si heureuse !
— Vous écrivez suis avec un u ou un v ? demanda brutalement frère Jérôme en se levant pour partir, estimant que la mascarade n’avait que trop duré.
— Un u ! Un u ! répondit aussitôt Lucinde, provoquant un adorable rire chez Odile.
Jérôme haussa les épaules, grommelant un amas de mots méconnaissables (encore que l’on crut entendre le terme peu aimable désignant un certain volatile de basse-cour peu réputé pour son intelligence) avant de quitter la pièce sans dire au revoir (en vérité, il comptait se poster au pied du bâtiment afin de demander, plus à son aise, certaines choses à dame Odile).
— Bien ! C’est donc dit, fit Faumiel, vous êtes engagée. Maintenant, vous m’excuserez, mais j’ai un numéro à préparer.
Et il se leva pour quitter la pièce !
— M… mais je ne puis donc rester pour travailler ? Ai-je un secrétaire où corriger ? Puis-je commencer maintenant ? Et nous n’avons pas parlé de mes gages…
À suivre…