Judith Boyer

Judith Boyer dans sa vingtaine

Claquart, c’était depuis toujours un quartier de maisons à l’agonie. Elles avaient toutes leur maladie. Borgne, aveugle, souffreteuse, clopineuse, ayant la chaude-pisse, c’était une collection de tares qui pouvait s’apercevoir dès l’extérieur : peinture plus que défraîchie, bois en putréfaction, gouttière pendant lamentablement et s’apprêtant à tomber sur le chef d’un passant, volets aux charnières incomplètes, pierres tombant en morceau comme du sucre imbibé d’eau, taches d’humidité fleurant bon la pourriture et plein d’autres maladies encore.

C’est dans ce beau quartier que vit notre armide du jour, preuve que de belles fleurs, avec de la volonté, parviennent toujours à éclore, même entourées de pissenlits, de chardons et de mauvenure.

Pour la contempler, il faut tout de même s’armer de courage et pénétrer dans Claquart (de jour, de préférence), ne pas s’y perdre et faire de mauvaises rencontres (évitez les beaux habits et les signes ostensibles de richesse, même minimes). Alors, avec un peu de chance, vos pas vous feront découvrir une rue bien modeste nommée « rue de l’eschaufferie. » Difficile de trouver meilleur nom puisque l’on y trouve deux tavernes dans lesquelles les esprits ont tendance à s’échauffer vivement. Un coup d’œil sur l’enseigne de la première :

Un homme, visiblement un bourgeois, en train de se faire poignarder par un gueux utilisant sa main libre pour l’enfouir dans la poche du pantalon du bourgeois et y subtiliser quelque richesse.

Ainsi le passant est-il accueilli par la taverne du Ribochard percé, un des plus anciens débits de boissons de la ville.

Et à l’intérieur ? Comment y est-on accueilli ?

Par cette dame :

Enfin, au comptoir, occupée à essuyer mollement quelques chopes, une femme. Assez grande, plutôt sèche de corps et de visage. Mais non sans un certain charme qui avait été cependant sérieusement raboté au fil des ans, peut-être au fil des lustres. Elle devait avoir la quarantaine finissante, encore que les quelques rides la vieillissaient peut-être prématurément. Les cheveux châtains étaient attachés en un chignon qui n’était là que pour retenir le plus gros, laissant couler une multitude de chevins. Sur le front, les cheveux bifurquaient à droite et à gauche pour prendre la direction des oreilles mais là aussi, ils n’étaient pas tous retenus et un certain nombre tombaient sur les tempes pour donner involontairement un effet de négligé qui allait bien à la tavernière.

Négligé et non malpropreté. Le quartier, la rue, l’enseigner pouvaient laisser craindre quelque turne empuaillante avec un tavernier ou une tavernière à l’aune de son débit. Mais en fait non : morne, fatiguée, un rien négligée, la tavernière l’était. Mais elle n’avait pas perdu toute dignité. La peau était propre et avait même été lavée d’une eau légèrement parfumée. Par contre aucun fard sur le visage. Pour avoir un peu de couleur, il fallait se contenter d’un chandail gris rayé de vert clair. Elle faisait penser à une vieille fleur emprisonnée dans une serre de laquelle ne filtrait aucune lumière car la taverne ne disposait que de deux fenestres donnant à voir la façade située à cinq pas de l’autre côté de la rue.

Ainsi est Judith Boyer, ombrageuse et mélancolieuse patronne de la taverne du Ribochard percé. L’amabilité n’est pas son fort , mais il est vrai que servir à longueur de journée des soiffards de Claquart, ça vous forge une âme peu encline à parler gaiement de littérature comme une certaine Charis de Verley. Ajoutons à cela une langue qui fouette et un regard qui conchie, et vous devinerez que dans cette taverne, la mâle clientèle a tendance à filer doux. On s’en accommode du reste bien volontiers, dame Judith a de si beaux yeux ! Tellement beaux d’ailleurs que certains clients parmi les plus téméraires se sont risqués à lui faire un brin de cour. Ainsi “le Professeur”, une des plus éminentes figures locales, surnommé ainsi à cause de sa grande science d’un divertissement demandant puissance et stratégie et que Judith permet de temps à autre dans sa taverne. Malheureusement pour lui, “le Prof” n’a pour l’instant glané que yeux levés au ciel, moue méprisante et même mornifles dans la gueule (ce qui le fait beaucoup rire et a même tendance à lui faire garder espoir, y voyant là une marque de considération camouflée).

Mais peut-il y avoir de la place pour un homme dans le cœur de Judith ? C’est qu’un secret semble ronger ce dernier, secret qui doit être à chercher du côté d’une liaison avec un membre de la sergenterie de la Capitale, homme fait pour se corder avec le caractère un rien rogue de l’armide mais qui, après quelques années de mariage, semble avoir commis une terrible bévue — pour le moment tenue cachée dans le récit. Peut-être sera-t-elle révélée plus tard. En attendant, le brave sergent, flanqué d’un apprenti rencontré dans le Livre II, va avoir fort à faire pour tenter de dompter une acrimonie et un mépris qui lui donnent l’impression d’avoir moins d’importance que le plus insignifiant des soiffards du Ribochard percé. Cela dit, grâce à une enquête policière dans les sordides quartiers de la ville (oui, dans Les Callaïdes, il y a aussi du polar de haute volée), il aura l’occasion de redorer un blason considérablement décrépi, à l’image en vérité des enseignes vermoulues que l’on peut observer devant les échoppes de Claquart…

Gaspard Auclair

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